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chamois paissant tranquillement dans les belles clairières de nos forêts européennes, ou bien sur les plateaux verdoyants des Alpes et des Pyrénées; qu'un souffle d'air porte à leurs sens si fins un son qui les avertisse, ils donnent de la voix ou du pied un signe d'émotion, qui à l'instant se communique à la troupe, et ils fuient en commun, car leur défense est dans la meilleure 1 légèreté de leurs jambes. L'homme né pour créer et braver le canon, l'homme, au lieu de fuir, se jette sur les armes plus ou moins perfectionnées qu'il a imaginées, prend un bois à l'extrémité duquel il place une pierre tranchante, et, armé de cette lance grossière, se serre à son voisin, fait tête à l'ennemi, résiste ou cède tour à tour, suivant la direction qu'il reçoit du plus adroit, du plus hardi des membres de la peuplade.

35. De la propriété.

THIERS.

Il est dans le cœur de l'homme d'aimer à avoir son chez lui, comme aux oiseaux d'avoir leurs nids, à certains quadrupèdes d'avoir leurs terriers. Il finit par choisir un territoire, pour le distribuer en patrimoine où chaque famille s'établit, travaille, cultive pour elle et sa postérité. De même que l'homme ne peut laisser errer son cœur sur tous les membres de la tribu, et qu'il a besoin d'avoir à lui sa femme, ses enfants, qu'il aime, soigne, protége, sur lesquels se concentrent ses craintes, ses espérances, sa vie enfin, il a besoin d'avoir son champ, qu'il cultive, plante, embellit à son goût, enclôt de limites, qu'il espère livrer à ses descendants couvert d'arbres qui n'auront pas grandi pour lui, mais pour eux. Alors à la propriété mobilière du nomade succède la propriété immobilière du peuple agriculteur; la seconde propriété naît, et avec elle des lois compliquées, il est vrai, que le temps rend plus justes, plus prévoyantes, mais sans en changer le principe, qu'il faut faire appliquer par des juges et par une force publique. La propriété résultant d'un premier effet de l'instinct, devient une convention sociale, car je protége votre propriété pour que vous protégiez la mienne, je la protége ou de ma personne comme soldat, ou de mon argent comme contribuable, en consacrant une partie de mon revenu à l'entretien d'une force publique.

Ainsi l'homme, insouciant d'abord, peu attaché au sol qui lui offre des fruits sauvages ou de nombreux animaux à dévorer, sans

1. Le comparatif forme ici une espèce d'ellipse qui s'explique d'elle-même.

qu'il ait beaucoup de peine à se donner, s'assied à cette table chargée de mets naturels, et où il y a place pour tous, sans jalousie, sans dispute, tour à tour s'y asseyant, la quittant, y revenant comme à un festin toujours servi par un maître libéral, maître qui n'est autre que Dieu lui-même. Mais peu à peu il prend goût à des mets plus recherchés: il faut les faire naître ; il commence à y tenir, parce qu'il a fallu beaucoup travailler pour les produire. Il se partage ainsi la terre, s'attache fortement à sa part, et si des nations la lui disputent en masse, il combat en corps de nation; si, dans l'intérieur de la cité où il vit, son voisin lui dispute sa parcelle, il plaide devant un juge. Mais sa tente et ses troupeaux d'abord, sa terre et sa ferme ensuite, attirent successivement ses affections, et constituent les divers modes de sa propriété.

Ainsi à mesure que l'homme se développe, il devient plus attaché à ce qu'il possède, plus propriétaire en un mot. A l'état barbare, il l'est à peine; à l'état civilisé, il l'est avec passion.

36,

THIERS.

Le travail, base et mesure de la propriété.

