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nous aurait dû vous en avertir. Le crucifiement n'est que la déification du dévouement, et du dévouement pour les crétins que vous n'aimez pas. Il détruit le mal comme on brise le sceau apposé sur une sentence de condamnation, deléns chirographum mortis. Aussi l'espérance du chrétien est-elle pleine d'allégresse et d'une joie sainte et pure; il est heureux même quand les hommes plus tyrans que Dieu le font souffrir, parce que ces souffrances n'atteignent que son corps, et l'amour de la justice lui donne plus de force mille fois qu'il n'en faut pour ne pas se laisser abattre par ces douleurs beati qui patiuntur propter justitiam. Vous voyez qu'il y a dans l'âme du chrétien quelque chose de plus divin que le plaisir et les jouissances d'Alcibiade; quelque chose que l'on ne saisit pas avec le bras!

« La liberté, dites-vous, consiste à se tromper, à pouvoir souffrir (1). » Pourquoi recourez-vous à la tyrannie de Dieu. pour expliquer la souffrance? Il était plus simple de chercher son origine dans la liberté humaine; d'autant mieux que, d'après vous-même, Dieu ne se trompe pas. « Ou machine ou Dieu, tel serait l'être qui ne se tromperait pas (2). >> Pour être Dieu, il ne manque à l'homme que l'infini, et cette distance de l'infini au fini confond toutes nos idées d'analogie. N'est-ce pas une plaisanterie que de supposer qu'il pourrait y avoir autant de dieux, autant d'êtres infinis qu'il y a d'hommes ?

«La liberté consiste à se tromper, à pouvoir souffrir. >> C'est ici que j'en appelle à la conscience de tous et de chacun; l'erreur et la souffrance diminuent la liberté, loin d'en constituer l'essence. Je n'ai pas été libre, est le pre

(1) De la Propriété, page 153.

(2) Idem, page 154.

mier mot de l'homme coupable ou de l'homme souffrant. C'est le cri de la nature, c'est la voix du genre humain qui appelle esclave de l'opinion, esclave de l'erreur, esclave des passions, esclave du respect humain, l'homme que des erreurs trop fréquentes conduisent à la douleur. L'erreur est une négation, la vérité est une affirmation; la souffrance est une altération de notre être, la liberté en constate l'intégrité, et cette intégrité ne s'altère pas sans que notre liberté diminue.

<< S'il (l'homme) voyait la vérité nécessairement, infail>> liblement d'un seul regard de son esprit, il ne serait pas » libre (1). » Ah! soyez-en sûr, la liberté n'est pas la cécité. Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal, a dit le poëte; connaître n'est pas aimer (2). Ce n'est que quand l'homme voit le bien infailliblement qu'il est vraiment libre. Un tribunal absoudrait un accusé s'il était convaincu que l'accusé n'a pas vu le mal qu'il a fait. Privé de connaissance, dirait-il, il a été privé aussi de liberté.

«Toujours discerner le vrai, toujours éprouver une >>> même sensation, fût-elle douce, ce serait ne pas discer» ner, ne pas sentir, ce serait, en descendant bien bas, de>> venir abeille, polype, végétal, et, en allant plus bas en>> core, aboutir au néant, ou bien, en remontant cette » échelle des êtres, en la remontant jusqu'à l'infini, arriver » à Dieu (3). » L'hypothèse d'une sensation unique dans un être doué de cinq sens, d'un cœur et d'un esprit, est chimérique. Il n'appartient à aucune constitution humaine, quelle qu'elle soit, de nous priver entièrement de nos fa

(1) De la Propriété, page 154.

(2) J.-J. Rousseau.

(3) De la Propriété, livre II, chap. IV, page 155.

cultés. Il suffit qu'une constitution les émousse pour qu'elle soit monstrueuse. Mais comment dans ce cas nous feraitelle arriver à Dieu en remontant l'échelle des êtres à l'infini? Et si la vérité est infinie, comment ne pas la discerner, puisqu'elle est partout? Arrachez-vous donc à l'action du soleil quand il inonde le globe de ses torrents de lumière? D'un autre côté, si la lumière est infinie, comment la discerner tout entière d'un seul trait de notre esprit nécessairement limité? On croit rêver en lisant de pareilles affirmations chez les génies du siècle. On ne peut voir que la vérité; le mensonge n'a pas des éléments constitutifs que l'on puisse voir. M. Thiers est à Paris, voilà la vérité; il est à Londres, voilà le mensonge. Le voir toujours à Paris serait-ce ne pas le voir? Faudrait-il le voir à Londres où il n'est pas? Où n'est pas la vérité, il n'y a rien, et le néant ne se voit pas, que je sache. Comment le discernement continu du vrai nous ferait-il aboutir au néant, puisque le vrai est l'élément unique et absolu de la vie? Ce qui nous conduit au néant, c'est l'absence du vrai. Ah! il faut que certaines écoles philosophiques le redoutent bien, puisqu'elles nous le représentent comme portant la mort; je sais bien où le vrai porte la mort, c'est dans vos théories, et c'est une preuve de plus qu'il est la vie des sociétés.

