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on fait du bétail, pour connaître ses richesses; un seul propriétaire en possédait quelquefois plus de vingt mille. On les vendait comme des animaux, à l'essai, en prévoyant des cas rédhibitoires, tels que le défaut de force ou le manque d'habileté. Mais comme ils étaient les instruments des plaisirs et des haines de leurs maîtres, ils acquéraient quelquefois une valeur énorme. Séjan, ministre de Tibère, en paya un deux millions cinq cent mille francs. Ésope n'avait été vendu que trois francs. Le prix ordinaire d'un esclave valide était celui d'un bœuf, d'une bête de somme, et on les soignait comme les autres animaux domestiques. Pour la plus légère faute, ou pour la satisfaction d'un caprice du maître, ils expiraient sous les verges, sur une croix, écrasés entre deux meules, abandonnés sur la terre nue, les pieds, les mains, le nez, les lèvres coupés, ou suspendus en l'air par quatre crochets et dévorés par les oiseaux. Il y avait, sur la route de Rome à Capoue, six mille croix destinées au supplice des esclaves. Une croix pour cet esclave! et l'esclave était crucifié (1). Auguste en fit crucifier un pour avoir tué une caille. Si, pour échapper au fouet, ces malheureux fuyaient, on les traquait comme des bêtes fauves; ils ne pouvaient éviter leur sort, car on les reconnaissait à leur tête rasée, à leur dos couvert de cicatrices, à leurs pieds meurtris par les entraves, et enfin aux marques tracées par le fer rouge sur leur front; et ils expiraient alors sous les coups, à moins que l'avarice de leur maître ne trouvât son compte à les envoyer aux mines.

L'esclave n'avait rien en propre; il ne se mariait pas, il Nil fecerit; esto,

Sic volo.

s'accouplait, et ses petits, selon l'expression de mépris inventée par les philosophes (1), appartenaient au maître de la mère, par application de la loi sur la propriété des animaux (2). Quand il devenait inutile par la vieillesse, la maladie ou une infirmité, on le portait dans un lieu éloigné où on l'abandonnait. Bien portant, on le contenait par les menottes, par les chaînes aux reins, par la fourche au cou, par les entraves aux pieds. Le fouet ou les coups de bâton lui étaient administrés, tantôt par un autre esclave, tantôt par des correcteurs officiels. Il avait trois instituteurs : le lanista, qui le préparait aux combats; le leno, qui le forçait à se dégrader; le carnifex, qui lui déchirait les chairs. Il dormait dans les ergastules, toujours enchaîné. On ne faisait grâce, on n'accordait de relâche ni aux infirmes, ni aux vieillards, ni aux enfants. Tous étaient à coups de fouet contraints à travailler jusqu'à ce que, épuisés par la fatigue et les mauvais traitements, ils périssent de misère(3). On entendait sortir de sourds rugissements de leur poitrine oppressée; ils exprimaient tout haut l'envie de dévorer tout vivants leurs maîtres impitoyables (4). Le meurtrier d'un esclave qui ne lui appartenait pas en était quitte pour en payer le prix. Il n'y avait pas crime, attendu que l'esclave n'était pas un homme (5). Les Lacédémoniens faisaient embusquer leurs enfants derrière les arbres ou les murailles pour tuer à l'improviste les esclaves qui montraient quelque élévation; et si leur nombre était assez

(1) Aristote, Politic.

(2) Pellat, Droit privé des Romains, p. 151.

(3) Diod., III, 12 et 15.

(4) AUTOY SOTTELY ovτov. (Xénoph., hel. 111.) (5) Ita servus homo est?

considérable pour inspirer de la crainte, on les excitait à la révolte pour avoir l'occasion de les massacrer en masse, ou bien on recourait à la perfidie : on leur promettait leur affranchissement, on les conduisait dans le temple, on les couronnait de guirlandes, et, au moment où ils s'attendaient à être affranchis, ils étaient égorgés sans bruit par des hommes armés de poignards. Ces exécutions s'appelaient crypties.

La vie des hommes livrée à la merci de maîtres inhumains, c'est là ce qu'on a appelé un commencement d'humanité, un premier progrès dans la civilisation. L'esclavage m'apparaît, au contraire, comme le dernier degré de la férocité, comme le renversement le plus radical de l'ordre de la nature. La preuve, c'est que les peuples modernes, ceux au moins qui commencent à se civiliser, sont encore assez barbares pour s'égorger, ils ne le sont plus assez pour avoir des esclaves.

