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manière; on le loua fort, on loua et on blâma son courage 1. Le roi dit qu'il y avait cinq ans qu'il retardait de venir à Chantilly, par ce qu'il comprenait l'excès de cet embarras. Il dit à M. le Prince qu'il ne devait avoir que deux tables, et ne point se charger de tout; il jura qu'il ne souffrirait plus que M. le Prince en usât ainsi; mais c'était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâcha de réparer la perte de Vatel; elle fut réparée. On dîna très-bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse; tout cela était parfumé de jonquilles, tout était enchanté.

18. Les fausses vocations.

Mme DE SÉVIGNÉ.

Une erreur commune et dont il faut vous préserver, c'est d'attribuer à l'ardeur du talent l'effet de l'occasion, et de prendre pour une inclination marquée vers tel ou tel art l'esprit imitatif commun à l'homme et au singe, et qui porte machinalement l'un et l'autre à vouloir faire tout ce qu'il voit faire, sans trop savoir à quoi cela est bon. Le monde est plein d'artisans, et surtout d'artistes 2, qui n'ont point le talent naturel de l'art qu'ils exercent et dans lequel on les a poussés dès leur bas âge, soit déterminés par d'autres convenances, soit trompés par un zèle apparent qui les eût portés de même vers tout autre art s'ils l'avaient vu pratiquer aussitôt. Tel entend un tambour et se croit général; tel voit bâtir et veut être architecte. Chacun est tenté du métier qu'il voit faire, quand il le croit estimé.

J'ai connu un laquais qui, voyant peindre et dessiner son maître, se mit dans la tête d'être peintre et dessinateur. Dès l'instant

1. L'amour de la profession, le désir d'en bien remplir tous les devoirs est sans doute un sentiment élevé et digne d'éloges. Mais lorsque ce désir va jusqu'à faire oublier les devoirs et la dignité de l'homme et du chrétien, c'est une faiblesse et une folie, et il est malheureux que le mot honneur soit employé pour désigner ce point d'honneur ou cette vanité.

2. Artisan, artiste. De la racine art. Ces deux mots expriment donc celui qui exerce un art, une profession, un métier. Mais l'usage a fait attribuer le premier aux professions purement manuelles, et réserver le second à certaines professions où le travail de l'intelligence est censé accompagner le travail de la main, la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique. A proprement parler l'intelligence trouve son emploi dans tous les métiers, et il peut arriver qu'un maçon, un cordonnier, un menuisier, apportent plus d'intelligence et de goût dans leur travail qu'un peintre, qu'un sculpteur, dans le leur. Il s'ensuit qu'un artisan peut être artiste, et un artiste rester artisan. Il s'ensuit encore qu'un bon artisan a plus de mérite et est plus considéré qu'un médiocre artiste. Il faut aussi remarquer que la vanité a tellement fait usurper ce nom d'artiste qu'elle a fini par lui donner une teinte de ridicule.

qu'il eut formé cette résolution, il prit le crayon, qu'il n'a plus quitté que pour prendre le pinceau, qu'il ne quittera de sa vie. Sans leçons et sans règles, il se mit à dessiner tout ce qui lui tombait sous la main. Il passa trois ans entiers collé sur ses barbouillages, sans que jamais rien pût l'en arracher que son service, et sans jamais se rebuter du peu de progrès que de médiocres dispositions lui laissaient faire. Je l'ai vu durant six mois d'un été très-ardent, dans une petite antichambre au midi, où l'on suffoquait au passage, assis, ou plutôt cloué tout le jour sur sa chaise devant un globe, dessiner ce globe, le redessiner, commencer et recommencer sans cesse avec une invincible obstination, jusqu'à ce qu'il en eût rendu la ronde-bosse assez bien pour être content de son travail. Enfin, favorisé de son maître et guidé par un artiste, il est parvenu au point de quitter la livrée et de vivre de son pinceau. Jusqu'à certain terme la persévérance supplée au talent; il a atteint ce terme et ne le passera jamais. La constance et l'émulation de cet honnête garçon sont louables. Il se fera toujours estimer par son assiduité, par sa fidélité, par ses mœurs; mais il ne peindra jamais que des dessus de porte. Qui est-ce qui n'eût pas été trompé par son zèle et ne l'eût pas pris pour un vrai talent? Il y a bien de la différence entre se plaire à un travail, et y être propre. Il faut des observations plus fines qu'on ne pense pour s'assurer du vrai génie et du vrai goût d'un enfant qui montre bien plus ses désirs que ses dispositions, et qu'on juge toujours par les premiers, faute de savoir étudier les autres 1.

