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perait court aux difficultés de formes, sauf à laisser peutêtre quelque embarras dans le fond. Une telle théorie serait tout au plus applicable à l'un des mondes qui sortirent si nombreux et si beaux de l'ingénieuse et féconde imagination de Fontenelle. Quant à celui que nous habitons, il faut bien le prendre tel que Dieu l'a fait, mais lui laisser la liberté que son architecte lui a donnée, et le garantir de l'oppression et des excès qui ont trop longtemps marqué par la douleur toutes les phases de son existence, et fait de sa marche à travers les siècles un perpétuel Golgotha. Je ne m'arrêterai point, pour le moment, aux diverses théories gouvernementales enfantées par l'esprit des hommes. On n'invente pas un système social. Nos théories appliquées à l'œuvre de Dieu! Il faut, en vérité, que le genre humain ait un souffle bien puissant d'immortalité pour avoir survécu à tant d'expériences tentées sur lui depuis six mille ans. Reconnaissons donc enfin qu'il existe un droit naturel, inaliénable, imprescriptible, indestructible, éternel. Qui oserait nous en disputer la possession? La pensée humaine n'est-elle pas libre? Et qui peut avoir le droit de mettre à son expansion une barrière infranchissable quand elle suit le cours de la loi divine? Que la matière renonce donc à résister à l'action de l'esprit. L'autorité des lois est nulle sans la vérité; le droit de l'autorité est en Dieu; le mensonge n'est pas en Dieu : donc, une autorité sans vérité est une autorité sans droit; et d'ailleurs, je l'ai déjà dit, l'autorité n'est que le pouvoir de faire le bien (1). Or, il n'y a que le bien qui ne soit point un mensonge, une négation.

Il faut, dira-t-on, que chacun sacrifie une portion de sa (1) Minister Dei ad bonum.

liberté et de ses droits à la société. Je prends la proposition inverse, et je suis dans le vrai. Il faut que la société assure à chacun l'exercice de tous ses droits, de toute sa liberté. La garantie de la liberté pour chacun est la garantie de l'ordre pour tous. Il est impossible qu'il y ait un désordre social sans qu'il y ait pression injuste contre quelqu'un, gêné quelconque dans l'exercice de sa liberté. Si donc vous dégagez la liberté individuelle de toute pression, vous délivrez la société de tout désordre. Une société qui restreint les droits naturels enfreint la volonté divine et assume sur elle le crime et la responsabilité de toutes les altérations de la nature humaine résultant de cette infraction. Le terrible anathème Væ mundo n'a pas d'autre origine, J'ai tort d'appeler anathème une parole du Christ: le Christ ne maudissait pas, il peignait : Væ mundo n'est que le tableau fidèle de la société; une collection d'hommes, en effet, comme tout individu sensible, sortie des lois de sa nature, ne peut être que dans un état violent et malheureux. Cet état de violence et de douleur, qui l'a causé? Je ne le sais pas; le Christ le sait l'Évangile tout entier est un sublime et pathétique plaidoyer en faveur de ceux qui semblent oubliés dans la combinaison sociale. Le Christ n'eût pas dit Bienheureux sont ceux qui pleurent, si ceux qui pleurent eussent été les grands coupables de la société.

La société ne peut pas être un contrat; nous ne naissons pas en vertu d'un contrat. Nous apportons notre constitution toute faite en naissant. J'ai toujours regardé l'idée de contrat comme le rêve d'une imagination qui n'a pas saisi le vrai principe des choses. Qui jamais a songé à donner un contrat aux plantes, aux animaux, aux fleuves, aux

flots de la mer, à tout ce qui vit, à tout ce qui croît et se développe dans la création?

Les lois morales, plus saintes que les lois de l'ordre physique, ne peuvent pas dépendre de la mobile volonté des hommes. Que s'il est encore des esprits assez superficiels pour admettre l'idée d'un contrat, je leur dirai: Ceux qui souffrent, ceux qui ont faim, ceux qui sont sans abri, évidemment ont à se plaindre de la violation du contrat à leur égard; car, qui aurait pu vouloir s'engager sans l'assurance qu'en portant la somme de tous ses efforts à l'association commune, il en obtiendrait au moins la satisfaction des inexorables besoins de création?

Les besoins de création sont supérieurs aux conventions. Toute convention est nulle par cela même qu'elle leur est contraire. De ces besoins, je l'ai déjà dit, dérivent les devoirs sociaux et les droits individuels. Les devoirs et les droits, identiques dans le même sujet, sont corrélatifs dans les différents sujets liés par la nature ou par la société.

