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pas bougé d'un pas pour descendre vous promener. Au contraire, vous avez demandé du thé et l'échiquier, et vous voilà collé à votre siége jusqu'à neuf heures; alors, au lieu de retourner chez vous à pied, ce qui pourrait vous remuer un peu, vous prenez votre voiture, Quelle sottise de croire qu'avec tout ce dérèglement on peut se conserver en santé sans moi!

FRANKLIN. Que voulez-vous donc que je fasse de ma voiture? LA GOUTTE, Brûlez-la, si vous voulez. Alors vous en tirerez au moins pour une fois de la chaleur, Ou, si cette proposition ne vous plaît pas, je vous en ferai une autre. Regardez les pauvres paysans qui travaillent la terre dans les vignes et les champs, autour des villages de Passy, Auteuil, Chaillot, etc. Vous pouvez tous les jours, parmi ces bonnes créatures, trouver quatre ou cinq vieilles femmes et vieux hommes, courbés et peut-être estropiés sous le poids des années et par un travail trop fort et continuel, qui, après une longue journée de fatigue, ont à marcher peutêtre un ou deux milles pour trouver leurs chaumières. Ordonnez à votre cocher de les prendre et de les mener chez eux. Voilà une bonne œuvre qui fera du bien à votre âme! Et, si en même temps vous retournez de votre visite chez les Brillon à pied, cela sera bon pour votre corps,

FRANKLIN. Ah! comme vous êtes ennuyeuse!

LA GOUTTE. Allons donc, à notre métier; il faut vous souvenir que je suis votre médecin. Tenez.

FRANKLIN, Ohhh! quel diable de médecin!

LA GOUTTE. Vous êtes un ingrat de me dire cela. N'est-ce pas moi qui, en qualité de votre médecin, vous ai sauvé de la paralysie, de l'hydropisie et de l'apoplexie, dont l'une ou l'autre vous aurait tué il y a longtemps, si je ne les en avais empêchées.

FRANKLIN. Je le confesse, et je vous remercie pour ce qui est passé. De grâce, quittez-moi, et je vous promets fidèlement que désormais je ne jouerai plus aux échecs, que je ferai de l'exercice journellement, et que je vivrai sobrement.

LA GOUTTE, Je vous connais bien; vous êtes un beau prometteur; mais, après quelques mois de bonne santé, vous recommencerez à aller votre ancien train. Vos belles promesses seront oubliées comme on oublie les formes des nuages de la dernière année. Allons donc, finissons notre compte; après cela, je vous quitterai. Mais soyez assuré que je vous revisiterai en temps et lieu, car c'est pour votre bien; et je suis, vous le savez, votre bonne amie.

FRANKLIN,

14. — Impôts que nos vices prélèvent sur nous.

« Mes chers amis et bons voisins, il est certain que les impôts sont lourds; cependant, si nous n'avions à payer que ceux que le gouvernement nous demande, nous pourrions espérer d'y faire face plus aisément; mais nous en avons une quantité d'autres beaucoup plus onéreux. Par exemple, notre paresse nous prend deux fois autant que le gouvernement, notre orgueil trois fois, et notre imprévoyance quatre fois autant encore. Ces taxes sont d'une telle nature, qu'il n'est pas possible au gouvernement d'en diminuer le poids, ni de nous en délivrer.

« S'il existait un gouvernement qui obligeât ses sujets à donner régulièrement la dixième partie de leur temps pour son service, on trouverait assurément cette condition fort dure; mais la plupart d'entre nous sont taxés, par leur paresse, d'une manière beaucoup plus tyrannique. Car, si vous comptez le temps que vous passez dans une oisiveté absolue, c'est-à-dire, ou à ne rien faire, ou dans des dissipations qui ne mènent à rien, vous trouverez que je dis vrai. L'oisiveté amène avec elle des incommodités et raccourcit sensiblement la durée de la vie. Combien de temps ne donnons-nous pas au sommeil au delà du nécessaire? Avec de l'activité nous ferions beaucoup plus avec moins de peine. La paresse rend tout difficile; le travail rend tout aisé.

