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Stans inter mortuos ac viventes, pro populo de

precatus est, et plaga cessavit.

NUM., XVI, 48.

Quelques personnes ayant lu dans un petit écrit que je venais de publier: « La vérité du droit manifestée par l'or»ganisation sociale, voilà le dernier mot des révolutions, » me pressaient depuis longtemps de développer cette thèse. L'homme de notre époque, peut-être, qui a agité le plus d'idées, M. E. de Girardin, m'écrivait : « Nous sommes » trois ou quatre qui cherchons la vérité sans jamais nous » lasser, sans jamais nous décourager; pourquoi ne di» riez-vous pas à votre pays ce que vous en savez? Ce se>> rait le servir et lui être utile. » Ces encouragements réitérés, et la conviction profonde où je suis que la vérité seule peut rapprocher les esprits, régler les intérêts et conduire les hommes au repos et au bonheur de la vertu, m'ont décidé à écrire le livre que je publie aujourd'hui. Après un violent orage, chaque habitant de la ville bouleversée doit travailler à déblayer la voie publique et à réparer les ruines; celui même qui a fait peu a rempli sa tâche, s'il a fait ce qu'il a pu.

Je sais ce que mon entreprise a de difficile et de périlleux. Oser dire ce qu'il faut entendre par la nature et l'étendue du droit, par l'obligation rigoureuse de son ap

plication à toutes les circonstances de la vie, c'est, je ne me le dissimule pas, aborder de front la question sociale dans toute son étendue, question immense et plus que jamais brûlante, sur laquelle ceux qui ne consultent que les règles timides de la prudence me conseilleraient, sans doute, de me récuser ou de me taire. Mais l'homme qui porte en lui des convictions inébranlables subordonne la prudence au besoin de les manifester.

Que m'importe la prudence? Je ne m'accorde guère sur le sens de ce mot avec ceux que j'entends raisonner autour de moi. Bien ménager ses intérêts propres et immoler tout le reste à l'égoïsme, c'est là ce qu'ils appellent prudence. Faire triompher la vérité, la mettre, pour ainsi dire, en action, l'incarner dans le cœur de chaque homme, concourir par là au bonheur de tous, même au prix de mon repos, de ma vie, voilà la seule prudence que j'honore, que j'aime, et à laquelle je m'attache, sans examiner ce que je risque à dire vrai et à être juste.

L'application rigoureuse du droit peut seule jeter les assises définitives des sociétés humaines. De même que l'arbre de la science du bien et du mal, cette question porte en elle la mort ou l'immortalité; elle ouvre à l'avenir l'ère de la paix ou l'ère de l'antagonisme, suivant qu'elle sera résolue par l'équité ou par l'égoïsme. Le présent peut appartenir aux hommes, l'avenir des peuples dépend de leurs doctrines.

INTRODUCTION.

I

Les esprits vulgaires distinguent le Droit du Devoir; c'est un tort: le droit et le devoir sont une seule et même chose.

La perfection de l'homme ne résulte que du développement progressif de toutes ses facultés; ôtez quelque chose à cette évolution essentielle, l'homme est incomplet. La plante qui n'arrive pas à son entier développement n'atteint pas le but de sa nature; de même, si le droit ou les facultés d'un homme sont comprimés, cet homme ne donne pas à son être la perfection dont il est susceptible, il ne s'élève pas à la hauteur de sa destination, il ne vit pas de la plénitude de sa vie, les espérances et le vœu de la nature sont trompés; car le droit chez l'homme, comme le développement dans la plante, dérive essentiellement de ses éléments naturels et constitutifs. Dieu ne donne rien d'inutile; il faut que tout marche vers son but. La vertu n'est autre chose qu'une nature complète et perfectionnée (1).

Le pouvoir de la société sur l'individu ne peut jamais légitimement se mettre en contradiction avec la fonction assignée à l'homme par la volonté même de Dieu.

