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duit. Cette criminelle erreur s'est amoindrie, mais n'a pas disparu. C'est encore un titre de noblesse, parmi nous, de vivre en bourgeois, ou sans rien faire, c'est-à-dire de détruire sans produire. Ce bourgeois, souvent, n'a payé que par la lâcheté ou l'infamie le droit de vivre ainsi, et nous l'honorons plus que l'honnête ouvrier qui vit à la sueur de son front. Cette iniquité, comme tant d'autres, nous est venue de l'Orient. « Je ne saurais affirmer, dit » Hérodote, si les Grecs tiennent des Égyptiens le mépris >> qu'ils font du travail, parce que je trouve le même mé>> pris chez les Thraces, les Scythes, les Perses, les Ly>> diens; en un mot, parce que, chez la plupart des Bar>> bares, ceux qui apprennent les arts mécaniques, et » même leurs enfants, sont regardés comme les derniers >> des citoyens; au lieu qu'on estime les plus nobles ceux >> qui n'exercent aucun art mécanique. Tous les Grecs ont » été élevés dans ces principes, particulièrement les Lace» démoniens (précisément ceux que l'erreur exalte le >> plus dans l'histoire et dans tous ses monuments). » Ces principes contre nature sont universels; ils ont donc une origine commune : l'enseignement araméen propagé par toutes les religions et toutes les philosophies. « La nature, >> dit Platon, n'a fait ni cordonniers ni forgerons; de pa>> reilles occupations dégradent les gens qui les exercent... >> Quant aux marchands, accoutumés à mentir, on ne les >> souffrira dans la cité que comme un mal nécessaire. Le >> citoyen qui se sera avili par le commerce de boutique >> sera poursuivi pour ce délit, et, s'il est convaincu, il sera >> condamné à un an de prison. La punition sera doublée » à chaque récidive (1).» Cicéron n'est pas moins précis : (1) De Leg.. VI.

« Que peut-il sortir d'honorable d'une boutique, et qu'estce que le travail peut produire d'honnête? Tous les ouvriers, de quelque catégorie que ce puisse être, forment une classe abjecte, et tout ce qui s'appelle boutique est indigne d'un honnête homme (1). »

J'ai vu peu de marchands sachant la philosophie, mais j'en ai vu beaucoup qui étaient épris d'amour pour les philosophes. Et moi, qui n'aime pas les philosophes précisément parce qu'ils ne sont justes ni envers les marchands ni envers les autres hommes, j'ai eu souvent à subir la colère des marchands à cause des philosophes. Ces marchands-là ressemblent singulièrement à certains maçons que j'ai vus aussi porter avec enthousiasme le nom de Brutus qui chassa Tarquin de Rome parce qu'il avait changé les soldats en maçons et en artisans (2). C'est ainsi que l'on dispose, en la trompant, l'humanité à applaudir à chaque outrage qu'elle reçoit. A Rome, excepté les armes et l'agriculture, toutes les professions étaient flétries: sordida artes. A Thèbes, la constitution n'admettait au rang de citoyen l'homme qui avait exercé une profession laborieuse qu'après qu'il s'était purifié par dix ans d'oisiveté de la souillure du travail. La constitution de Phaléas rendait esclaves tous les mercenaires et défendait l'apprentissage des métiers aux jeunes citoyens (3). Il fut logique en Égypte et à Lacédémone, où l'on flétrissait le travail, d'honorer le vol; et il fut logique d'être mendiant à Athènes, où l'on flétrissait le vol et le travail: l'Athénien, en

(1) De officiis, t. II, ch. 18.

(2) Tite-Live. Histor. XXVI.

(3) Aristote cite avec admiration cette disposition constitutionnelle, et l'invoque comme autorité en faveur de ses maximes. Politic., 11, 13

mourant, tend encore la main, disait Aristophane. Quant aux Romains, ils ont presque toujours vécu de brigandage. Ils pillent Syracuse, Tarente, la Syrie, l'Afrique; le char de triomphe de Paul-Émile était suivi de deux cent cinquante chariots chargés d'or et d'argent. L'Asie est pillée par Manlius, la Lusitanie par Sempronius, l'Espagne par Flaccus; soixante et dix villes de l'Épire sont dévastées et détruites. On cherchait quelles étaient les provinces les plus riches et les plus opulentes pour leur déclarer la guerre, sans autre motif que de s'emparer de leurs dépouilles (1). Tel fut le sort de l'Achaïe, de la Thessalie, d'Athènes, de l'Épire, de la Béotie, de la Macédoine, de l'Étolie (2). On eût dit qu'une bête féroce et non un homme avait passé par là (3). Il n'y a pas, ajoute Cicéron, dans les contrées que parcourent nos généraux, un temple sacré, une ville sainte, une maison particulière à l'abri de leurs violences et de leurs déprédations. Aux déprédations violentes de la guerre avaient succédé les déprédations régulières des gouverneurs qui achevaient de ruiner les provinces, des publicains qui ne laissaient pas subsister la fortune d'un seul particulier, et des protecteurs pour lesquels les villes donnaient de grandes sommes d'argent (4) afin de se soustraire à leur protection. Elles s'endettaient envers les gouverneurs, et leurs revenus ne suffisaient pas pour payer les intérêts. Les gouverneurs qui voulaient cumuler la faveur populaire et l'or des cités éplorées faisaient agir leurs intendants, plus impitoyables qu'eux-mêmes.