19.

J.-J. ROUSSEau.

Le bourgeois entêté de noblesse.

CLÉONTE, Mme JOURDAIN, M. JOURDAIN, NICOLE.

CLÉONTE à M. Jourdain. Monsieur, je n'ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a longtemps. Elle me touche assez pour m'en charger moi-même; et, sans autre

1. Il y a malheureusement bien d'autres exemples de cette fatale illusion qui fait prendre les désirs ou les prétentions pour une vocation véritable. Ici du moins l'opiniâtreté et la persévérance dans le travail conduisent le laquais jusqu'à faire un peintre médiocre malgré ses dispositions ingrates, et prêtent une excuse à l'erreur de son jugement. Mais quelle excuse reste-t-il à ceux qui, poussés et retenus dans cette illusion par les suggestions seules de la vanité et de la paresse, se persuadent que le talent n'a pas besoin de travail, et donnent le méprisable exemple de l'inconduite et de l'oisiveté unies à l'incapacité, à l'ignorance et à l'orgueil ?

IIC PARTIE.

11

détour, je vous dirai que l'honneur d'être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m'accorder.

M. JOURDAIN. Avant de vous rendre réponse, Monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme?

CLÉONTE. Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n'hésitent pas beaucoup; on tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre 1; et l'usage aujourd'hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l'avoue, j'ai les sentiments, sur cette matière, un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d'un honnête homme, et qu'il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d'un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu'on n'est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables; je me suis acquis dans les armes l'honneur de six ans de service, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable; mais, avec tout cela, je ne veux pas me donner un nom où d'autres, en ma place, croiraient pouvoir prétendre; et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme.

M. JOURDAIN. Touchez là, Monsieur; ma fille n'est pas pour

vous.

CLÉONTE. Comment?

M. JOURDAIN. Vous n'êtes point gentilhomme, vous n'aurez point ma fille.

Mme JOURDAIN. Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis 3?

M. JOURDAIN. Taisez-vous, ma femme, je vous vois venir.

Mme JOURDAIN. Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie?

M. JOURDAIN. Voilà pas le coup de langue?

Mme JOURDAIN. Et votre père n'était-il pas marchand aussi bien que le mien?

M. JOURDAIN. Peste soit de la femme! elle n'y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j'ai

1. Remarquer ce gallicisme, pour « On ne fait aucun scrupule de prendre ce

nom. "

2. On dirait mieux aujourd'hui auquel. L'adverbe était plus usité du temps de Molière. Voyez encore plus bas : « C'est une chose où je ne consentirai point. " 3. Expression populaire, par allusion à la côte d'Adam, dont Ève fut formée. 4. Gallicismes. Remarquer l'ellipse sur laquelle ils sont basés. Descendonsnous tous deux d'autre souche que de, etc. Ne voilà-t-il pas le coup, etc.

à vous dire, moi, c'est que je veux avoir un gendre gentilhomme. Mme JOURDAIN. Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre ; et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et bien fait, qu'un gentilhomme gueux et mal bâti.

NICOLE. Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village qui est le plus grand malitorne1 et le plus sot dadais 1 que j'aie jamais vu.

M. JOURDAIN à Nicole. Taisez-vous, impertinente; vous vous fourrez toujours dans la conversation. J'ai du bien assez pour ma fille, je n'ai besoin que d'honneurs, et je la veux faire marquise. Mme JOURDAIN. Marquise?

M. JOURDAIN. Oui, marquise.

Mme JOURDAIN. Hélas! Dieu m'en garde!