« Que signifient les désirs et les espérances de temps plus heureux? Nous rendrons le temps meilleur si nous savons agir. Quiconque est laborienx n'a point à craindre la disette; car la faim regarde à la porte de l'homme laborieux, mais elle n'ose pas y entrer. Les commissaires et les huissiers n'y entreront pas non plus car le travail paye les dettes et le désespoir les augmente. Il n'est pas nécessaire que vous trouviez des trésors, ni que de riches parents vous fassent leur légataire. L'activité est la mère de la prospérité, et Dieu ne refuse rien au travail.

« Mais, indépendamment de l'amour du travail, il faut encore avoir de la constance, de la résolution et des soins; il faut voir ses affaires avec ses propres yeux, et ne pas trop s'en rapporter aux autres. Il faut de plus de l'économie, si nous voulons assurer le succès de notre travail. Si vous voulez être riches, n'apprenez pas seulement comment on gagne, sachez aussi comment on ménage.

<< Renoncez donc à vos folies dispendieuses, et vous aurez moins à vous plaindre de la dureté des temps, de la pesanteur des taxes et des charges de vos maisons. »

FRANKLIN.

15. Le vice et ses conséquences funestes.

Tel est le caractère du vice, de laisser dans le cœur un fonds de tristesse qui le mine, qui le suit partout, qui répand une amertume secrète sur tous ses plaisirs : le charme fuit et s'envole; la conscience impure ne peut plus se fuir elle-même; on se lasse de ses troubles, et on n'a pas la force de les finir; on se dégoûte de soi-même, et on n'ose changer; on voudrait pouvoir fuir son propre cœur, et on se retrouve partout; on envie la destinée de ces pécheurs endurcis qu'on voit tranquilles dans le crime, et on ne peut parvenir à cette affreuse tranquillité; on essaye de secouer le joug de la foi, et on a d'abord plus d'horreur de cet essai que du crime même; enfin les plaisirs que l'on goûte ne sont que des instants rapides et fugitifs : les remords cruels forment comme l'état durable et le fonds de toute la vie criminelle.

3

Vous étiez né doux, égal, accessible; vous aviez eu pour partage un cœur simple et sincère, une candeur d'âme, une sérénité d'humeur 1 qui offraient mille dispositions favorables à la sincérité chrétienne2, et à la paix d'une conscience pure : et depuis que cette passion funeste a corrompu votre cœur, depuis que ce feu impur est entré dans votre âme, on ne vous reconnaît plus : vous êtes semblable, dit saint Jude 3, à une mer toujours agitée des flots les plus violents; on vous trouve sombre, bizarre, inquiet, dissimulé; cette sérénité qui venait de l'innocence, est éteinte; cette égalité qui prenait sa source dans le calme des passions, n'est plus qu'un fonds inépuisable d'humeurs et de caprices; cette candeur qui montrait votre âme tout entière, ne laisse plus voir que des pensées noires et cachées; vous avez perdu tout ce qui vous rendait aimable devant les hommes, et qui pouvait vous rendre agréable aux yeux de Dieu, et l'on cherche tous les jours vous-même dans vous-même.

MASSILLON.

1. Sérénité d'humeur, et plus bas un fonds d'humeurs. Remarquer l'acception donnée dans ces deux cas au mot humeur, détourné par métonymie de son acception primitive. Sérénité d'humeur, c'est-à-dire de caractère. Fonds d'humeurs, de dispositions fâcheuses, inégales. L'état de l'esprit, du caractère, amené par l'action maladive des humeurs, est ici désigné par ce mot lui-même.

2. C'est-à-dire « à la sincérité que la religion chrétienne exige. »

3. Un des douze apôtres.

4. Pensées noires. « Sombres. » Métonymie : le chagrin et le crime recherchent l'ombre, la nuit.

16. — L'homme, la vigne et le marais, ou le progrès dans le mal.

Il faisait une chaleur pesante. Un homme aperçut, au bas d'un coteau, une vigne chargée de grappes, et cet homme avait soif, et le désir lui vint de se désaltérer avec le fruit de la vigne.