La cause finale de la société est d'aider l'homme à at

(1) Est autem virtus nihil aliud quam in se perfecta et ad summum perducta natura. (CICERON.)

teindre e but que Dieu lui a marqué. De cette obligation, qui entraîne aussi celle d'obéir aux lois impérieuses de la nature, naît la solidarité humaine. En sorte que ce n'est pas en vertu d'un contrat social, comme le veut Rousseau, ou d'un pacte juré, comme l'enseigne M. Proudhon, que les hommes sont solidaires; leur solidarité remonte à une origine plus haute, plus uniforme et moins variable que celle de l'intérêt. L'intérêt sert de sanction à la solidarité; il ne vient qu'après le devoir. Contrarier, en vue de l'intérêt, le perfectionnement de l'homme, c'est mettre l'athéisme en action.

J'essayerai de démontrer plus tard ce théorème social: que toutes les nations qui ont attenté au progrès humain ont altéré dans la même proportion la connaissance de Dieu. Dégradation de l'homme, affaiblissement de l'idée de Dieu, sont deux termes corrélatifs qui s'engendrent l'un l'autre fatalement. L'excès du désordre chez l'homme correspond, au point de vue des idées morales, à la négation de Dieu.

M. Proudhon a eu raison d'affirmer que l'idée de révolution ou d'an-archie universelle comme il l'entend, et l'idée de Dieu, sont deux idées incompatibles. L'idée de Dieu ne peut correspondre qu'à l'idée d'ordre; le désordre et l'anarchie tendent au néant, puisqu'ils s'éloignent de Dieu, qui est la vie. Partout où est rétablie l'idée de Dieu l'humanité se relève; la dignité humaine est donc tout à la fois la preuve et la conséquence de la vérité religieuse. En effet, dans le régime antérieur au christianisme, qu'est-ce qui l'emportait de la dégradation de l'homme ou de la fausseté des notions humaines sur la divinité? Ouvrez la mythologie et l'histoire du prolétariat des peuples païens,

et prononcez! Ce régime, que le christianisme a eu mission d'abolir, a été vaincu, il n'a pas été détruit. Il n'a plus d'autels, mais, à l'opposé du Christ, il peut dire : << Mon royaume est de ce monde. » Le prolétariat, la misère, la dégradation d'un grand nombre ne le prouvent que trop. L'esprit du vieux culte idolâtrique, c'est l'amour exclusif de soi; l'esprit du Christ, c'est l'amour d'autrui, amour basé sur le même principe et ayant la même règle que l'amour de soi. Eh bien! à qui appartient le royaume? Est-ce au Christ? Est-ce à l'esprit du paganisme? Rivalité d'individus, rivalité de nations; les siècles succèdent aux siècles, les oppresseurs aux oppresseurs mais ce sont toujours, en résultat, les soldats d'Antoine courbant sous le fouet du maître une foule de Grecs affamés et avilis ; c'est la Pologne, c'est la Gallicie, c'est la Hongrie, c'est l'Irlande, c'est l'industrialisme avec le moderne ergastulum partout et toujours l'oppression, jamais et nulle part l'amour. Le monde sait immoler, il ne sait pas se sacrifier; il sait persécuter, il ne sait pas aimer. Non, le règne du Christ n'est pas encore de ce monde.

Le régime païen n'a disparu qu'en apparence: il conserve au fond une large part de sa vie, de son esprit, de son action; il s'est assimilé avec une habileté profonde au régime chrétien, dont il fausse ou neutralise le mouvement quand il ne le domine pas; il s'approprie ses allures, il emprunte son langage. On trouve l'idée païenne conservée, nourrie, toujours vivace sous le manteau du christianisme, tandis que l'idée chrétienne s'y éteint languissante, presque honteuse, et que les peuples scandalisés sont tentés souvent de ne voir qu'une fiction dans la doctrine du Christ altérée, pervertie par un impur alliage.

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