M. JOURDAIN. C'est une chose que j'ai résolue.

Mme JOURDAIN. C'est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu'un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu'elle ait des enfants qui aient honte de m'appeler leur grand'maman. S'il fallait qu'elle me vînt visiter en équipage3 de grande dame, et qu'elle manquât par mégarde1 à saluer quelqu'un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises. « Voyez-vous, dirait-on, cette madame la marquise qui fait tant la glorieuse? C'est la fille de M. Jourdain, qui était trop heureuse, étant petite de jouer à la madame avec nous. Elle n'a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands-pères vendaient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu'ils paient maintenant peut-être bien cher en l'autre monde; et l'on ne devient guère si riche à être honnêtes gens. » Je ne veux point de tous ces caquets; et je veux un homme, en un mot, qui m'ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire : « Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi. »

5

M. JOURDAIN. Voilà bien les sentiments d'un petit esprit, de

1. Expressions populaires énergiques et faisant image. Malitorne, mal tourné; dadais, long et niais.

2. Se fourrer. « S'insinuer, se faufiler. » Gallicisme. Remarquer dans la famille le mot échauffourée, où l'on entre avec chaleur, témérairement, entreprise irré

fléchie."

3. Voyez la note sur les mots appartenant à cette famille, page 44.

4. Megarde. Mal garde; « garde, observation insuffisante, défaut d'attention. 5. Rapprocher ce gallicisme du précédent, scrupule à prendre (page 182), et remarquer l'élasticité de la préposition à à prendre différents sens et à se prêter aux tours les plus éloignés.

vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage : ma fille sera marquise, en dépit de tout le monde; et, si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse.

20. La manie des petites commodités.

MOLIÈRE.

Hermippe est esclave de ce qu'il appelle ses petites commodités; il leur sacrifie l'usage reçu, la coutume, les modes, la bienséance; il les cherche en toute chose; il quitte une moindre pour une plus grande; il ne néglige aucune de celles qui sont praticables; il s'en fait une étude, et il ne se passe aucun jour qu'il ne fasse en ce genre une découverte. Il laisse aux autres hommes le dîner et le souper, à peine en admet-il les termes : il mange quand il a faim, et les mets seulement où son appétit le porte. Il voit faire1 son lit; quelle main assez adroite ou assez heureuse pourrait le faire dormir comme il veut dormir? Il sort rarement de chez soi; il aime la chambre, où il n'est ni oisif ni laborieux, où il n'agit point, où il tracasse 2, et dans l'équipage d'un homme qui a pris médecine. On dépend servilement d'un serrurier et d'un menuisier, selon ses besoins pour lui, s'il faut limer, il a une lime, une scie s'il faut scier, et des tenailles s'il faut arracher. Imaginez, s'il est possible, quelques outils qu'il n'ait pas, et meilleurs et plus commodes à son gré que ceux mêmes dont les ouvriers se servent : il en a de nouveaux et d'inconnus, qui n'ont point de nom, production de son esprit, et dont il a presque oublié l'usage. Nul ne se peut comparer à lui pour faire en peu de temps et sans peine un travail fort inutile: il faisait dix pas pour aller de son lit à la garde-robe, il n'en fait plus que neuf, par la manière dont il a su tourner sa chambre; combien de pas épargnés dans le cours d'une vie! Ailleurs l'on tourne la clef, l'on pousse contre ou l'on tire à soi, et une porte s'ouvre : quelle fatigue! voilà un mouvement de trop qu'il sait s'épargner; et comment? c'est un mystère qu'il ne révèle point: il est à la vérité un grand maître pour le ressort et pour la mécanique, pour celle du moins dont tout le monde se passe. Hermippe tire le jour de son appartement d'ailleurs que de la fenêtre; il a trouvé le secret de monter et de descendre autrement que par l'escalier, et il cherche celui d'entrer et de sortir plus commodément que par la porte.

1. Il voit faire. « Il surveille la manière dont on fait. »

LA BRUYÈRE.

2. Tracasser. Au sens neutre: «Aller et venir, s'agiter, se tourmenter pour peu de chose. »>

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