J'ai défriché un champ où il ne poussait que des ronces; je l'ai enclos, planté, arrosé, couvert de bâtisses1, ou ce qui revient au même, je l'ai acquis en donnant en échange d'autres objets provenant de mon travail. La société m'en assure, quoi? La surface, théâtre de ces travaux de défrichement, de clôture, de plantation, d'arrosage, de construction, la surface et rien de plus. Elle me la donne, car elle ne peut pas faire autrement. Comment, en effet, pourrait-elle me garantir le fruit de mes labeurs, si elle ne m'assurait la tranquille possession de cette surface où coulent ces eaux, sur laquelle reposent ces murs, tout autour de laquelle serpentent et végètent les racines de ces arbres? Il le faut bien, et elle ne peut permettre à un autre de semer sur mes moissons, de planter à côté de mes arbres. Mais mon travail ne s'étend pas au delà du soc de ma charrue, au delà des racines de mes arbres, au delà de la sonde avec laquelle je vais chercher l'eau de mon puits, et dès lors ma propriété s'arrête ou s'est arrêté mon travail. Cependant, au-dessous de cette surface dont on m'a garanti la possession, il y a des profondeurs remplies d'un métal, le fer, qui sert à tous les ouvrages difficiles; d'un autre métal, l'argent, qui sert à tous les échanges; d'un minérai, la houille, qui sert aujourd'hui à

1. Bâtisses. Ce mot donne l'idée de constructions légères.

produire la force. Le fond, pouvant devenir le théâtre d'un nouveau travail, devient en même temps le théâtre d'une nouvelle propriété; et, sous la surface, qui est au laboureur, se forme une autre possession, qui appartient au mineur. La société pose des règles pour la sûreté et la commodité de tous les deux. Mais à côté de l'un, elle place l'autre, et la terre, loin d'être un théâtre d'usurpation, est ainsi le théâtre d'un double labeur, l'un à sa surface, l'autre dans ses plus profondes entrailles. De la sorte, aucune partie de cet univers n'est prodiguée à qui ne la travaillerait pas; à l'un le dessus, à l'autre le dessous; à chacun pour le travail, à cause du travail, dans la mesure du travail.

37.

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THIERS.

Progrès de la civilisation par le progrès des sciences.

Jeté faible et nu à la surface du globe, l'homme paraissait créé pour une destruction inévitable; les maux l'assaillaient 1 de toutes parts; les remèdes lui restaient cachés; mais il avait reçu le génie 2 pour les découvrir.

Les premiers sauvages cueillaient dans les forêts quelques fruits nourriciers, quelques racines salutaires, et subvinrent ainsi à leurs plus pressants besoins; les premiers pâtres s'aperçurent que les astres suivent une marche réglée, et s'en servirent pour diriger leurs courses à travers les plaines du désert telle fut l'origine des sciences mathématiques, et celle des sciences physiques.

Une fois assuré qu'il pouvait combattre la nature par ellemême, le génie ne se reposa plus; il l'épia sans relâche : sans cesse, il fit sur elle de nombreuses conquêtes, toutes marquées par quelque amélioration dans l'état des peuples.

Se succédant dès lors sans interruption, des esprits méditatifs, dépositaires fidèles des doctrines acquises, constamment occupés de les lier, de les vivifier les unes par les autres, nous ont conduits, en moins de quarante siècles, des premiers essais de ces observateurs agrestes aux plus profonds calculs des Newton 3 et des Laplace, aux énumérations savantes des Linné et des Jussieu. Ce précieux héritage, toujours accru, porté de la Chaldée en Égypte, de l'Égypte dans la Grèce, caché pendant des siècles

1. L'assaillaient. « Fondaient sur lui, l'attaquaient. »

2. Génie. Pris ici dans le sens d'intelligence, de raison.

3. Illustre astronome anglais du XVIIe siècle.

4. Célèbre astronome français vivant au commencement de ce siècle. 5. Botanistes célèbres du XVIIe siècle, l'un suédois, l'autre français.

de malheur et de ténèbres, recouvré à des époques plus heureuses, inégalement répandu parmi les peuples de l'Europe, a été suivi partout de la richesse et du pouvoir : les nations qui l'ont recueilli sont devenues les maîtresses du monde; celles qui l'ont négligé sont tombées dans la faiblesse et dans l'obscurité.

Il est vrai que, longtemps, ceux même qui eurent le bonheur de révéler quelques vérités importantes, n'aperçurent pas dans leur entier les grands rapports qui les unissent toutes, ni les conséquences infinies qui peuvent découler de chacune.