Je montrerai que les liens sociaux sont bien les liens de la nature, que, dans la société comme dans la famille, il y a un enchaînement de causes et d'effets au-dessus de toute volonté humaine.

La nature de nos rapports est déjà déterminée par notre raison d'être. Lorsque nous venons au monde, le code social nous y a précédés. Il est ancien comme la morale. La morale et le code social ne sont pas faits par les hommes. Voyez-vous ces enfants qui, dans leurs ébats, jouent au législateur? Je trouve ce spectacle tout aussi vrai, tout aussi sérieux, et moins funeste que celui que me présentent les philosophes rédigeant leur pacte ou leur contrat social. Les besoins de création et les devoirs qui y correspondent ne

ressortent pas plus d'un contrat que notre constitution physique n'en ressort elle-même. Je sens que la nature, d'une part, a marqué en caractères ineffaçables la souveraineté de mes besoins, et que, d'une autre part, elle a tracé en traits non moins indélébiles l'étendue de mes devoirs sur l'étendue des besoins d'autrui, dans la mesure de ce que je peux; et je me demande ce que cette souveraineté du besoin laisse à la souveraineté individuelle, et ce que la souveraineté du devoir laisse à la souveraineté du pouvoir!

L'individu dépend de ses besoins; donc, il n'est pas souverain. Le pouvoir dépend de ses devoirs; donc, il n'est pas souverain; donc le Christ l'a bien défini en l'appelant le serviteur de tous. Il n'est pas un mot dans l'Évangile, si l'on veut y réfléchir, dans lequel on ne trouve la vérité absolue; et l'on affirme que nous ne pouvons pas nous instruire sans le secours des idées païennes! Dans les lettres, je le conçois; mais en philosophie, en morale, en politique, je ne vois pas trop ce que le paganisme peut nous apprendre. Hélas! nous ne sommes ignorants que parce que nous n'étudions pas assez la vérité qui nous a été donnée, et nous ne sommes pauvres que parce que nous ne creusons pas assez la mine d'une richesse infinie que le révélateur suprême est venu nous découvrir. Peut-être aussi voulons-nous rester toujours un peu païens : les idées païennes ne vont pas mal à l'état actuel de nos mœurs. Rousseau reconnaît en partie le principe de la souveraineté morale:

« Les devoirs du père, dit-il, lui sont dictés par des sen>> timents naturels, et d'un ton qui lui permet rarement de » désobéir. Les chefs n'ont point de semblables règles et » ne sont réellement tenus envers le peuple qu'à ce qu'ils

» lui ont promis de faire, et dont il est en droit d'exiger » l'exécution (1).»

Philosophe inconséquent! qu'importent aux chefs les règles qu'ils foulent aux pieds? La voix impérieuse de la nature fut-elle écoutée par les législations barbares de l'antiquité? Malgré les sentiments naturels qui dictent aux pères leurs devoirs, ne s'est-il pas trouvé des pères assez dénaturés pour envoyer leurs enfants à la mort ou à l'hôpital? Avide du plaisir brutal, l'égoïsme secoue impatiemment le joug moral du devoir. Est-ce là la voix de la nature? Ah! que je la reconnais bien mieux dans cette tendre pitié de saint Vincent de Paul, qui m'apprend que l'origine de la paternité est dans le ciel, et que du ciel elle descend dans le cœur de tout honnête homme sur la terre (2)!

« Les chefs n'ont point de semblables règles. >>

Les chefs cessent-ils donc d'être hommes ? Et le poëte romain avait-il tort d'écrire : « Je suis homme, et rien de ce qui touche l'humanité ne m'est étranger (3)? »

Le chef est le protecteur, le père du peuple, et les anciens poëtes ne manquent jamais d'appeler les rois pasteurs des peuples. Pour eux, la sainte voix de la nature est plus impérieuse encore que pour le reste des hommes.

Les lois naturelles semblent se dépouiller de leur sainteté et perdre toute leur force dès que les pouvoirs se mêlent de réglementer les choses qui ne relèvent que de la conscience, dès qu'ils font les lois au lieu de se borner à les interpréter selon le caractère même de leur mission.

(1) Économie politique, p. 239.

(2) Crevit mecum miseratio, et de utero egressa est mecum. (JOB, 31. (3) Térence.

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