(1) Cicéron.

(2) Id.

(3) Epist. famil., XIII, 50.

(4) Cicér., Magnas dabant pecunias. In Att., ep. 21.

C'est ainsi que Scaptius, intendant de ce Brutus à qui le meurtre de son père a donné une popularité dont son nom jouit encore, assiégea le sénat de Salamine, qui ne pouvait pas payer cinq sénateurs moururent de faim (1). Quelquefois les villes, les provinces étaient distribuées en récompense à un histrion, à une comédienne, à une concubine. Ségeste fut donnée à Tertia, Herbite à Pippa. Il n'était même pas permis aux peuples de déplorer leur malheur. La ville d'Argyre voulut en courir les risques ; ses représentants faillirent expirer sous les verges, et on punit leur insolence par un impôt de quatre cent mille boisseaux de blé et soixante mille sesterces. La probité n'était même pas possible. Un officier modéré dans l'exercice de ses fonctions eût été destitué, car sa modération eût fait le blâme des exactions de ses collègues; et les Romains ne supportaient pas ce genre de censure. Le sage Cicéron lui-même avait trouvé moyen d'augmenter sa fortune de deux millions en gouvernant pendant un an dans une de ces provinces ruinées, et le stoïque Sénèque n'avait mis que quatre ans pour amasser soixante millions.

Bientôt l'avidité non satisfaite chez les vaincus se tourne contre les citoyens eux-mêmes. L'usure, la ruse, la violence, la terreur concentrent la fortune publique dans un petit nombre de mains, et un seul domaine s'élève à la place de cent; les petits propriétaires ruinés abandonnent leurs champs, les campagnes deviennent désertes (2); les riches patriciens forment d'immenses villas qui ressemblent à des provinces et occupent une étendue de terrain plus

(1) Pline, XXVIII, 3.

2) Tit. Liv., 1. vi, c. 12.

vaste que les gouvernements des anciens consuls (1). Plusieurs fleuves naissaient et achevaient leur cours dans les possessions de Pompée, sous Caligula (2). Enfin, le jour vint où le vaste empire romain ne compta plus que deux mille propriétaires, et où la moitié de l'Afrique appartint à six de ces propriétaires. Alors presque tous les citoyens se firent clients où gladiateurs. Dans la ville de Rome seule on vit plus de trois cent cinquante mille prolétaires ne vivant que de la sportule que leur jetaient chaque matin leurs orgueilleux patrons, des distributions de l'État. ou des prodigalités des empereurs. Les patriciens souvent affranchissaient leurs esclaves, afin qu'ils eussent droit à l'aumône et la leur apportassent. On voyait les prolétaires entourer les palais, s'introduire dans les vestibules, se coucher sur le seuil des portes, sur les dalles des cours, et, quand le patron passait, se lever, ôter, en guise de salut, le lambeau de manteau déchiré qui couvrait leur tête, et l'accompagner dans les rues, au forum, dans ses visites, pendant que sept à huit d'entre eux le portaient dans sa chaise, sur leurs épaules. Ils passaient fréquemment d'un patron à un autre et se donnaient souvent à plusieurs à la fois. Cette race avilie déshonore encore la ville éternelle sous le nom de lazzaroni (3). Dans tous les temps, elle s'est plu dans sa dégradation; lorsque les Gracques conçurent la pensée de l'en retirer, elle les laissa assassiner

(1) Sénèq., De irá, 1, 16.

(2) Sénèq., De tranquill., 11.

(3) J'ai entendu des prélats me raconter qu'ils avaient eux-mêmes donné la sportule de quelque monnaie à des lazzaroni prêtres. Ces récits me navraient de douleur. Comment, me demandais-je, la parole de l'affranchissement du Christ germera-t-elle dans le cœur des peuples, s'il est de ses ministres qui ne soient que des clients prolétaires?

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