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l'éclairer et la diriger ne sont qu'un amas fait au hasard d'affirmations contradictoires? Je n'en citerai qu'un exemple entre mille je lis dans un philosophe, qui occupe un rang distingué parmi les écrivains de notre siècle (1), ces deux phrases séparées par une courte distance l'une de l'autre : « L'homme ne vit pas seulement de pain; le maître l'a dit: il vit de la parole qui procède de Dieu (2). » « La souveraineté nationale répond à la souveraineté de la raison en philosophie (3). » En voyant l'accouplement de ces deux affirmations, on se rappelle involontairement le mot de Cicéron: Deux aruspices peuvent-ils se regarder sans rire? Que font ici ces deux idées en présence l'une de l'autre? Comment la raison est-elle souveraine, si elle reçoit ses lois d'un être externe? Choisissez donc l'un ou l'autre; mais n'amalgamez pas des idées incompatibles; au lieu d'éclaircir l'affirmation de la souveraineté de la raison, vous portez le trouble et la confusion dans la raison elle-même. L'idée d'objectivité répugne à l'idée de souveraineté on n'est pas maître quand on dépend d'un objet externe.

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La vérité n'émane pas primitivement de l'homme. Cette proposition est évidente la vérité est éternelle, l'homme ne vient que dans le temps. Dans l'homme comme en Dieu, la parole procède, elle ne précède pas. Il est nécessaire que l'homme pense sa parole avant de parler sa pensée, a dit M. de Bonald (4). Réflexion profonde, car elle est vraie. Mais on ne peut pas la faire servir de base à une théorie

(1) Cousin, Discours politiques, introduction.

(2) Idem, p. 4.

(3) Id., p. 21.

(5) Principes de la société, p. 38.

dont elle est la contradiction. Si l'homme pense sa parole, il pense avant de parler! et M. de Bonald ne peut plus nous dire que la parole transmise par la société des êtres intelligents est nécessaire pour donner à notre esprit la faculté de lire sa pensée (1). Il n'est qu'une parole qui précède toute intelligence humaine, et ce n'est pas la parole articulée par des organes matériels; c'est la parole qui crée : Dixit et facta sunt; c'est le Logos, le Verbe divin qui éclaire tout homme venant au monde, et qui distingue notre nature en la rendant, par le don de la pensée, supérieure à celle de tous les autres êtres visibles. L'homme a un sentiment moral antérieur à tous les enseignements de la société. La fille sauvage de Sogny, dont on a si souvent invoqué l'exemple, fut troublée quand elle eut frappé sa compagne, comme Caïn et Lamech quand ils eurent tué leur frère. Cette lumière intérieure, origine de la pensée et du sentiment de notre dignité propre, ne s'affaiblit que trop dans le cœur des hommes! N'éteignez pas la lumière qui est en vous, dit saint Paul. Plus tard, elle se mêle aux splendeurs de la révélation extérieure; elle se perd aussi dans les brutales passions de l'égoïsme ou dans les erreurs d'un enseignement criminel. Telle la lumière des étoiles disparaît dans l'éclat du soleil ou dans l'épaisseur des ténèbres (2).

La raison humaine naquit le jour où naquit la lumière pour elle. Saint Paul affirme que la vérité est gravée dans le cœur des hommes, et Jean-Jacques Rousseau lui-même dit : « Ce que Dieu veut qu'un homme fasse, il ne le lui

(1) Recherches philosophiques, p. 406.

(2) Voir l'excellent ouvrage intitulé: De la valeur de la raison humaine, par le P. Chastel, p. 75 et passim.

>> fait pas dire par un autre; il le lui dit lui-même et l'é>> crit au fond de son cœur... » On a vu toutefois bien des hommes, bien des peuples, le genre humain tout entier, effacer de leurs cœurs les préceptes écrits de la main de Dieu. Rousseau a donc tort d'insinuer que la révélation extérieure est tout à fait inutile.

