Page images
PDF
EPUB

passé le bout et revient à tâtons chercher les arbres. Il les suit à l'estime1, puis croise et ne trouve point sa maison. Il ne comprend point cette aventure. La nuit se passe dans cet exercice; le jour arrive, et devient bientôt assez clair pour aviser à sa maison. Il ne voit rien, il se frotte les yeux, il cherche d'autres objets pour découvrir si c'est la faute de sa vue. Enfin, il croit que le diable s'en mêle, et qu'il a emporté sa maison. A force d'aller, de venir, et de porter sa vue de tous côtés, il aperçoit, à une assez grande distance de l'avenue, une maison qui ressemble à la sienne comme deux gouttes d'eau. Il ne peut croire que cela soit; mais la curiosité le fait aller où elle est, et où il n'a jamais vu de maison. Plus il approche, plus il reconnaît que c'est la sienne. Pour s'assurer mieux de ce qui lui tourne la tête, il présente sa clef : elle ouvre; il entre, il retrouve tout ce qu'il y avait laissé, et précisément dans la même place. Il est prêt à en pâmer2, et il demeure convaincu que c'est un tour de sorcier. La journée ne fut pas bien avancée que la risée du château et du village l'instruisit de la vérité du sortilége, et le mit en furie. Il veut plaider, il veut demander justice à l'intendant; et partout on s'en moque. Le roi le sut qui en rit aussi, et Charnacé eut son avenue libre 3.

31.

L'Observateur mal récompensé.

SAINT-SIMON.

4

Un jour, se promenant auprès d'un petit bois, Zadig vit accourir à lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la plus grande inquiétude, et qui couraient çà et là comme des hommes égarés qui cherchent ce qu'ils ont perdu de plus précieux. « Jeune homme, lui dit le premier eunuque, n'avez-vous point vu le chien de la reine? » Zadig répondit modestement : « C'est une chienne, et non pas un chien. Vous avez raison, reprit le premier eunuque. C'est une

épagneule très-petite, ajouta Zadig; elle a fait depuis peu des

1. A l'estime. Locution analogue à l'expression au juger, mais moins usitée. 2. Pamer." Tomber en pâmoison, en défaillance, s'évanouir.»

3. Le tour est sans doute plaisant, mais peu conforme à la justice et au respect de la propriété. Celui qui se le permettrait aujourd'hui pourrait bien encore faire rire même ses juges, mais irait coucher en prison, quelque grand seigneur qu'il fût. 4. Personnage imaginaire, aussi bien que la reine et le roi de Babylone dont il est parlé. Les noms et les usages de la France du XVIIIe siècle, transportés à plaisir dans l'Orient, montrent assez que l'auteur fait la satire de son pays et de son temps.

11e PARTIE.

13

chiens; elle boite du pied gauche de devant, et elle a les oreilles très-longues. Vous l'avez donc vue, dit le premier eunuque tout essoufflé. Non, répondit Zadig, je ne l'ai jamais vue, et je n'ai jamais su si la reine avait une chienne. »

Précisément dans le même temps, par une bizarrerie ordinaire de la fortune, le plus beau cheval de l'écurie du roi s'était échappé des mains d'un palefrenier dans les plaines de Babylone. Le grand veneur et tous les autres officiers couraient après lui avec autant d'inquiétude que le premier eunuque après la chienne. Le grand veneur s'adressa à Zadig, et lui demanda s'il n'avait point vu passer le cheval du roi. « C'est, répondit Zadig, le cheval qui galope le mieux; il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit; il porte une queue de trois pieds et demi de long; les bossettes de son mors sont d'or à vingt-trois carats1, ses fers sont d'argent à onze deniers2. - Quel chemin a-t-il pris? où est-il? demanda le grand veneur. Je ne l'ai point vu, répondit Zadig, et je n'en ai jamais entendu parler. >>

Le grand veneur et le premier eunuque ne doutèrent pas que Zadig n'eût volé le cheval du roi et la chienne de la reine; ils le firent conduire devant l'assemblée du grand Desterham3, qui le condamna au knout, et à passer le reste de ses jours en Sibérie. A peine le jugement fut-il rendu qu'on retrouva le cheval et la chienne. Les juges furent dans la douloureuse nécessité de réformer leur arrêt; mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre cents onces d'or, pour avoir dit qu'il n'avait point vu ce qu'il avait vu. Il fallut d'abord payer cette amende; après quoi il fut permis à Zadig de plaider sa cause au conseil du grand Desterham; il parla

en ces termes :

« Étoiles de justice, abîmes de science, miroirs de vérité, qui avez la pesanteur du plomb, la dureté du fer, l'éclat du diamant, ot beaucoup d'affinité avec l'or, puisqu'il m'est permis de parler

1. Carats. Expression servant à désigner le degré de pureté de l'or. A vingtquatre carats, l'or étant complétement pur, il ne contient donc à vingt-trois qu'unc très-petite partie d'alliage.

