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dégradent souvent au lieu de relever la nature de l'homme: or, cette dégradation n'est pas la loi de la création, elle en est le renversement. N'était-ce pas là votre conviction, lorsque vous avez travaillé à la destruction des faits permanents du passé?

La subtile définition que vous donnez de la liberté ne vous vient point en aide; elle enlève, au contraire, toute base à votre théorie. La liberté, dites-vous, consiste à se tromper, à pouvoir souffrir; mais l'erreur ne produit que des faits contraires à la nature de nos rapports, contraires aux lois de la création. En partant de ces faits pour élever votre théorie, c'est donc l'erreur que vous lui donnez pour fondement. La souffrance, je l'ai dit déjà, n'est point un attribut de notre nature, el'e en est une altération : vous êtes malade quand vous souffrèz. J'ai montré que la conscience du genre humain n'a expliqué le fait des douleurs de l'humanité que par le fait de son altération primitive, et vous l'avez prouvé vous-même en affirmant que le droit était le corrélatif du besoin vrai. L'homme a le droit de satisfaire son besoin vrai, donc il a le droit de ne pas souffrir. Les faits visibles qui accablent l'humanité de souffrances sont manifestement des faits contraires aux lois de la création, et ces faits, loin de constater les volontés de Dieu, constatent l'abus que nous faisons de notre liberté. <«< La liberté de l'homme, c'est l'innocence (1). » Je vous défie de la bien définir et de la rendre légitime en dehors de cette affirmation. Vous vous en rapportez aux faits visibles pour augurer des volontés de Dieu : vous croyez donc en Dieu? Comment alors affirmez-vous que vous êtes le propriétaire incontestable de vos pieds, de votre bras, de votre (1) Alcuin.

corps, du principe qui l'anime? La vie des êtres créés n'est qu'un rapport, l'idée de rapport est une idée de dépendance, et l'usage de votre bras, de vos pieds, de votre corps, du principe qui l'anime, dépend de la volonté de Dieu. Propriétaire incontestable de votre bras, de votre esprit, malheur à vous si vous en faites un mauvais usage: vous avez prononcé le nom de Dieu, vous aurez un compte à rendre.

Cette reddition de compte sonne mal à l'oreille du propriétaire incontestable. L'idée de Dieu vous gène, il faut la détruire. Le brillant Alcibiade, doué de toutes les facultés à la fois, manquera-t-il de ressources à cet effet? Nous allons le voir. « Ces facultés inégales, consistant en plus de forces musculaires ou en plus de forces intellectuelles, sont à l'homme, à qui Dieu les donna; il les tient de Dieu (1). »

Proposition vraie, mais qui entraîne l'idée de dépendance et ne laisse pas l'homme autonome. Il faut donc détruire cette importune idée. C'est l'affaire d'un trait de plume; c'est encore la flèche du Parthe, ou le blasphème de M. Proudhon, de ce Dieu que je nommerai comme il vous plaira (M. Thiers n'y tient pas, il en fait bon marché), Dieu, fatalité, hasard, auteur, enfin, quel qu'il soit, auteur des choses, les laissant faire ou les faisant, les souffrant ou les voulant (2). »

«Quand des hommes d'un esprit aussi éminent que >> M. Thiers, et élevés comme lui à l'école du dix-huitième » siècle, font de tels retours et se sentent arracher de tels >>> hommages, ces fortes leçons prennent dans leur bouche un >> caractère singulier, et leur parole répond à une inspira» tion dont Dieu seul a le secret. » Voilà par quels hymnes

(1) Thiers, de la Propriété, page 43.

(2) Idem, page 44.

les journaux ont célébré la conversion de M. Thiers. La voix de M. Thiers est celle de l'habile enchanteur qui endort l'aspic et laisse le lendemain à son étonnement et à ses périls. On admire le retour de cet esprit éminent, on veut l'imiter; mais cette émulation est comme le désir dans un rêve, elle est sans objet. A quel Dieu ira-t on avec M. Thiers? Est-ce au Dieu fatalité, au Dieu hasard, au Dieu auteur ou au Dieu laissant faire et souffrant les choses? Je crois que c'est au Dieu propriété.