J'interroge l'autorité de Rousseau seulement dans ce qu'elle a de conforme à celle de saint Paul. Mon but est de montrer que je n'accepte pas les odieux excès d'un traditionalisme, qui fait table rase de l'âme humaine, si active et si capable d'initiative par elle-même. Mais je n'accepte pas non plus les ridicules excès d'un rationalisme qui métamorphose les hommes en autant de dieux. La vérité est gravée dans l'âme, dit saint Paul; le précepte est écrit dans le cœur, dit Jean-Jacques Rousseau action intérieure d'une cause externe qui nous rend aptes à recevoir le bienfait de la révélation extérieure. Je sens que je ne suis pas Dieu, mais je ne veux rien perdre des dons ineffables de Dieu! Pourquoi diminuerais-je la valeur de la raison humaine? Ne suis-je pas homme? Ah! j'ai senti mon âme tressaillir et glorifier son Créateur, à ces catholiques accents d'un envoyé du saint-siége; il me disait, en parlant des systèmes de la philosophie actuelle : « Ne déprimez pas la >> raison plus qu'il ne faut; évitez toute exagération; dé>> fendez la vérité, mais, en la défendant, ne blessez pas les >> hommes; car nous devons aspirer à nous réunir tous » dans l'unité d'une même foi, d'une même doctrine, d'une » même charité. » Nobles paroles que j'ai recueillies avec respect, avec amour, et que je livre avec bonheur à la méditation de mes lecteurs.

L'être qui éprouve une joie si pure et si indépendante

des sens n'est pas exclusivement un animal. Ce sentiment intime est trop près de sa nature pour qu'on puisse le séparer de son essence. Appeler l'homme une table rase, n'importe à quelle époque de sa vie, c'est renouveler le langage du paganisme. Dieu a répandu assez de matière dans l'univers pour que sa toute-puissante bonté se soit complu à former un être plus grand et plus privilégié. L'esprit, comme le corps, a ses éléments constitutifs et distincts; il naît avec une double force la force répulsive et la force attractive. Le jeu fatal de cette double force constitue le plaisir ou la douleur; il donne le sentiment du bien et du mal, et voici la conscience déjà révélée. Elle n'est pas externe à l'homme : elle est bien sa propre essence. Mais l'homme ne sait pas, et pour qu'il sache il faut qu'il soit éclairé, qu'il voie la vérité externe. Sa conscience vit et meurt avec cette lumière; mais la vérité ne passe pas comme la conscience humaine : elle vit en elle-même.

L'homme ne sait réellement que quand il compare, quand il saisit les rapports des choses, c'est-à-dire quand il généralise; et cette faculté de généraliser le distingue à jamais de tout ce qui n'est que matière. La faculté de parler est corrélative à la faculté de généraliser; elle n'appartient qu'à l'homme aussi, et par la même raison. Quand M. de Bonald a dit: Il est nécessaire que l'homme pense sa parole, il n'a pas dit assez; il n'a fait qu'un premier pas dans la vérité. Et, certes, il y a du mérite dans ce premier pas. M. J. Morand a porté l'investigation plus loin. L'analogie des signes et des termes du langage nous sert à nous rappeler plusieurs idées au moyen d'une seule (1), dit-il. Il n'est pas un mot, en effet, qui ne soit l'expression d'une force répul(1) Essai sur la philosophie naturelle, page 181.

sive ou attractive, c'est-à-dire qui n'indique un rapport. La parole est donc spontanée dans l'homme; mais l'homme ne peut articuler la parole que lorsqu'il est parvenu à généraliser, ou, ce qui est la même chose, à saisir les rapports des êtres. Cette réflexion s'applique au langage des signes le geste d'un homme sauvage ou idiot est simple; il n'est qu'un trait, comme l'émission de la voix d'un muet. Si vous donniez un instrument à vent à un idiot ou à un muet, il n'en ferait sortir qu'un son vague; il ne saurait pas articuler, pour ainsi dire, les sons, parce qu'il n'aurait pas la notion des rapports. L'harmonie est-elle autre chose qu'un rapport? Eclairez ce sauvage, illuminez cet idiot, il articule aussitôt son langage, de même que le muet articule ses gestes pour leur faire rendre toute sa pensée, dès qu'il a la science des rapports. Le langage parlé est naturel comme le langage d'action, comme l'exercice de la marche. « Le premier langage de >> l'homme, le langage le plus universel, le plus énergique >> et le seul dont il eût besoin avant qu'il fallût persuader » des hommes assemblés, est le cri de la nature. Comme » ce cri n'était arraché que par une sorte d'instinct dans >> les occasions pressantes, pour implorer du secours dans >> les grands dangers, ou du soulagement dans les maux » violents, il n'était pas d'un grand usage dans le cours or» dinaire de la vie. Quand les idées des hommes commen>> cèrent à s'étendre et à se multiplier, et qu'il s'établit entre >> eux une communication plus étroite, ils cherchèrent des >> signes plus nombreux et un langage plus étendu : ils mul>> tiplièrent les inflexions de la voix, et y joignirent les ges»tes (1). » La corrélation entre l'idée de rapports et l'ar(1) Rousseau, Politique, t. 1, p. 87 et 88, édit. in-12.

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