2. Fers d'argent à onze deniers. C'est-à-dire composés de onze parties d'argent et d'une partie d'alliage. On sait que le denier était la douzième partie du sou. L'argent était considéré comme parfaitement pur, quand il ne contenait qu'un demi-douzième d'alliage.

3. L'assemblée du grand Desterham. La cour suprême de justice, en quelque sorte le parlement du temps où Voltaire écrivait.

4. Once. Ancien poids, formant le seizième de la livre, et employé comme monnaic dans certains pays.

5. Imitation exagérée des formes poétiques usitées en Orient, et qui ajoute au plaisant du récit.

devant cette auguste assemblée, je vous jure par Orosmade 1, que je n'ai jamais vu la chienne respectable de la reine, ni le cheval sacré du roi des rois. Voici ce qui m'est arrivé : Je me promenais vers le petit bois où j'ai rencontré depuis le vénérable eunuque et le très-illustre grand veneur. J'ai vu sur le sable les traces d'un animal, et j'ai jugé aisément que c'étaient celles d'un petit chien. Des sillons légers et longs, imprimés sur de petites éminences de sable entre les traces des pattes, m'ont fait connaître que c'était une chienne dont les mamelles étaient pendantes, et qu'ainsi elle avait fait des petits il y a peu de jours. D'autres traces en un sens différent, qui paraissaient toujours avoir rasé la surface du sable à côté des pattes de devant, m'ont appris qu'elle avait les oreilles très-longues; et comme j'ai remarqué que le sable était toujours moins creusé par une patte que par les trois autres, j'ai compris que la chienne de notre auguste reine était un peu boiteuse, si je l'ose dire.

« A l'égard du cheval du roi des rois, vous saurez que, me promenant dans les routes de ce bois, j'ai aperçu les marques des fers d'un cheval; elles étaient toutes à égale distance. Voilà, ai-je dit, un cheval qui a un galop parfait. La poussière des arbres, dans une route étroite qui n'a que sept pieds de large, était un peu enlevée à droite et à gauche, à trois pieds et demi du milieu de la route. Ce cheval, ai-je dit, a une queue de trois pieds et demi, qui, par ses mouvements de droite et de gauche, a balayé cette poussière. J'ai vu sous les arbres qui formaient un berceau de cinq pieds de haut, les feuilles des branches nouvellement tombées; et j'ai connu que ce cheval y avait touché, et qu'ainsi il avait cinq pieds de haut. Quant à son mors, il doit être d'or à vingt-trois carats; car il en a frotté les bossettes contre une pierre que j'ai reconnue être une pierre de touche 2, et dont j'ai fait l'essai. J'ai jugé enfin par les marques que ses fers ont laissées sur des cailloux d'une autre espèce, qu'il était ferré d'argent à onze deniers de fin. >>

Tous les juges admirèrent le profond et subtil discernement de Zadig; la nouvelle en vint jusqu'au roi et à la reine. On ne parlait que de Zadig dans les antichambres, dans la chambre, et dans le cabinet; et quoique plusieurs mages 3 opinassent qu'on devait le

1. Orosmade ou Ormuz. Le Dieu suprême, le principe de tout bien dans la religion des anciens Perses.

2. Pierre de touche. Pierre noire très-dure avec laquelle on détermine le degré de pureté de l'or, d'après la nature des traces que le métal laisse sur la pierre. 3. Mages. Ministres de la religion chez les Perses.

brûler comme sorcier, le roi ordonna qu'on lui rendît l'amende des quatre cents onces d'or à laquelle il avait été condamné. Le greffier, les huissiers, les procureurs, vinrent chez lui en grand appareil lui rapporter ses quatre cents onces; ils en retinrent seulement trois cents quatre-vingt dix-huit pour les frais de justice, et leurs valets demandèrent des honoraires '.

VOLTAIRE.

32.

[ocr errors]

Une journée de Mme de Maintenon.

