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« Je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis (1). » Homme sans entrailles! la misère de tes semblables n'a donc jamais parlé à ton cœur! la nature ne t'a donc jamais sollicité d'adoucir la peine du malheureux, de relever celui qui était tombé, d'arracher aux flammes celui qu'elles dévoraient!

« Je ne dois rien à celui à qui je n'ai rien promis. » Cela est évident; dès que la loi prend la place de la conscience, tu ne dois rien si la loi n'impose rien. Le citoyen de Lacédémone, père d'un enfant contrefait, ne lui devait rien. La nature ne comptait pas, et la loi, triomphe de la volonté humaine sur la volonté divine, droit des nations contre la nature (2), la loi seule parlait, et elle promettait à cet enfant... la mort!

« Je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis; » mais, en revanche, ce que j'ai promis, je le dois: Enfant, meurs donc! homme, deviens esclave! peuple, subis, en la bénissant, l'oppression de ton maître, et deviens sa proie si ce maître est un scélérat. Ainsi le veut la loi, qui est la conscience; ainsi le veut la volonté souveraine, citoyen de Genève!

La société, comme la nature, exprime ses idées par ses œuvres; l'œuvre qui fait dériver la justice de la loi exprime la supériorité de la loi; l'œuvre qui fait dériver la loi de la volonté humaine exprime la supériorité de la volonté humaine; de cette idée au dogme de la souveraineté humaine, il n'y a qu'un pas, et de la souveraineté d'un homme à la sujétion d'un autre homme ou de tout un

(1) Rousseau, Contrat social, p. 60.

(2) Institutio juris gentium contra naturam. (FLORENTIN.)

peuple, il n'y a que la distance d'un article de loi ou l'épaisseur de la lame d'un sabre.

La loi, expression de la volonté du souverain, est souveraine comme lui; tout lui cède, même la conscience. « Le citoyen vertueux est celui qui conforme sa volonté à » la volonté générale (1). » Aussi reconnaît-on un droit contre la nature. Institutio juris contra naturam.

La législation entière du paganisme atteste le fait. Cette erreur, si fatale aux destinées du genre humain, a survécu à la chute des idoles et s'est infiltrée dans les législations modernes. Les ouvrages des auteurs de l'ère chrétienne en sont imprégnés. Leur plus constante manière de raisonner est d'établir le droit par le fait, au lieu de subordonner le fait au droit. C'est ainsi que l'intérêt matėriel, usurpant la place du droit, est devenu l'unique mobile de nos actions.

Plusieurs publicistes n'accordent aucun crédit à la métaphysique et à la théologie; ils ramènent tout à la science positive, comme si la science positive, sans une idée primitive, sans un prototype éternel et vivant, était autre chose qu'un épais matérialisme et une aveugle fatalité! Hobbes, Grotius, pensent qu'un individu, que des peuples entiers peuvent renoncer à leur liberté. Avec de telles doctrines, le suicide moral n'est plus un crime; et ces déplorables idées, répandues par la double voie des journaux et des ouvrages philosophiques, façonnent les mœurs générales au matérialisme et au gouvernement de la force. « Il » n'y a pas de droits antérieurs et supérieurs aux lois po>>sitives. » Les païens ne raisonnaient pas autrement, et

(1) Rousseau,

Tertullien leur faisait une réponse que j'inflige à bien des chrétiens, leurs imitateurs coupables :

<«< En vain la vérité aura-t-elle répondu à tout par ma >> bouche: vous nous opposez l'autorité de vos lois, après » lesquelles, dites-vous, il n'est plus permis d'examiner, » et que vous êtes obligés de préférer à la vérité (1). »

Avant d'en venir à de telles préférences, l'homme avait renoncé à sa personnalité, car il avait renoncé à sa nature. Il n'a donc pas fallu s'étonner d'entendre la dernière expression du culte stupide, dont des misérables, dignes de pitié autant que de mépris, saluaient le bourreau qui les envoyait aux bêtes : « Salutant te, Cæsar, morituri! » Rien n'est comparable à cet avilissement, si ce n'est la douleur de le constater.

