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grand tigre, du couguard ou lion d'Amérique sans crinière, du pécari1, de l'aï1, et d'une légion de perroquets et d'autres oiseaux, semblables aux faisans. Quand les tigres approchaient de la lisière de la forêt, notre chien, qui jusque-là aboyait sans interruption, venait en hurlant chercher un refuge sous nos hamacs. Quelquefois le cri du tigre partait du haut d'un arbre; et alors il était constamment accompagné des sons modulés 2, plaintifs, des singes, qui cherchaient à se soustraire à quelque poursuite inattendue.

Lorsqu'on demande aux Indiens la cause de ces bruits continuels pendant certaines nuits, ils répondent en souriant que <«<les animaux se réjouissent du beau clair de lune, qu'ils fètent la pleine lune. » La scène tumultueuse me paraissait plutôt occasionnée par un combat d'animaux, mis aux prises acci lentellement, mais dont la lutte en se prolongeant propage de plus en plus le tumulte. Le jaguar poursuit les pécaris et les tapirs3, qui, dans leur fuite, brisent les buissons arborescents, épais, qui barrent leur passage. Ainsi alarmés, les singes mêlent, du haut des arbres, leurs cris à ceux des grands quadrupèdes ; ils réveillent les troupes d'oiseaux perchés en société, et peu à peu l'alerte se communique à tous les animaux. Nous savons, par une longue expérience, que ce n'est point toujours « la fète du clair de lune »> qui trouble le silence des forêts. Les voix étaient des plus reten tissantes pendant de fortes averses, ou quand la foudre, au milieu du roulement du tonnerre, éclairait l'intérieur du bois. Le bon franciscain, qui nous avait accompagnés, à travers les cataractes, jusqu'à la frontière du Brésil, avait coutume de dire, lorsqu'il redoutait un orage à l'entrée de la nuit : « Que le ciel nous procure une nuit tranquille, à nous ainsi qu'aux bêtes féroces de la forêt. >>

HUMBOLDT (traduit de).

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1. Pécari. Pachyderme, qui ressemble beaucoup au sanglier. Aï: mammifere de l'ordre des édentés, plus connu sous le nom de Paresseux, qu'il doit à sa marche embarrassée. On l'appelle Aï à cause de son cri.

2. Modulés. & Mesurés sur un certain ton. » Remarquer à ce sujet les diverses significations du mot mode et de la famille de mots qui en dérivent. Mode (Manière d'être, modèle). Modeler, module, commode, accommoder, etc.; Mode (Mesure, limite dans le mouvement). Modérer, modique, modeste; Mode (Son, inflexion), terme de musique Moduler, modulation.

3. Tapir. Autre pachyderme, qui atteint jusqu'à deux mètres de longueur. 4. Arborescents. « Qui deviennent arbres. » Comme dans adolescent, déliquescent, incandescent; en conclure la signification de la désinence escent, exprimant l'idée de devenir, de passer d'un état à un autre.

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La première chose qui se présente, c'est l'immense quantité d'eau qui couvre la plus grande partie du globe; ces eaux occupent toujours les parties les plus basses, elles sont aussi toujours de niveau, elles tendent perpétuellement à l'équilibre et au repos cependant nous les voyons agitées par une forte puissance qui, s'opposant à la tranquillité de cet élément, lui imprime un mouvement périodique et réglé, soulève et abaisse alternativement les flots, et fait un balancement de la masse totale des mers en les remuant jusqu'à la plus grande profondeur. Nous savons que ce mouvement est de tous les temps, et qu'il durera autant que la lune et le soleil, qui en sont les causes.

Considérant ensuite le fond de la mer, nous y remarquons autant d'inégalités que sur la surface de la terre; nous y trouvons des hauteurs, des vallées, des plaines, des profondeurs, des rochers, des terrains de toute espèce; nous croyons que toutes les îles ne sont que les sommets de vastes montagnes dont le pied et les racines sont couverts de l'élément liquide; nous y trouvons d'autres sommets de montagnes qui sont presque à fleur d'eau; nous y remarquons des courants rapides qui semblent se soustraire au mouvement général : on les voit se porter quelquefois constamment dans la même direction, quelquefois rétrograder1, et ne jamais excéder leurs limites, qui paraissent aussi invariables que celles qui bornent les efforts des fleuves de la terre. Là sont ces contrées orageuses où les vents en fureur précipitent la tempête, où la mer et le ciel également agités se choquent et se confondent; ici sont des mouvements intestins, des bouillonnements, des trombes et des agitations extraordinaires causées par des volcans dont la bouche submergée vomit le feu du sein des ondes, et pousse jusqu'aux nues une épaise vapeur mêlée d'eau, de soufre et de bitume. Plus loin, je vois ces gouffres dont on n'ose approcher, qui semblent attirer les vaisseaux pour les engloutir 2; au delà, j'aperçois ces vastes plaines toujours calmes et tranquilles, mais tout aussi dangereuses, où les vents n'ont jamais exercé leur empire, où l'art du nautonier devient inutile,