On commence à entrer chez moi vers sept heures et demie; c'est d'abord M. Maréchal 2; il n'est pas plustôt sorti que M. Fagon2 entre; il est suivi de M. Bloin 2 ou de quelque autre de la part du roi, qui envoie savoir de mes nouvelles... Ensuite viennent les gens de plus grande conséquence: un jour, M. Chamillard 3; un autre, M. l'archevêque; aujourd'hui c'est un général d'armée qui va partir, demain une audience qu'il faut donner, avec cette circonstance que c'est presque toujours des personnes que je ne puis différer de voir; car il le faut bien, par exemple quand les officiers partent, et ainsi des autres. M. le duc du Maine attendait l'autre jour dans mon antichambre que M. de Chamillard eût fini. Quand il fut sorti, M. le duc du Maine entra et me tint jusque quand le roi arriva; car il y a là même un petit agrément, c'est qu'ils ne sortent de chez moi que quand quelqu'un d'au-dessus les chasse. Quand le roi vient, il faut bien qu'ils s'en aillent tous. Le roi demeure avec moi jusqu'à ce qu'il aille à la messe. Je ne sais si vous prenez garde qu'au milieu de tout cela je ne suis pas encore habillée; si je l'étais, je n'aurais pas eu le temps de prier Dieu. J'ai donc encore ma coiffure de nuit; cependant, ma chambre est comme une église; il s'y fait comme une procession; tout le monde y passe, et ce sont des allées et des venues perpétuelles.

Quand le roi a entendu la messe, il repasse encore par chez moi;

1. L'auteur fait, sous une forme plaisante, la critique de la justice telle qu'elle existait avant 1789, alors que les juges, achetant leurs charges et n'étant pas rétribués par l'État, s'indemnisaient aux dépens des accusés. Le morceau reste pour nous un modèle excellent de style net et rapide et de spirituelle ironie.

2. Maréchal était le premier chirurgien de Louis XIV; Fagon, son médecin; Bloin, son premier valet de chambre.

3. Chamillard. Ministre de Louis XIV.

4. La grammaire demanderait ce sont des personnes; elle était, avec raison, moins rigoureuse au XVIIe siècle.

5. Fils de Louis XIV,

ensuite la duchesse de Bourgogne 1 vient avec beaucoup de dames, et on demeure là pendant que je dîne. Il semble donc qu'au moins voilà un temps employé pour moi; mais vous allez voir comment. Je suis en peine si Mme la duchesse de Bourgogne ne fait rien de mal à propos, si elle en use bien avec son mari; je tâche de lui faire dire un mot à celle-ci, de voir si elle traite bien celle-là. Il faut entretenir la compagnie, faire en sorte de les unir tous. Si quelqu'un fait une indiscrétion, je la sens; je suis embarrassée de la manière dont on prend ce qui se dit; enfin c'est une contention d'esprit que rien n'égale. Il y a autour de moi un cercle de dames, de manière que je ne puis demander à boire. Je me détourne quelquefois et je leur dis en les regardant : « C'est bien de l'honneur pour moi, mais je voudrais pourtant bien avoir un valet. >> Sur cela, chacune veut me servir et s'empresse pour m'apporter ce qu'il me faut, ce qui est encore une autre sorte d'embarras et d'importunité pour moi.

Enfin ils s'en vont dîner... mais ordinairement monseigneur prend ce temps-là pour me venir voir, parce qu'un jour il ne dîne point ou il a dîné plus tôt pour aller à la chasse. Il vient donc après les autres; c'est l'homme du monde le plus difficile à entretenir, car il ne dit mot. Il faut pourtant que je l'entretienne, car je suis chez moi; si cela se passait chez un autre, je n'aurais qu'à me mettre derrière dans une chaise et ne rien dire si je voulais. Les dames qui sont avec moi peuvent faire cela, si elles le veulent; mais moi qui suis dans ma chambre, il faut que je paye ce qui s'appelle de ma personne et que je cherche quoi dire; cela n'est pas fort réjouissant.

Après cela, on sort de table. Le roi avec toutes les princesses et la famille royale viennent dans ma chambre et apportent avec eux une chaleur effroyable. On cause, et le roi demeure là environ une demi-heure; puis il s'en va, mais rien que lui; tout le reste est encore là; et comme le roi n'y est plus, on s'approche davantage de moi. Ils m'environnent tous, et il faut que je sois là à écouter la plaisanterie de Me la maréchale de Clérambault, la raillerie de celle-ci, le conte de celle-là. Elles n'ont rien à faire, toutes ces bonnes dames; elles ont le teint bien rafraîchi et n'ont rien fait dans toute la matinée. Mais il n'en est pas de même de moi, qui aurais bien autre chose à faire que de causer, et qui porte souvent dans le cœur un chagrin, une mauvaise nouvelle... Après qu'on a ainsi demeuré quelque temps on s'en va chacun

1. Elle était de la maison de Savoie et épousa le dauphin, étant encore fort jeune.

« PreviousContinue »