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et la preuve la plus évidente que l'homme est sorti de son état de nature, c'est qu'il n'est en paix ni avec lui-même ni avec ses semblables. Après avoir perdu le bien infini, les hommes se disputent les biens sensibles. La dépravation sociale est corrélative à la chute originelle. L'iniquité de l'économie politique est une des preuves les moins récusables du vice de notre nature. Citerait-on un siècle ou un État qui, devant le tribunal de la justice et de la raison, ne fût condamné comme coupable de folie ou d'iniquité? Quoi! cette perpétuité, cette unanime persévérance du mal n'ébranle pas votre confiance dans la bonté de notre nature? L'homme est né bon, et pourtant il fait le mal. Avouez qu'il est au moins bien faible de se laisser ainsi corrompre dans tous les temps et sous toutes les formes ! Mais par qui est-il corrompu? Par d'autres hommes sans doute. Or, encore une fois, quel est le nom, quelle est la patrie du premier corrupteur et quelle est la date de la corruption? Si les hommes étaient bons par essence, on en verrait quelques-uns échapper à lá contagion. Quand la peste règne dans un pays, elle ne moissonne pas tous les habitants; elle ne se répand pas dans l'univers entier et ne se perpétue pas dans tous les siècles. « Quelle riche et >> précieuse nature que Néron, qui tue sa mère, parce que » cette femme l'ennuyait, et qui fait brûler Rome pour >> avoir une représentation du sac de Troie! Quelle âme » d'artiste que cet Héliogabale, qui organise la prostitu>>tion! Quel caractère puissant que Tibère! Mais quelle » abominable société que celle qui pervertit ces âmes di» vines, et qui pourtant produisit Tacite et Marc>> Aurèle (1)! >>

(1) Proudhon, Système des contradictions, tome 1, page 357.

L'effet de la phrase fausse ici la logique. On échappe à la contagion, on n'échappe pas au mal de nature. C'est ainsi que je pourrais montrer un fonds d'iniquité dans le cœur de Tacite même et dans celui de Marc-Aurèle. Soixante mille Bructères s'égorgent à la vue du camp romain. L'idée de ce spectacle arrache à Tacite un cri, et ce cri est celui d'un cannibale (1). Un coup de foudre qui retentit dans un ciel serein n'en révèle pas moins la présence de l'électricité. Marc-Aurèle condamne le philosophe Justin au martyre, et il élève au rang des dieux l'émule des mœurs de Néron (2), L. Vérus, son frère, qu'il flétrit dans un ouvrage destiné à la postérité (3). Il ne répudie pas l'incestueuse Faustine pour ne pas perdre sa dot; il accorde des dignités et des emplois à ceux qui le déshonorent dans son épouse; son cynisme est joué sur le théâtre (4), et il se joue lui-même du public et du ciel, en décernant les honneurs divins à Faustine, dont il connaît l'infamie, et en livrant à la mort les chrétiens dont il pro

(1) Nam ne spectaculo quidem prælii invidere super sexaginta millia non armis telisque romanis, sed, quod magnificentius est, oblectationi oculisque ceciderunt. Maneat, quæso, duretque gentibus, sinon amor nostrî, at certe odium suì. (Germ., XXXIII.)

(2) Crevier, tome VIII, page 225.

(3) Marc-Aurèle, livre 1. « Il remercie les dieux de lui avoir donné un frère qui véritablement, par ses mœurs, devenait pour lui un ai· guillon de vigilance et d'attention. » Accent de l'hypocrisie! L'histoire, en effet, reproche à Marc-Aurèle sa dissimulation, et elle lui préfère, sous ce rapport, Vérus lui-même. (Voir Crevier, tome VIII, page 226.)

Ce n'était donc pas toujours par le déréglement de sa vie que Vérus aiguillonnait Marc-Aurèle. N'y a-t-il pas quelque chose de bizarre et de ridicule dans cet acte de Marc Aurèle, qui place son frère au rang des dieux, tout en gémissant sur l'excès de ses désordres, dont il avait profité, disait-il, pour son avancement personnel dans la vertu? (4) Idem, tome vIII, page 264.

clame l'innocence. Marc-Aurèle viola la constitution romaine, et, par cette faute d'une portée incalculable, il précipita la ruine de l'empire (1).

Désintéressez l'homme, disent les socialistes, vous le rendrez vertueux. — Oui, comme vous le rendrez calme en lui enlevant la respiration. L'amour est aussi indispensable à l'être moral que la respiration l'est à l'animal. Enlever l'amour à l'être moral, c'est le détruire. Le fonds de la vie humaine n'est qu'un principe d'amour éclairé par une intelligence, et trop souvent entraîné par l'orgueil ou la cupidité. Ici est le point culminant de la lutte entre le christianisme et les autres écoles. Cette lutte, je l'indique ici et je le démontrerai plus tard, doit se terminer par la négation de Dieu ou par le triomphe du christianisme. Point d'autre issue. Je défie tout homme capable d'embrasser une vaste synthèse d'arriver à une autre conclusion.

