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divinité le mensonge et la vérité, la mansuétude et la haine farouche, l'avidité insatiable et le candide désintéressement, l'héroïsme du martyr et la froide barbarie du tyran, le gémissement de l'esclave et le calcul du maître impitoyable. Toutes les actions humaines, dérivant d'une substance une et intelligente, sont la manifestation même du grand tout dont la sainteté est l'attribut intrinsèque. Horrible doctrine! Néron livrant Rome à l'incendie, Galère faisant sombrer les navires sur lesquels il avait fait placer les mendiants de l'empire, ne produisent que des manifestations de la divinité! Quelles théories absurdes l'homme n'a-t-il pas inventées pour se donner le repos dans le crime! Mais la voix de la nature est plus forte que le délire des passions. C'est la conscience du genre humain tout entier que j'interroge a-t-il vu, a-t-il pu voir un acte divin et de divine origine dans le parricide?

Il n'est pas de système aussi fécond en crimes que le panthéisme, il n'est pas de système aussi vain; chacune de ses affirmations est l'antithèse du sens commun et de la conscience humaine. Vue de près, en effet, cette théorie de Kant, autour de laquelle on fait tant de bruit, qu'est-elle au fond? Kant enseigne que l'exercice de nos facultés est une opération intérieure. Et vous nous donnez cela pour une découverte ! Indignor quandoque ! Est-il une école, estil un philosophe, sans en excepter Malebranche, qui n'ait eu et formulé cette pensée? Mais comment cette opération interne est-elle excitée par les êtres externes? Tel est, tel sera l'éternel échec de la philosophie. Kant a le sort commun, il est impuissant à l'expliquer. A-t-il fait faire un pas à l'esprit humain? Qu'a-t-il dit, qu'a-t-il vu qui n'ait été dit et vu avant lui? Il a voulu donner l'exercice de nos fa

cultés comme dernière limite au monde! Moins téméraire, moins insensé que Fichte, il a vu la révoltante absurdité de cette prétention, et il s'est tiré d'embarras par une sublime contradiction, dit M. Cousin. Une contradiction, une erreur, une négation sublime! Elle ne peut être que puérile. Mais il fallait ennoblir la chute du révélateur sanctificent prælium. O subtil orgueil! Kant a été un admirable analyste; la puissance synthétique lui a fait défaut. Je n'en veux d'autre preuve que ses sublimes contradictions.

S'il suffisait pour anéantir une théorie de démontrer qu'elle conduit à l'absurde, nous serions bientôt débarrassés du panthéisme, dont les conséquences, répandues dans les théories sociales, portent dans le monde l'effroi et la destruction et forcent les peuples éplorés à se réfugier sous l'égide d'un protecteur. « Les ennemis de la philosophie >> l'accusent, dit M. Cousin, de mener au scepticisme et à >> l'athéisme; nous donnons pour la dixième fois un dé» menti solennel à cette accusation (1). » Eh! mon Dieu, pourquoi dix démentis solennels lorsqu'un simple syllogisme suffirait? Montrez que la philosophie panthéiste, après avoir affirmé que la raison humaine est la source unique de la lumière, ou que Dieu est l'essence pure de l'humanité, n'affaiblit pas dans l'esprit des hommes la notion de l'être infini, et je vous dispense du reste. Le raisonnement est le seul démenti permis en philosophie.

Comment cette doctrine absurde et monstrueuse a-t-elle obtenu un crédit qu'elle perd aujourd'hui, il est vrai, avec un amer dépit (2)? Le ton doctrinal du maître, l'ignorance et (1) Introduction, page 5.

(2) « Les fils n'ont pas hérité de l'enthousiasme de leurs pères. Notre » génération a vu et supporté tant de changements, qu'elle en est lasse >> et soupire après le repos. » (COUSIN, Introd., page 5.)

l'inattention du public, les mots sonores et pompeux, et surtout la confusion du langage, qui engendre la confusion des idées, expliquent cette faveur d'un moment; on a représenté la souveraineté comme synonyme de la liberté et de l'inviolabilité humaines. Or, de la souveraineté humaine à la domination de l'homme par l'homme, il n'y a qu'un pas, et comme l'homme souverain est Dieu, malheur au faible! La souveraineté ne connaît pas d'autres limites que celles de ses forces. L'idée même de souveraineté et l'idée de bornes s'excluent mutuellement. Voilà par quel enchaînement s'est établie la philosophie doctrinaire ou panthéiste sous l'empire de laquelle nous gémissons encore. On voit que l'obscurité n'est pas toujours un défaut, qu'elle peut être un abominable calcul. Il faut donc remonter sans cesse à la source des choses et saisir les liens invisibles des effets à la cause pour ne pas déplacer les attributs des êtres et pour rentrer ainsi dans l'harmonie de la création.