Descendu à ce degré d'ignominie, le monde païen n'avait plus de séve, et c'en était fait de l'espèce humaine, lorsque, sur ce vieil arbre aux rameaux desséchés, vint se greffer l'idée chrétienne.

« A qui est-il juste d'obéir, à Dieu ou aux hommes ? Monde, sois juge toi-même! » s'écrient un jour quelques pauvres pêcheurs auxquels on demandait un lâche silence. Cette simple parole est le signal de la régénération humaine; la personnalité est retrouvée. En vain la nature abrutie fait un formidable effort pour ensevelir la parole ou l'esprit; la matière ne peut tuer et ensevelir que les corps. En vain de prétendus chrétiens, en réalité des esclaves de la cupidité, tenteront dans tous les siècles de nous ramener au culte de la matière, à l'adoration de la force, au paganisme de fait; au-dessus de leurs efforts impuissants, l'idée ou la parole plane pure, radieuse, et réhabilite l'humanité (1) Apologétique, IV.

en lui communiquant la vigueur d'une éternelle jeunesse. Cœlum et terra transibunt, verba autem mea non præteribunt.

III

Tempus faciendi, Domine: dissipaverunt legem tuam. (Ps. 18.)

Faire les lois, c'est faire acte de souveraineté ; les appliquer, c'est faire acte de ministre.

Les hommes font-ils les lois?

Ce qui est bien et conforme à l'ordre est tel par la nature des choses. Ce qui est mal et contraire à l'ordre est tel par la nature des choses.

Un être est bien, il est bon quand il est dans toutes les conditions de son existence. Lorsque Moïse raconte que Dieu, après la création, vit que tout était bien, il ne veut pas dire autre chose, sinon que chaque être suivait les lois de son existence.

Les lois des êtres sont donc leurs conditions d'existence, et leurs conditions d'existence sont inhérentes à leur essence. Or, l'homme ne peut ni changer ni même connaître. l'essence des êtres; il ne peut donc pas être l'auteur des conditions de leur existence.

Comment serait-il législateur, puisque les conditions de l'existence des êtres seront toujours antérieures à ses préceptes, qu'il ne les aura pas faites, qu'il les aura tout au plus formulées?

S'est-on jamais avisé d'appeler Newton le législateur de la nature, parce qu'il en a deviné et mathématiquement formulé les lois?

Si, au contraire, l'homme prescrit des préceptes qui ne soient point dans les conditions des êtres, il en est encore moins le législateur; car ce qui est contraire à la condition des êtres n'est pas leur loi.

L'homme ne peut pas plus se donner à lui-même des lois qu'en imposer aux autres; il doit soumettre ses actes aux lois de sa conscience, qu'il ne peut ni faire ni changer; elles naissent avec lui, il les trouve toutes faites, et elles sont inflexibles, inexorables.

La loi sociale est la condition de l'existence de la société; et la société est bien, elle est bonne quand elle est dans toutes les conditions de son existence. La société fut-elle jamais dans les conditions de son existence? L'état du monde entier répond à cette question. L'esclavage se lève en accusateur contre les lois sociales du paganisme, et le paupérisme, odieux esclavage des sociétés qui se prétendent civilisées, les accuse, par des millions de voix, d'avoir menti à leur origine chrétienne. L'homme qui prend le nom de législateur, qui se met à la place de Dieu, qui usurpe les droits de la nature, a osé quelquefois définir les actes de sa souveraineté sacrilége: la constitution du droit des nations contre la nature; et c'est de la nature humaine qu'il est ici question!!! Constituer la société humaine contre la nature humaine, c'est la prérogative de la souveraineté de l'homme et en même temps la preuve de la sagesse avec laquelle il l'exerce!

L'état de détresse, les cris d'angoisse de tous les peuples, et, plus que tout cela, leur stupide prostration, sont des signes trop évidents que la société n'est pas dans les vraies conditions de son existence.

Les révolutions incessantes qui bouleversent le globe,

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