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la distinction de l'âme et de la matière, c'est la différence des attributs. Assurément, voilà un exposé qui rappelle le souvenir de la révélation première. Pourquoi Gotama ne s'en est-il pas tenu au simple exposé de cette doctrine? Il fallait que sa théorie portât aussi le caractère de l'aveuglement, la preuve de l'impuissance humaine et de l'altération de la tradition primitive. L'âme est multiple et elle est immatérielle; elle est productive et elle est éternelle; l'âme est infinie et les âmes sont innombrables. Que d'absurdités! Ce qui est simple est nécessairement improductif; ce qui est produit a nécessairement un commencement; ce qui est éternel est nécessairement unique; un être éternel ue peut pas être ordonné, car les attributs et les formes d'un être éternel sont nécessairement éternels, et conséquemment invariables; à plus forte raison un être éternel ne peut-il pas être créé. Les erreurs grossières de Gotama sont accompagnées de puérilités à peine dignes de la subtilité grecque.: il fait procéder la lumière de la pupille de l'œil; la preuve qu'il en donne, c'est que la lumière s'échappe pendant la nuit de l'œil du chat. Desinit in piscem. La fermentation produit les insectes; les sensations ne sont point un phénomène de la conscience, mais un résultat matériel des éléments. La terre produit l'odorat, la lumière, la vue, l'air, le toucher, et enfin l'éther produit l'ouïe.

Le sens intelligent effectue la connaissance des objets externes au moyen des sens, et il effectue la perception de la peine et du plaisir par les sensations internes. Admirable tentative psychologique, qui, pourtant, se jette dans le vague, parce que l'orgueil humain n'a jamais eu le courage d'avouer son ignorance. Qu'est-ce que le sens intelli

gent? Qu'est-ce que la sensation interne? Toutes les connaissances humaines reposent sur le fait de la valeur objective de l'âme et du corps, fait à jamais établi, bien qu'il soit à jamais inexplicable.

VI

Canada, dans le Vaïsêchika (1), s'occupe spécialement des objets des sens. Il compte neuf éléments; il fait des lieux et du temps des éléments substantiels et distincts, des êtres qui mesurent la durée et qui remplissent les lieux. Les autres éléments sont la terre, l'eau, la lumière, l'air, l'éther, l'âme et le manas; les substances matérielles sont composées d'atomes ou de substances simples. Tout composé, dit-il, doit avoir des composants, et le composant doit être simple; s'il n'était pas simple, la matière serait divisible à l'infini, ce qui est absurde, car si la matière était divisible à l'infini, un grain de sable aurait autant de parties qu'un éléphant, et, conséquemment, il aurait la même étendue. Cet argument paraît péremptoire. Voici celui qu'on lui oppose: L'étendue d'un atome simple représente zéro; ajoutez autant de zéros que vous voudrez les uns aux autres, et dites-moi le total qu'ils formeront.

L'esprit humain argumente encore absolument comme au temps de Canada, il y a trois mille ans, sans avouer davantage, sur cette difficulté insoluble, son incompétence à juger les êtres qui ne lui sont pas objectivės, tels que les atomes arrivés à leur dernier degré de ténuité.

L'Orient, rapproché de la révélation primitive, dut être (1) Vaisechika signifie individualité.

et fut la patrie de l'illuminisme et du mysticisme, ces deux enfants perdus de l'intuition. Et comme le principe intelligent est actif par essence, il était naturel qu'en s'exerçant sur le fond des connaissances premières, qui n'étaient pas le produit de son activité propre, il en cherchât la raison, établit la généalogie de la vérité, se livrât à ces investigations avec d'autant plus d'énergie que la fécondité d'une terre encore vierge, fournissant à ses habitants plus abondamment leurs moyens de subsistance, leur laissait plus de loisirs, et que la vie avait plus de vigueur à son origine. Ce caractère de grandeur se manifeste dans les travaux propres à l'esprit humain et dans le tableau de la révélation. Le tableau de l'intuition est plus simple et plus magnifique, les rêves de l'imagination sont plus fantastiques et plus étonnants. Mais, une fois sortis de cette terre héritière de la tradition primitive, nous ne trouvons plus rien d'original et de nouveau; nous ne voyons que des formes plus parfaites; c'est le caillou, usé par un long frottement, devenu plus doux et plus poli. Beaucoup d'idées se sont effacées de la mémoire des hommes; jusqu'au Christ, pas une idée neuve n'est venue enrichir le domaine de l'intelligence; souvent même les idées conservées ont été altérées par leur contact avec l'intelligence humaine, au point de devenir tout à fait méconnaissables; et cette altération, produite dans les faits, s'est révélée sur toutes les parties du globe par les plus extravagantes aberrations. C'est ainsi que l'idée sociale a toujours annoncé que le plan de la nature avait été brisé.

