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et si vous saviez tout cela, en vérité, je serais fort ébranlé par la théorie du panthéisme, car je ne conçois pas qu'un autre que Dieu puisse connaître l'essence des êtres. Et quand, au lieu de votre omniscience, c'est votre ignorance que vous invoquez comme preuve de votre divinité, n'ai-je pas le droit de dire: Vous ne touchez le monde que par une légère surface, vous ignorez sa nature, et vous affirmez qu'il n'est qu'une forme de votre intelligence? Mais si Dieu est la forme de l'entendement humain, il a eu un commencement, et dans l'entendement d'un fou il n'est qu'une hallucination.

La définition de la raison par M. Cousin est un corollaire de la définition de Dieu par M. Proudhon. Le moi humain est Dieu; la raison humaine est la source des lumières. Lumen de lumine, Deum rerum. Un troisième philosophe viendra nous affirmer que le soleil n'est que la forme du rayon visuel de l'œil. Pour qui abandonne à la suite de Kant les êtres externes, et poursuit les opérations internes de l'entendement, l'idée, la connaissance, la croyance sont des opérations de l'âme; donc la foi en Dieu, la religion, n'est plus une révélation externe, surnaturelle de l'être infini, mais une opération de l'entendement. La vue est une opération de l'œil; donc la manifestation des arbres, des mers, de la terre n'est qu'une opération de l'œil. Il n'y a plus d'êtres externes. Tout ce que nous avons pris jusque-là pour la mer, pour les terres, pour les astres, pour nos voisins, n'est qu'une forme de notre entendement; les flammes dévorant Rome à la voix de Néron n'étaient que l'opération de l'entendement des victimes.

Point de rapport possible entre les phénomènes internes et les phénomènes externes; car ce rapport, ce point de

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contact n'est pas saisi, il n'est pas compris par la raison, souveraine en philosophie. Prenez garde, messieurs! vous ébranlez votre souveraineté, et vous laissez intact le fait des rapports entre les êtres, et même entre les êtres matėriels et les êtres purement intellectuels. En effet, vous écrivez des livres; un livre est chose matérielle, un livre m'apporte votre pensée. C'est là un rapport entre la matière et l'esprit, vous ne pouvez le nier; car, pourquoi écrivez-vous? En outre, vous êtes bien un être externe, car je n'ai jamais dit moi en vous; nous sommes donc deux êtres bien distincts, et nous connaissons la pensée l'un de l'autre. Cette connaissance est-elle un rapport? Oui. Pourquoi donc n'admettez-vous pas un rapport avec Dieu, si vous l'admettez avec les autres hommes, surtout après avoir déclaré que Dieu ne peut pas ne pas posséder les facultés qu'il nous a données (1)? Convenez que le plus petit aveu de votre part sur les rapports de Dieu avec sa créature fait évanouir l'idée de votre souveraineté. Vous êtes si bien un être extérieur à Dieu, qu'il n'est pas une âme religieuse qui n'abandonnât la prière, si elle croyait, quand elle prie Dieu, s'adresser à M. Proudhon ou à M. Cousin. Quand on appelle M. Proudhon ou M. Cousin, les autres hommes ne répondent pas. Si l'on vous pique, si l'on vous frappe, ce n'est pas un autre homme qui souffre; donc il y a quelque distinction entre vous et un autre homme. Si vous êtes la lumière, je ne saurais l'être pour cela; et si vous montrez la vérité à un autre homme, vous aurez été pour lui le révélateur de cette vérité; donc il y a une révélation externe qui produit la connaissance, phénomène

(1) Cousin, Introduction, page 4.

interne. Autrement, pourquoi parleriez-vous, pourquoi vous affligeriez-vous du discrédit de la philosophie, si vous étiez tous le même être, le même Dieu? Et comment M. Cousin définirait-il la raison « la lumière des lumières, >> si une lumière, en se communiquant, ne produisait pas d'autres lumières?