1. « Revenir en arrière. » Remarquer la famille de cette racine grad, qui signifie mouvement de marche, et qui prend des formes très-variées : Grad, grade, gradin, gradation, graduer, rétrograder; grav, gravir; gré, degré; grés, progrès. digression, agresseur, transgresser; gred, ingrédient, etc.

2. Engloutir. Mot onomatopée. « Avaler, absorber." Préfixe en, racine glou, famille de glouton, glotte (gosier), déglutition, glou glou.

où il faut rester et périr; enfin, portant les yeux jusqu'aux extrémités du globe, je vois ces glaces énormes qui se détachent des continents des pôles, et viennent, comme des montagnes flottantes, voyager et se fondre jusque dans les régions tempérées. Voilà les principaux objets que nous offre le vaste empire de la mer; des milliers d'habitants de différentes espèces en peuplent toute l'étendue : les uns couverts d'écailles légères en traversent avec rapidité les différents pays; d'autres, chargés d'une épaisse coquille, se traînent pesamment et marquent avec lenteur leur route sur le sable; d'autres, à qui la nature a donné des nageoires en forme d'ailes, s'en servent pour s'élever et se soutenir dans les airs; d'autres, enfin, à qui tout mouvement a été refusé, croissent et vivent attachés aux rochers; tous trouvent dans cet élément leur pâture. Le fond de la mer produit abondamment des plantes, des mousses et des végétations1 encore plus singulières; le terrain de la mer est de sable, de gravier, souvent de vase, quelquefois de terre ferme, de coquillages, de rochers, et partout il ressemble à la terre que nous habitons.

13.- Un naufrage.

BUFFON.

Après avoir navigué ou plutôt dérivé 2 l'espace d'une lieue, suivant nos calculs, une vague furieuse, haute comme une montagne, vint, en roulant derrière notre barque, nous annoncer le coup de grâce. Elle tomba sur nous avec tant de violence que la chaloupe fut à l'instant renversée. Alors, nous séparant les uns et les autres de cette dernière planche de salut 3, nous eûmes à peine le temps de nous écrier: « O mon Dieu ! » et nous fùmes tous engloutis.

Je ne saurais décrire les pensées confuses qui se pressaient dans mon esprit quand je tombai dans l'eau. Je suis très-bon nageur; cependant je ne pus me dégager des vagues pour respirer que lorsque le flot, m'ayant porté assez avant sur le rivage, diminua de force et de hauteur et me laissa presque à sec, mais à moitié suffoqué par l'eau que j'avais bue. J'eus assez de pré

1. Des végétations. «Des êtres qui végètent, » c'est-à-dire qui naissent, croissent, se développent et se propagent comme les végétaux. En signalant les différences entre le règne animal et le règne végétal, remarquer que les mots végéter, végétation, qui expriment un mode particulier de vie, appartiennent à la même famille que ce mot vie, vigueur, vitalité, végétal.

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3. Cette dernière planche de salut. La dernière planche où l'on puisse se rattacher pour se sauver, un dernier moyen de salut, un dernier espoir.

II PARTIE.

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sence d'esprit et de vigueur pour me relever sur mes pieds, et tâcher, puisque je me voyais plus près de la côte que je ne le croyais, de l'atteindre avant qu'une autre vague vint me reprendre. Mais bientôt je m'aperçus que ce malheur était inévitable. La mer me poursuivait comme un ennemi acharné, et je n'avais aucun moyen de résister à sa furie. Mon unique ressource était de retenir mon haleine et de m'élever, si je le pouvais, au-dessus de l'eau, en me dirigeant autant que possible vers la rive. Ma plus grande inquiétude était d'être remporté par les vagues aussi loin dans la mer qu'elles m'auraient porté sur la terre.