Quelques sages de l'antiquité ont de loin en loin fait de nobles efforts pour régénérer l'humanité; mais, réduits à travailler sur le fond des idées anciennes, ils ont bientôt

avoué leur impuissance, invoquant la révélation divine et déclarant avec amertume qu'il ne leur était même pas donné de dégager le vrai du faux, c'est-à-dire, dans leur pensée, les idées d'une origine divine des idées d'une origine humaine.

La philosophie n'a pas seulement vécu des idées des Orientaux; elle leur a emprunté jusqu'aux procédés de déduction et d'induction. Le syllogisme, le plus beau système de dialectique qu'ait inventé l'esprit humain, est généralement attribué à Aristote, et cependant la gloire de cette invention est due à Canada. Le philosophe grec n'a fait que quelques légères modifications aux combinaisons du philosophe indien. Le syllogisme de Canada a, comme celui d'Aristote, trois propositions; seulement, comme il y ajoute un exemple et une application, il a l'apparence d'en avoir cinq (1). Aristote l'a dégagé de l'exemple et de l'application; c'est le seul changement qu'il y ait fait.

Canada avait déjà pénétré très-avant dans les procédés de la science expérimentale et dans la méthode d'observation, seuls moyens d'acquérir la connaissance du monde matériel. Il voulait que les faits permanents ne fussent classés comme lois de la nature qu'après avoir été soumis

(1) Syllogisme de Canada:

1o Cette montagne est brûlante,

2o Car elle fume;

3o Ce qui fume brûle comme le foyer de la cuisine; 40 Conformément la montagne est fumante,

50 Donc elle brûle.

Syllogisme d'Aristote :

10 Tout ce qui fume brûle; 2o Or, la montagne fume, 30 Donc elle brûle.

au calcul mathématique. Il avait ainsi, bien des siècles avant eux, ouvert la carrière dans laquelle les Bacon, les Kepler et les Newton ont acquis depuis une si grande et si juste réputation. Canada a aussi le mérite d'avoir affirmé le premier que la gravité est la cause de la pesanteur des corps, qu'il existe sept couleurs (1), et que le son se propage par ondulation, en rayonnant d'un point central dans toutes les directions. L'explication de ces phénomènes se rattache à sa combinaison atomistique, dont l'ignorance lui a encore enlevé la gloire pour la donner à des noms bien postérieurs au sien. Lorsque Descartes disait si présomptueusement: «Que l'on me donne la matière, et je construirai le monde, » Canada aurait pu lui répliquer : « Oui, avec ma théorie. »

VII

Les Djaïnas et les Bauddhas forment la philosophie du troisième rang; cette philosophie dégénère sensiblement. On y trouve encore quelques vestiges de l'idée originelle, mais plus ou moins effacés, comme on retrouve dans un rejeton abâtardi quelques traits d'une ancienne famille. Les Djaïnas expliquent l'existence du monde par l'agrégation des atomes homogènes.

Les Bauddhas se rattachent au nom de Bouddha; ainsi que les Djaïnas, ils attaquent l'autorité des Védas (2), et ces querelles religieuses et philosophiques se prolongeront au delà des luttes sanglantes dont elles seront la cause.

Les Tchárvákas ou Lokayatikas suivent la théorie matérialiste de Kapila; ils ne voient dans la pensée qu'une sen

(1) Il est vrai qu'il met le blanc et le noir au nombre des couleurs. (2) Voir M. Colebrooke.

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