Il est bien édifiant d'exciter notre zèle, d'arracher nos hommages pour ce Dieu, car le brillant Alcibiade, qu'il a doué de toutes les facultés à la fois, aura une manière d'être bien différente de celle du crétin, de l'idiot goitreux de la vallée d'Aoste. Mais cette manière d'être constitue le besoin trai; le besoin vrai constitue le droit; il n'y aura donc que très-peu de droits pour le crétin. Le Dieu hasard, le Dieu fatalité les réserve tous au brillant Alcibiade. Si vous doutez, crétins, de la fatalité de votre sort, M. Thiers étendra encore plus sa vue (1), il ira de l'homme au cheval et au chien; du cheval et du chien à la taupe, au polype, au végétal; puis, acceptez votre sort, car il irait encore plus loin, il irait au chêne et à la fougère; vade ad formicam, ô piger. Il y a une classification entre l'homme et le cheval, le chien, la taupe, le polype, le végétal, et il n'y aurait pas une classification entre le brillant Alcibiade et le crétin ! Crétins ou idiots goîtreux, résignez-vous à votre sort; vous-même, divin Homère, allez mendier votre pain, ne murmurez pas! Et vous, Christophe Colomb, ne montrez pas une seule fois l'empreinte de vos chaînes sur ces bras glorieux qui viennent d'ouvrir un nouveau monde; trou(1) Thiers, de la Propriété, page 45.

peaux d'esclaves, vile multitude, étouffez vos gémissements, M. Thiers a étendu sa vue, et il augure des faits visibles les volontés de Dieu, de Dieu hasard ou fatalité. « Il était bon, dit le Constitutionnel, que les défenseurs de la société, au premier rang desquels s'est placé M. Thiers, imitassent l'ardeur des faux philosophes; car ces faux philosophes ont perverti bien des esprits et trompé bien des âmes. » Voilà le pontife du Dieu fatalité qui vient nous apprendre que les facultés inégales, mesure de nos droits, étant l'œuvre de Dieu, Dieu est aussi l'auteur de l'inégalité de nos droits, puisqu'il est l'auteur de l'inégalité de nos forces. Mais si les forces musculaires et les forcés intellectuelles se mesurent pour se disputer l'honneur de mieux servir le Dieu propriété, eh bien! n'y a-t-il pas un Dieu hasard ou un Dieu fatalité pour décider de la victoire? Les faits visibles sont toujours l'expression de ses volontés. « Il était temps, comme dit le Constitutionnel, de trouver un talent élevé, une science profonde, une expérience consommée, pour rendre, comme le fait M. Thiers, à la simple et éternelle vérité son charme, sa puissance, sa nouveauté. »

Voici une de ces éternelles vérités : « Ou machine ou Dieu, tel serait l'être qui ne se tromperait pas (1). » Mais ne serait-il pas les deux en même temps, puisqu'on peut appeler Dieu fatalité? Or, qu'y a-t-il de plus fatal qu'une aveugle machine? Et, d'ailleurs, que deviendrait l'unité dans la variété, si, en devenant machine, l'homme cessait d'être Dieu? Ce fatalisme odieux domine si bien la pensée de M. Thiers, qu'il déduit l'inégalité des hommes de l'inégalité de l'humble fougère et du chène superbe (2); et s'il est

(1) Thiers, de la Propriété, page 154.

(2) Idem, ibid., page 45.

vrai, comme le dit M. Cousin, que Dieu ne peut pas ne pas avoir à un degré infini toutes les facultés qu'il nous donne (1), comment toutes nos lois ne seraient-elles pas fatales sous l'empire du Dieu fatalité?

Mais laissons M. Thiers s'expliquer lui-même : « Je vois >> les chênes eux-mêmes, quelques-uns plus heureux, que » la terre, la pluie, le soleil ont favorisés, qui ont grandi » entre tous, puis entre eux un plus heureux encore qui a » échappé au fer du bûcheron ou aux éclats de la foudre, » et qui élève au milieu de la forêt sa tête majestueuse. » L'empereur Claude, tout imbécile et païen qu'il était, avait un instinct plus généreux, plus digne du christianisme et de l'humanité: «Mes lieutenants, disait-il, ne doivent pas m'avoir obligation comme si je satisfaisais leur désir de se voir élevés c'est moi qui leur suis obligé de ce qu'ils m'aident à porter le fardeau du gouvernement. » Il y a loin de cette belle maxime à l'idée d'abjection que M. Thiers conseille à la multitude.

« Je me dis, ajoute M. Thiers pour achever son tableau » et son parallèle, que ces inégalités furent probablement » la condition de ce plan sublime qu'un grand génie (2) a >> défini l'unité dans la variété et la variété dans l'u» nité (3). » M. Thiers néglige les données métaphysiques (4), mais il accepte celles que lui présente l'amitié. En vérité, il ne pouvait faire un choix plus favorable à sa thèse. Il fait honneur à M. Cousin, qui s'en explique du reste fort clairement (5), de cette pensée : l'unité dans la

(1) Introduction.

(2) M. Cousin.

(3) Propriété, page 46.

(4) Ibid., page 20.

(5) Cousin, Fragments philosophiques, deuxième édition, p. 23 et 24.

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