En Orient, les hommes, depuis des siècles, étaient sans personnalité; en Occident, les classes pauvres, je veux dire presque toute l'humanité, avaient perdu la leur sous le joug d'une aristocratie qui tenait ses clients dans la plus dure dépendance. Mais la peine du talion est dans la fatalité des lois de la nature. Elle apparaît à toutes les grandes phases de l'humanité comme la sanction de la loi divine à laquelle les castes n'échappent pas plus que les nations et les individus.

L'aristocratie vaincue tomba à son tour aux genoux des Césars qui moissonnaient ses têtes, comme la reine des Yagues celles de ses plus humbles sujets. L'orgueil des hommes avait proclamé l'esclavage la base des gouvernements; il a fallu que toute l'humanité subit la peine de

cet arrêt. A Babylone, les rois étaient gouvernés par des eunuques; à Rome, les empereurs l'étaient par des affranchis. Nul n'a été exempt de cette loi de la servitude, et les plus grands ont été les plus serviles. Ruere in servitium consules, patres, eques. Quantò quis illustrior, tantò magis falsi ac festinantes (1).

VI

On rougit quand on lit dans l'histoire que les Romains décernèrent le double titre de sauveur de la patrie et de dieu à Caïus Caligula, tour à tour Bacchus, Hercule, Diane, Junon ou Vénus, se montrant tantôt sous des traits efféminés, tantôt sous le symbole de la force, revêtu aujourd'hui d'une peau de lion et portant la massue, armé demain du trident ou de la foudre, et, sous toutes ces métamorphoses, recevant les adorations d'un peuple et d'un sénat assez vils pour remercier ce monstre de leur laisser la vie (2). Un citoyen montrait-il de la grandeur d'âme? la religion, pour l'amollir, l'envoyait dans ses lieux de débauche; car la religion avait toujours un degré de corruption à ajouter à la corruption publique. Le sénat envoie à la mère des dieux Scipion Nasica qui sans doute, au sortir de ces infamies, n'aurait pas souhaité à sa propre mère les honneurs de l'apothéose (3). Les empereurs semblaient n'avoir d'autre mission que de précipiter les peuples dans la corruption. Dès qu'ils étaient dieux, ils se promenaient publiquement dans les rues de Rome, entourés de courti

(1) Tacite, Annal., 1. 1, 7.

(2) Diodore de Sicile. (Voir Crevier, p. 41, 42, 48.) (3) Saint Augustin, Cité de Dieu, t. 11, liv. 11, ch. 3.

sanes toutes nues. Le moyen, dit Dupaty (1), d'avoir des mœurs et des statues!

Il était de l'essence même du paganisme de dégrader la nature; et, après avoir enlevé au peuple la connaissance de Dieu, de la morale et tous moyens d'instruction, on excitait encore ses sens au désordre, afin de n'avoir plus à conduire qu'une brute. Denys le tyran flétrissait les fils de Dion, dont il redoutait l'énergie; Tibère faisait violer par les bourreaux les filles condamnées à mort, car, pour que Tibère fût dieu, il fallait que toute âme humaine subît le niveau de la corruption. Dans l'Orient, la loi forçait les femmes à marcher nues, à la manière des bêtes; et elle prescrivait aux pères, à l'égard de la fille; à la mère, à l'égard du fils, les fonctions données, du moins, au bourreau par Tibère.

L'humanité, parvenue à cette dégradation, ne pouvait plus aspirer qu'au néant : « Nous jurons, disaient les gla>> diateurs, de nous laisser enchaîner, brûler, battre, tuer » par le fer, et de souffrir ce qu'il plaira à Eumolpès d'or>> donner. Comme de vrais gladiateurs, nous livrons nos >> corps, nos âmes, avec un respect religieux, au maître (2). » <«< Brûle ma tête, si tu le désires, perce mon cœur d'un » javelot, et déchire mon corps à coups de fouet (3). » En Syrie, des femmes se couchaient sur le ventre pour élever lentement d'autres femmes, dont elles étaient les esclaves, (1) Voyage en Italie.

(2) Sacramentum juravimus uri, vinciri, verberari, ferroque necari, et quidquid aliud Eumolpes jussisset. Tanquam legitimi gladiatores domino, corpora, animasque religiosissime addicimus. (Petronii sat., ch. 117.)

(3) Ure meum, si vis, flamma caput et pete ferro

Corpus et intorto verbere terga seca.

(TIB., élég. 9, liv. I, V. 21, 22.)

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