Aimez aimez les êtres selon leur rang, Dieu d'abord, et les autres hommes comme vous-même. C'est là la vérité absolue, c'est là l'équation parfaite des rapports, c'est le fonds même de la vie humaine.

Vous prétendez désintéresser; le chrétien dit: Ramenez votre intérêt à l'intérêt général, au souverain bien. Mais le souverain bien, où est-il pour vous? Vous ne le savez pas! Vous ne vous accordez pas sur sa nature. Aussi vos sectes, vos théories se divisent-elles à l'infini; on en compterait autant que Varron avait compté de religions; le

(1) Et lorsqu'ensuite Marc-Aurèle eut fait la même faute, qu'au lieu d'adopter Pompeius ou Pertinax, il eut donné son fils Commode pour successeur aux Trajan et aux Autonin, tout fut perdu, et la constitution dégénéra en une anarchie militaire à laquelle il n'y eut plus de remède. (Dureau de LA MALLE, Introduction, livre Ix, p. 10.)

nombre s'en élevait, je crois, à trente mille dans son dénombrement. Cette confusion n'a rien qui surprenne, elle est inhérente à la nature des choses; il est impossible de s'accorder sur un seul point dès que l'on ne s'accorde pas sur le point principal, le souverain bien. Cet enchaînement des idées n'avait point échappé à Cicéron (1). Celui donc qui s'éloigne du vrai bien est déchu, cela est incontestable. Où prenez-vous le vrai bien? — Dans l'objet de la cupidité? Quel abaissement! - Dans l'objet de l'orgueil ? Quelle injustice et quelle déception ! L'orgueil n'est

rien, il n'est en soi qu'une complaisance dans les qualités que l'on n'a pas. Pas de fondement, comment ne tomberiez-vous donc pas ! Relevez-vous jusqu'au souverain bien, et vous vous réhabilitez, vous vous replacez dans l'ordre. Les communistes, les fouriéristes ne parlent plus de désintéresser l'homme; ils placent le souverain bien dans l'objet de la cupidité, et ils surexcitent la passion, qu'ils appellent sainte. L'ardeur est sainte aussi, l'ardeur des passions grossières! Cette doctrine, je ne veux pas la juger; j'invoque le sentiment d'un écrivain peu suspect de partialité en faveur du christianisme, surtout du catholicisme.

<< Passons vite sur les constitutions des saint-simoniens, >> fouriéristes et autres prostitués se faisant forts d'accorder >> l'amour libre avec la pudeur, la délicatesse, la spiritua»lité la plus pure. Triste illusion d'un socialisme abject, » dernier rêve de la crapule en délire. Donnez, par l'in>> constance, l'essor à la passion : aussitôt la chair tyran»> nise l'esprit; les amants ne sont plus l'un à l'autre.

(1) Qui autem de summo bono dissentit, de tota philosophiæ ratione disputat. (De finib. boni et muli, livre v, chap. 3.)

» qu'instruments de plaisir. A la fusion des cœurs suc» cède le prurit des sens.... (1). » Qui ne voit que cette surexcitation des appétits grossiers nous ramènerait rapidement aux cendres de Sodome ou à la boue de Babylone!

IV

Les progressistes nient la chute originelle; ils nient l'existence même du mal. La société, disent-ils, est dans son état normal, elle est ce qu'elle doit être, occupée à vaincre ses antinomies, et, marchant successivement vers le bien, elle entre dans le dessein de Dieu, qui a créé l'homme faible et misérable, précisément pour lui laisser le mérite de grandir et de s'élever au bonheur. N'est-ce pas pour cela qu'au lieu de lui donner, comme aux autres animaux, un instinct borné et infranchissable, il l'a doué de raison?

Si toute la famille humaine pouvait jouir du fruit de ses efforts, je concevrais, à la rigueur, ce système, en dépouillant Dieu de l'un de ses plus beaux attributs, la bontė. Je ne le conçois pas avec l'injustice criante qui en serait la conséquence. En quoi le malheureux, mort de faim ou déchiré par un tigre, il y a trois mille ans, aurait-il profité de la perfectibilité de sa nature? Mais il y a mieux à dire. La preuve évidente que l'homme n'a pas été créé dans un état infime pour avoir la gloire de s'élever, c'est que, pour le trouver à son apogée, il y a plutôt à remonter qu'à redescendre le cours des siècles. Il n'est pourtant pas naturel que l'homme au berceau soit plus vigoureux et fasse de

(1) Proudhon, Système des contradictions économiques, tome 11, p. 260, chap. 12.

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