Il n'y a dans l'être divin de nécessaire et d'absolu que la subjectivité. Nier la valeur objective de l'homme, pour lui attribuer la subjectivité divine, c'est nier la clarté du jour. La valeur objective est une nécessité de tout être borné. L'objectivité nécessaire est la seule preuve de la dépendance des êtres. La valeur objective en Dieu est une effusion de sa bonté, un acte libre de sa volonté, c'est le bienfait de la création; mais c'est une libéralité et non une nécessité. Il n'y a en Dieu de nécessaire et d'absolu que sa valeur subjective. Dieu est le sujet nécessaire de tous les êtres. Si le monde était éternel, Dieu ne serait pas libre, puisque ses rapports avec le monde matériel seraient nécessaires. Si la valeur objective de Dieu était une nécessité de son essence, Dieu n'aurait pas en lui-même la plénitude

de son être, puisque l'objectivité lui serait nécessaire. Il ne serait pas infini, il ne serait pas Dieu. Transposer la subjectivité, c'est anéantir l'idée de Dieu.

Nous avons dans le socialiste le plus profond qu'ait produit la philosophie moderne un exemple frappant de la vérité de cette observation. M. Proudhon n'adore plus Dieu. Pourquoi? Parce que Dieu, étant subjectif, laisse une parcelle d'existence indépendante aux êtres créés. Accordez avec la philosophie une puissance subjective absolue à l'homme, et vous lui reconnaissez une force absorbante qui vous écrase.

<«< Trouvant, dit M. Proudhon, par une démonstration » mathématique, qu'aucune amélioration dans l'économie » de la société ne pourrait arriver par la seule puissance » de la constitution native et sans le concours réfléchi de >> tous; reconnaissant ainsi qu'il y avait une heure mar» quée dans la vie des sociétés où le progrès exigeait » l'intervention LIBRE de l'homme, j'ai conclu que l'impul>>sion de cette force spontanée, que nous appelons provi» dence, n'est pas tout dans les choses de ce monde : de >> ce moment, sans être athée, je cessai d'adorer Dieu. >>

M. Proudhon aurait dû tout au plus cesser d'être panthéiste, puisqu'il reconnaît deux actions distinctes: celle de la force qu'il appelle providence, et celle de la liberté humaine.

L'amour de Dieu pour les créatures et la large part qu'il fait à l'action libre de l'homme n'affaiblissent pas la subjectivité de Dieu, en qui nous sommes, in quo vivimus, movemur et sumus. L'amour pour les créatures n'est pas en Dieu absolument objectif; loin de là, il est une complaisance pour Dieu lui-même, de même que l'admiration

qu'excite la beauté d'une statue est un sentiment dont le statuaire est flatté.

Ce n'est pas tout; M. Proudhon a défini Dieu : la force universelle pénétrée d'intelligence..... qui parvient à se connaître dans l'homme seul et à dire moi. C'est donc dans l'homme que se trouve le moi dirin. Comment M. Proudhon fait-il maintenant une distinction si frappante entre l'action divine et l'action humaine? comment a-t-il le courage de signaler une opposition si radicale dans deux êtres, après avoir affirmé qu'ils étaient le même être? La logique aussi est donc anarchique chez les apôtres de l'an-archie!

La défaillance de la raison philosophique se produit ici sous la forme d'un orgueil incommensurable. L'homme ne s'égale pas seulement à Dieu, il se place au-dessus. Super astra Dei exaltabo solium meum (1). « Dieu se passera de vos adorations. - Peut-être (2) ! »

Si cette réponse est ambiguë, c'est parce que M. Proudhon se sent assez de miséricorde au cœur pour laisser vivre Dieu dans l'éternité des siècles. M. Proudhon, qui n'adore pas Dieu, invoque Satan.

Sophiste profond, mais présomptueux, dans sa fougueuse impatience, il détruit d'un trait ce qui lui avait coûté de pénibles efforts. On l'a soupçonné d'être un soldat de la cause contraire à celle dont il arbore l'étendard. On a eu tort; ses contradictions, plus saillantes que celles de ses rivaux, parce qu'il y a chez lui plus d'audace dans le génie, ses contradictions ne sont point un calcul, elles sont un châtiment de l'erreur.

(1) Isaïe, XIV.

(2) Confession d'un révolutiannaire, page 132.

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