Mais laissons les autres principes pour arriver au principe fondamental de la théorie de M. Thiers sur la propriété, et voyons où aboutit la dernière conclusion d'un principe incomplet.

«Avant de chercher à démontrer que la propriété est un droit, un droit sacré comme la liberté d'aller, de venir, de penser et d'écrire, il importe de se fixer sur la méthode de démonstration à suivre en cette matière.

>> Quand on dit : L'homme a le droit de se mouvoir, de travailler, de penser, de s'exprimer librement, sur quoi se fonde-t-on pour parler de la sorte? Où a-t-on pris la preuve de tous ces droits? Dans les besoins de l'homme, disent quelques philosophes. Ses besoins constituent ses droits, il a besoin de se mouvoir librement, de travailler pour vivre, de penser; quand il a pensé, de parler suivant sa pensée. Donc il a le droit de faire ces choses! Ceux qui ont raisonné ainsi ont approché de la vérité et ne l'ont pas atteinte, car il résulterait de leur manière de raisonner que tout besoin est un droit, le besoin vrai comme le besoin faux, le besoin naturel, simple, comme le besoin provenant d'habitudes perverses (M. Thiers ne veut pas d'équivoque). Je sais bien que les philosophes qui ont raisonné ainsi ont distingué et ont dit: Les vrais besoins font les droits. Alors reste à chercher quels sont les besoins vrais, à discerner les vrais des faux (1). »

Il est incontestable que le besoin de manger est un besoin vrai; il n'est pas moins incontestable que ce besoin est un besoin commun. Si le droit de propriété est un droit qui corresponde à un besoin commun, le droit de propriété est un droit commun. Besoin vrai et droit sont corrélatifs, donc toute possession supérieure au besoin est une propriété sans droit. Peut-on mieux prouver que ne l'a fait M. Thiers la proposition de M. Proudhon : « La propriété, c'est le vol? »

<<< Après avoir observé l'homme, je vois qu'il a besoin de >> penser, d'exercer cette faculté, qu'en l'exerçant elle se » développe, s'agrandit, et je dis qu'il a droit de penser, » de parler, car penser, parler, c'est la même chose. Je le (1) De la Propriété, livre 1, pages 15 et 16.

» lui dois, si je suis gouvernement, non pas comme au >> chien dont je viens de faire mention, mais comme à un » être qui est mon égal, à qui je donne ce que je sais lui >> être dû et qui reçoit fièrement ce qu'il sait lui appartenir. » En un mot, c'est toujours la même méthode (1). » C'est le même droit, c'est le même besoin : donnez donc la propriété à celui qui n'a pas, comme vous lui donnez la pensée, comme vous lui donnez la parole. Il recevra fièrement ce qui est établi sur le même titre, sur le même besoin, et conséquemment sur le même droit....... Eh quoi! vous reculez, logicien inconséquent! Pourquoi donc avez-vous écrit? Vous avez écrit, non pas pour constater l'égalité du droit à la propriété, mais pour justifier le droit des grandes propriétés. Vous avez voulu combattre les communistes, vous avez été leur plus éloquent avocat.

Je résoudrai cette difficulté en son lieu; j'ai voulu seulement constater, en passant, l'impuissance où est la raison, sans la foi en un principe primitif, d'établir une théorie équitable car, à qui M. Thiers le cèderait-il en fait de ressources d'esprit ? Je lui dirai donc aussi : Quæ sursum sunt sapite, et sans cette sagesse je le défie d'être logicien.

« Mais moi, ajoute M. Thiers, qui m'en rapporte aux >> faits visibles pour augurer des volontés de Dieu (2). »

Vous vous en rapportez aux faits visibles pour augurer des volontés de Dieu! Il n'y a pas longtemps, car tout le monde vous a vu combattre très-visiblement les faits visibles du passé Ne vous vantez pas si haut de votre foi; dans le fond, elle ne vous ferait que médiocrement honneur, car les faits visibles, des faits malheureusement trop visibles, (1) De la Propriété, chap. II, page 19.

(2) De la Propriété, page 45.

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