Mais entre elle et lui s'étendait un marais fangeux qu'il fallait traverser pour atteindre le coteau, et il ne pouvait s'y résoudre. Cependant la soif le pressant, il se dit : « Peut-être que le marais n'est pas profond : qui empêche que je n'essaye, comme tant d'autres? Je ne salirai que ma chaussure, et le mal, après tout, ne sera pas grand. >>

Là-dessus, il entre dans le marais, son pied enfonce dans la bourbe infecte, bientôt il en a jusqu'au genou.

Il s'arrête, il hésite, il se demande s'il ne serait pas mieux de retourner en arrière. Mais la vigne et ses grappes sont là devant lui, et il sent sa soif qui augmente.

<< Puisque j'ai tant fait, pourquoi, dit-il, reviendrais-je sur mes pas? Pourquoi perdrais-je ma peine? Un peu plus de fange, ou un peu moins, cela ne vaut guère désormais que j'y regarde. J'en serai quitte, d'ailleurs, pour me laver au premier ruis

seau. >>

Cette pensée le décide; il avance, il avance encore, enfonçant toujours plus dans la boue; il en a jusqu'à la poitrine, puis jusqu'au cou, puis jusqu'aux lèvres; elle passe enfin par-dessus la tête. Etouffant et pantelant', un dernier effort le soulève et le porte au pied du coteau.

Tout couvert d'une vase noire qui découle de ses membres, il cueille le fruit tant convoité, il s'en gorge. Après quoi, mal à l'aise, honteux de lui-même, il se dépouille de ses vêtements, et cherche de tous côtés une eau limpide pour s'y nettoyer. Mais il a beau faire, l'odeur reste; la vapeur du marais a pénétré sa chair et ses os, elle s'en exhale incessamment et forme autour de lui une atmosphère fétide. S'approche-t-il, on s'éloigne. Les hommes le fuient. Il s'est fait reptile, qu'il aille vivre parmi les reptiles.

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Il est dimanche 26 avril; cette lettre ne partira que mercredi; mais ce n'est pas une lettre, c'est une relation que Moreuil vient

1. Pantelant. « Haletant, » ayant peine à respirer, qui palpite violemment.

de me faire, à votre intention, de ce qui s'est passé à Chantilly 1 touchant Vatel 2. Je vous écrivis vendredi qu'il s'était poignardé; voici l'affaire en détail. Le roi arriva le jeudi au soir; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa; il y eut quelques tables où le rôti manquã, à cause de plusieurs dîners, à quoi l'on ne s'était point attendu. Cela saisit 3 Vatel; il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d'honneur; voici un affront que je ne supporterai pas. » Il dit à Gourville : « La tête me tourne, il y a douze nuits que je n'ai dormi; aidez-moi à donner des ordres. » Gourville le soulagea en ce qu'il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais à la vingt-cinquième, lui revenait toujours à l'esprit. Gourville le dit à M. le Prince. M. le Prince alla jusque dans la chambre de Vatel, et lui dit : « Vatel, tout va bien; rien n'était si beau que le souper du roi. » Il répondit : « Monseigneur, votre bonté m'achève; je sais que le rôti a manqué à deux tables. Point du tout, dit M. le Prince; ne vous fâchez point; tout va bien. » Minuit vint, le feu d'artifice ne réussit pas, il fut couvert d'un nuage: il coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s'en va partout, il trouve tout endormi; il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée; il lui demande : « Est-ce là tout? · Oui Monsieur. » Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps; les autres pourvoyeurs ne vinrent point. Sa tête s'échauffait; il crut qu'il n'aurait point d'autre marée; il trouva Gourville, il lui dit : « Monsieur, je ne survivrai point à cet affront-ci. » Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur; mais ce ne fut qu'au troisième coup, car il s'en donna deux qui n'étaient point mortels; il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés on cherche Vatel pour la distribuer, on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang; on court à M. le Prince, qui fut au désespoir. M. le Duc pleura; c'était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne 5. M. le Prince le dit au roi fort tristement. On dit que c'était à force d'avoir de l'honneur à sa

I. Résidence du prince de Condé.

2. Maître d'hôtel, c'est-à-dire chargé du service de la table du prince.

8. Saisissement. Expression métaphorique : émotion vive qui paralyse les facultés et domine l'âme tout entière.

4. Officier du prince de Condé.

5. Gallicisme expressif, mais réflexion qui donne un motif moins touchant aux pleurs de M. le Duc.

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