Il n'aurait pas été naturel que ces matelots phéniciens, qui virent le sable des rivages de la Bétique se transformer au feu en un verre transparent, pressentissent aussitôt que cette matière nouvelle pourrait prolonger pour les vieillards les jouissances de la vue 1; qu'elle aiderait l'astronome à pénétrer dans les profondeurs des cieux, et à nombrer les étoiles de la voie lactée 2; qu'elle découvrirait au naturaliste un petit monde aussi peuplé, aussi riche en merveilles que celui qui semblait seul avoir été offert à ses sens et à son étude 3; qu'enfin son usage le plus simple et le plus immédiat procurerait un jour aux riverains de la mer Baltique la possibilité de se construire des palais plus magnifiques que ceux de Tyr et de Memphis, et de cultiver, sous les glaces du cercle polaire, les fruits les plus délicieux de la zone torride 4.

Lorsqu'un bon religieux, dans le fond d'un cloître d'Allemagne, enflamma pour la première fois un mélange de soufre et de salpêtre, quel mortel aurait pu lui prédire tout ce qui allait naître de son expérience? Changer l'art de la guerre; soustraire le courage à la supériorité de la force physique; rétablir en Occident l'autorité des rois; empêcher que les pays civilisés ne pussent de nouveau être la proie des nations barbares; devenir enfin l'une des plus grandes causes de la propagation des lumières, en contraignant à s'instruire les peuples conquérants qui, jusqu'alors, avaient été presque partout les fléaux de l'instruction: telle était la destination d'une des plus simples combinaisons de la chimie.

Ces conséquences frappent maintenant tous les yeux; mais la vue la plus perçante n'aurait pu les saisir dans ces commencements, où chacun se bornait à suivre le sentier que le hasard lui

1. Les lunettes ou besicles, découvertes dans le xive siècle.

2. Le télescope.

3. Le microscope.

4. Les serres chaudes.

avait ouvert : c était presque sans le savoir que les premiers observateurs devenaient les bienfaiteurs de leurs semblables 1.

38.

CUVIER.

Naissance et développement de la civilisation.

(C'est le poëte Orphée qui parle.)

Parfois, dans mes voyages,

Quand le sort me conduit chez des hordes sauvages
Qui vivent de la chasse ou bien de fruits grossiers,
Je leur offre en présent quelques pains nourriciers;
A peine savourés, ils en désirent d'autres 2 :

« J'en ai là des milliers pour vous et pour les vôtres, »>
Leur dis-je, et jouissant de leur étonnement,

Je leur présente alors quelques grains de froment :
<< Mettez ces grains en terre, et le sol de vos plaines
Vous rendra plus de grains qu'il n'a reçu de graines. »
<< --Quand donc! demain?-Oh! non, il faut d'abord, demain
Briser, ouvrir, sarcler cette terre...... » Soudain,

Les voilà travailleurs.

<< Quitter la vie errante.» Et bientôt la cabane a remplacé la tente.

« Vous faire des outils... » Ils façonnent le bois,

Ils aiguisent le fer... Puis un matin, je vois,

3

Quand des pleurs de la nuit 3 les plaines sont couvertes,
Je vois du blé naissant pointer les têtes vertes!...

<< Remerciez les dieux,» leur dis-je. Et la maison
Voit s'élever près d'elle un autel de gazon,

Et de la piété, du travail, c'est-à-dire

Du petit grain de blé, naissent, grâce à la lyre,
Et l'amour du logis, et l'amour de la paix,
L'instinct de la famille avec tous ses bienfaits,
Le mariage enfin, cette première pierre
D'où part en s'étageant la cité tout entière!

JASON 4.

Illustre conquérant! voilà donc tes exploits?...

1. Depuis que Cuvier traçait cet éloquent tableau, les applications industrielles de la vapeur et de l'électricité ont témoigné mieux encore, s'il est possible, de l'influence qu'exerce le progrès des sciences sur les progrès de la civilisation. 2. Phrase elliptique. Construction irrégulière d'après la rigueur grammaticale. 3. Périphrase métaphorique pour désigner la rosée qui tombe pendant la nuit. 4. Jason. Un des chefs grecs qui prirent part, avec Orphée, à la grande aventure des temps héroïques, l'expédition des Argonautes.

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