La première de ces montagnes mouvantes, qui vint sur moi, m'ensevelit encore sous sa masse de vingt à trente pieds de hauteur. Je me sentis emporté avec une vitesse et une force prodigieuse à une grande distance sur le rivage. Je repris ma respiration et m'efforçai d'avancer davantage en nageant. J'étais près d'étouffer, quand je me sentis soulever, et me trouvai, à mon grand et soudain soulagement, la tête et le buste au-dessus de l'eau. Je restai ainsi à peine deux secondes; mais cela me donna le temps de respirer et me fis reprendre courage. Je fus de nouveau couvert d'eau assez longtemps, mais pas assez pour que je ne pusse le supporter; et quand je m'aperçus que la vague commençait à refluer 1, je nageai vigoureusement contre elle et je sentis le terrain sous mes pieds. Je me tins immobile un instant pour reprendre haleine; puis je courus de toutes les forces qui me restaient vers le rivage. Mais je n'étais pas encore délivré de la furie de la mer qui me poursuivait. Je fus enlevé deux autres fois par les vagues et porté en avant comme les premières fois, la rive étant extrêmement plate.

La dernière vague qui me saisit faillit me devenir fatale; car elle me lança contre un rocher avec tant de force, que je demeurai privé de sentiment et tout à fait hors d'état de m'aider moimême. Le coup, ayant porté sur la poitrine et un peu sur le flanc, m'avait coupé la respiration, et si j'avais été frappé une seconde fois, j'aurais péri suffoqué sous les flots. Mais avant le retour de la vague je commençai à respirer, et, pour éviter d'être repris, je me cramponnai 2 au rocher et tâchai de retenir mon souffle tant que l'eau fut au-dessus de moi. Les vagues étaient

1. Refluer. « Revenir en arrière. » La vague flue, coule, s'avance de la mer vers le rivage: c'est le flux. Puis elle reflue, elle revient ensuite du rivage vers la mer: c'est le reflux. Refluer, fluer en arrière, fluer une seconde fois, du verbe fluer et de la préfixe re qui signifie ou en arrière, ou de nouveau.

2. Cramponnai. « Je m'attachai fortement, » comme avec des crampons.

alors un peu moins hautes, parce que j'étais plus près de terre ; j'en laissai passer une, ensuite je tentai de m'avancer plus près de la rive, et j'y réussis à tel point, que le flot qui me couvrit ensuite ne put me soulever et m'emporter. Une troisième course me conduisit à terre. Je gravis à ma grande joie les rochers de la côte, et me jetai sur l'herbe tout à fait hors de la portée des vagues.

En me voyant sain et sauf, je levai d'abord les yeux au ciel et lui rendis grâces de m'avoir délivré d'un danger dont, seulement une minute auparavant, je n'espérais pas sortir.

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2

Les eaux qui tombent sur les crêtes et les sommets des montagnes, ou les vapeurs qui s'y condensent, ou les neiges qui s'y liquéfient, descendent par une infinité de filets le long de leurs pentes; elles en enlèvent quelques parcelles 1, et y marquent leur passage par des sillons légers. Bientôt ces filets se réunissent dans les creux plus marqués dont la surface des montagnes est labourée; ils s'écoulent par les vallées profondes qui en entament le pied, et vont former ainsi les rivières et les fleuves, qui reportent à la mer les eaux que la mer avait données à l'atmosphère. A la fonte des neiges, ou lorsqu'il survient un orage, le volume de ces eaux des montagnes, subitement augmenté, se précipite avec une vitesse proportionnée aux pentes; elles vont heurter avec violence le pied de ces croupes de débris qui couvrent les flancs de toutes les hautes vallées; elles entraînent avec elles les fragments déjà arrondis qui les composent; elles les émoussent, les polissent encore par le frottement; mais à mesure qu'elles arrivent à des vallées plus unies, où leur chute diminue, ou dans des bassins plus larges, où il leur est permis de s'épandre, elles jettent sur la plage les plus grosses de ces pierres qu'elles roulaient; les débris plus petits sont déposés plus bas, et il n'arrive guère au grand canal de la rivière que les parcelles les plus menues, ou le limon le plus imperceptible. Souvent même le cours de ces eaux, avant de former le grand fleuve inférieur, est obligé

1. Diminutif de part, « petites parts, parties »,

2. Ce mot présente d'une manière saillante la signification de la préfixe pro, indiquant le rapport, la relation proportionnée, c'est-à-dire partagée selon les pentes, dans la mesure des pentes. Remarquer que les racines part, d'où partie, partage, départir, et port, d'où portion, proportion, appartiennent à la même famille.

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