La communication n'est pas un rapport! Qu'y a-t-il de plus interne qu'une sensation, quoiqu'elle soit provoquée par un être externe? Il en est de même des opérations de l'entendement. La croyance en est une; mais elle n'aurait jamais eu lieu sans une révélation externe. Omnia enim quæ credimus, vel visu credimus, vel auditu (1). Ma raison montre la vérité, mais elle la montre à posteriori, et seulement quand elle a été éclairée par le révélateur. Tous, nous répétons sans cesse qu'il faut éclairer les masses, c'est-à-dire leur communiquer la lumière d'un être externe. La bougie qui brûle donne sa lumière; la donnerait-elle si elle n'eût été allumée elle-même par un corps externe? Il en est ainsi des esprits, et la grande lumière qui ne s'éteint jamais, qui brûle d'elle-même, c'est l'esprit de Dieu. Chez l'homme, la faculté de voir est assurément une action propre; mais jouirait-elle de son exercice sans la lumière externe? Le panthéisme est l'extinction du flambeau externe; il est le règne des ténèbres, de l'arbitraire, du despotisme, le retour de l'esclavage et des erreurs dissipées de la tradition; il est la négation de l'affranchissement humain; M. Cousin ne versera plus de larmes sur l'émancipation des esclaves et sur la ruine des religions, toutes ensevelies sous les décombres du catholicisme. C'est avec raison que M. Proudhon l'a dit : Après le catholicisme, (1) Saint Ambroise, Expl. Evang. sec. Saint Luc, lib. IV,

§ 68.

il n'y a plus de religion possible. Avis à tous les hommes attachés à un culte quelconque. Le panthéisme n'est que l'hypocrisie de l'athéisme, comme le libéralisme n'est que l'hypocrisie de la liberté.

Si je parviens à détruire l'erreur de la subjectivité humaine, j'aurai frappé du même coup l'initiative de l'homme dans la création des lois et par conséquent l'arbitraire; j'aurai fait disparaître, sinon le goût, du moins la raison des persécutions. Je montre, en effet, que la loi du monde est la loi de Dieu objectivée dans l'intelligence humaine, que l'homme est inviolable pour l'homme, et que la vie bien définie est un rapport, mais un rapport d'amour : l'amour est une preuve éclatante de l'objectivité de l'homme.

II

De ce que l'idée, la connaissance, la science, sont des opérations internes de notre esprit, des formes de notre entendement, le panthéisme en conclut que les objets de nos idées sont eux-mêmes des formes de notre entendement, et qu'il n'y a plus rien hors du moi, ni Dieu, ni monde, ni d'autres hommes, ni justice, ni morale, ni lois aucunes. Par cela seul que vous me connaissez, sans savoir la nature de vos rapports avec moi, je ne suis qu'une forme de votre entendement! Mais qui sait si ce n'est pas vous qui n'êtes que la forme du mien? Vous voulez m'absorber, je vous préviens et je vous dévore. La souveraineté de la raison est dans votre entendement de philosophe; mais la souveraintė musculaire est dans la vigueur de mon bras. Eh bien! mettons les deux souverainetés aux prises... Mais quoi! vous fuyez! Vous croyez donc à votre individualité et

à la mienne bien distincte de la vôtre, et votre souveraineté en ce moment vous paraît plus qu'équivoque.

Votre ignorance sur la nature de nos rapports n'en infirme pas le fait. Vous croyez à l'individualité absolue; vous prenez donc la terre pour votre corps, les fleuves et les nues pour vos artères, le soleil pour le rayonnement de votre esprit, les étoiles sont votre chevelure. Ces absurdités du panthéisme sont aussi contraires aux avertissements du sens intime qu'à la croyance unanime du genre humain ; nous, nous croyons à l'individualité de notre existence, et nous la sentons.

Le panthéiste ne comprend pas les rapports des êtres avec son esprit; mais comprend-il l'union de son corps et de son âme, et niera-t-il la pensée ou niera-t-il la matière?

Il faut se résigner, calmer les transports de son orgueil, et avouer que bien des choses échappent à l'intelligence de l'homme, comme bien des choses échappent à sa vue : ce qui certainement n'aurait pas lieu si l'intelligence divine était la forme de notre entendement. Il arrive un moment où la philosophie s'arrête impuissante; elle n'en conclut pas à son impuissance, la conclusion serait trop simple; elle en conclut à la négation des êtres externes naturels ou surnaturels. Pourquoi nie-t-elle ? Parce qu'elle ne comprend pas. Ah! vous ne comprenez pas!..... Votre intelligence est donc finie, et par conséquent vous n'êtes pas Dieu.

L'école allemande admet la subjectivité de nos facultés, mais elle nie leur valeur objective, sans remarquer que notre nature n'est que le jeu perpétuel de ce double phénomène. La faculté de marcher est subjective; c'est l'homme

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