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notre jeunesse, les histoires de nos familles. Un Athénien vantait les arts et la politesse d'Athènes; un Spartiate demandait la préférence pour Lacédémone; un Macédonien mettait la phalange bien au-dessus de la légion, et ne pouvait souffrir que l'on comparát César à Alexandre. « C'est à ma patrie que vous devez Homère,» s'écriait un soldat de Smyrne, et à l'instant même il chantait ou le dénombrement des vaisseaux ou le combat d'Ajax et d'Hector. » Ainsi les Athéniens, prisonniers à Syracuse1, redisaient autrefois les vers d'Euripide, pour se consoler de leur captivité.

Mais lorsque jetant les yeux autour de nous, nous apercevions les horizons noirs et plats de la Germanie, ce ciel sans lumière qui semble vous écraser sous sa voûte abaissée, ce soleil impuissant qui ne peint les objets d'aucune couleur; quand nous venions à nous rappeler les paysages éclatants de la Grèce, la haute et riche bordure de leurs horizons, le parfum de nos orangers, la beauté de nos fleurs, l'azur velouté d'un ciel où se joue une lumière dorée, alors il nous prenait un désir si violent de revoir notre terre natale, que nous étions près d'abandonner les aigles. Il n'y avait qu'un Grec parmi nous qui blâmât ces sentiments, qui nous exhortât à remplir nos devoirs, et à nous soumettre à notre destinée. Nous le prenions pour un lâche, quelque temps après il combattit et mourut en héros, et nous apprîmes qu'il était chrétien.

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La trompette a jeté le signal des alarmes :
Aux armes! et l'écho répète au loin : Aux armes!
Dans la plaine soudain les escadrons épars,

Plus prompts que l'aquilon, fondent de toutes parts;
Et sur les flancs épais des légions mortelles 2
S'étendent tout à coup comme deux sombres ailes.
Le coursier, retenu par un frein impuissant,
Sur ses jarrets pliés s'arrête en frémissant.
La foudre dort encore, et sur la foule immense
Plane avec la terreur un lugubre silence :

On n'entend que le bruit de cent mille soldats

Marchant comme un seul homme au-devant du trépas,

1. Dans la tentative que les Athéniens firent sur la Sicile, pendant la Guerre du Péloponèse.

2. Mortelles. Belle épithète, simple, et d'un grand effet.

Les roulements des chars, les coursiers qui hennissent,
Les ordres répétés qui dans l'air retentissent,
Ou le bruit des drapeaux soulevés par les vents,
Qui, dans les camps rivaux flottant à plis mouvants,
Tantôt semblent, enflés d'un souffle de victoire,
Vouloir voler d'eux-même1 au-devant de la gloire,
Et tantôt, retombant le long des pavillons,

De leurs funèbres plis couvrir leurs bataillons.
Mais sur le front des camps déjà les bronzes grondent.
Les tonnerres lointains se croisent, se répondent,
Des tubes enflammés la foudre avec effort

Sort, et frappe en sifflant comme un souffle de mort;
Le boulet dans les rangs laisse une large trace.
Ainsi qu'un laboureur qui passe et qui repasse,
Et sans se reposer, déchirant le vallon,

A côté du sillon creuse un autre sillon:
Ainsi le trait fatal dans les rangs se promène,
Et comme des épis les couche dans la plaine.
Ici tombe un héros moissonné dans sa fleur,
Superbe, et l'œil brillant d'orgueil et de valeur;
Sur son casque ondulant 2 d'où jaillit la lumière,
Flotte d'un noir coursier l'ondoyante crinière :
Le casque éblouissant sert de but au trépas.
Par la foudre frappé d'un coup qu'il ne sent pas,
Comme un faisceau d'acier il tombe sur l'arêne;
Son coursier bondissant, qui sent flotter la rêne,
Lance un regard oblique à son maître expirant,
Revient, penche sa tête et le flaire en pleurant.
Là, tombe un vieux guerrier qui, né dans les alarmes,
Eut les camps pour patrie, et pour amour ses armes.
Il ne regrette rien que ses chers étendards,

Il les suit, en mourant, de ses derniers regards..
La mort vole au hasard dans l'horrible carrière;
L'un périt tout entier ; l'autre sur la poussière,
Comme un tronc dont la hache a coupé les morceaux,
De ses membres épars voit voler les lambeaux,
Et se traînant encor sur la terre humectée,
Marque en ruisseaux de sang sa trace ensanglantée.
Le blessé que la mort n'a frappé qu'à demi,

1. Licence poétique. Il faudrait rigoureusement le pluriel.

2. Ondulant, ondoyante. Mots de la même famille. Racine, onde: ondée, ondoiement, ondoyer, ondulation, onduler.

Fuit en vain, emporté dans les bras d'un ami:
Sur le sein l'un de l'autre, ils sont frappés ensemble,
Et bénissent du moins le coup qui les rassemble.
Mais de la foudre en vain les livides éclats
Pleuvent sur les deux camps d'intrépides soldats,
Comme la mer, qu'entr'ouvre une proue écumante,
Se referme soudain sur sa trace fumante,

Sur les rangs écrasés formant de nouveaux rangs,
Viennent braver la mort sur les corps des mourants.
Cependant, las d'attendre un trépas sans vengeance,
Les deux camps, animés d'une même vaillance,
Se heurtent, et, du choc ouvrant leurs bataillons,
Mêlent en tournoyant leurs sanglants tourbillons.
Sous le poids des coursiers les bataillons s'entr'ouvrent.
D'une voûte d'airain les rangs pressés se couvrent;
Les feux croisent les feux, le fer frappe le fer,
Les rangs entrecoupés lancent un seul éclair ;
Le salpêtre, au milieu des torrents de fumée,
Brille et court en grondant sur la ligne enflammée,
Et d'un nuage épais enveloppant leur sort,
Cache encore à nos yeux la victoire ou la mort.
Ainsi quand deux torrents dans deux gorges profondes,
De deux monts opposés précipitant leurs ondes
Dans le lit trop étroit qu'ils vont se disputer,
Viennent au même instant tomber et se heurter,
Le flot choque le flot, les vagues courroucées
Rejaillissent au loin par les vagues poussées,
D'une poussière humide obscurcissent les airs,
Du fracas de leur chute ébranlent l'univers,
Et portant leur fureur au lit qui les rassemble,
Tout en s'y combattant, leurs flots roulent ensemble.
Mais la foudre se tait, écoutez... Des concerts
De cette plaine en deuil s'élèvent dans les airs:
La harpe, le clairon, la joyeuse cymbale,
Mêlant leurs voix d'airain, montent par intervalle,
S'éloignent par degrés, et sur l'aile des vents
Nous jettent leurs accords et les cris des mourants...
De leurs brillants éclats les coteaux retentissent;
Le cœur glacé s'arrête, et tous les sens frémissent,
Et dans les airs pesants que le son vient froisser,
On dirait qu'on entend l'âme des morts passer,
Tout à coup le soleil, dissipant le nuage,

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Et son pâle rayon, sur la terre glissant,

Découvre à nos regards de longs ruisseaux de sang,
Des coursiers et des chars brisés dans la carrière,
Des membres mutilés épars sur la poussière,
Les débris confondus des armes et des corps,
Et des drapeaux jetés sur des monceaux de morts.

7.- Les Pecheurs.

LAMARTINE.

Au fond d'une petite anse1, sous une falaise creusée à sa base par les flots, entre des rochers où pendaient de longues algues d'un vert glauque, deux hommes, l'un jeune, l'autre âgé mais robuste encore, appuyés contre une barque de pêcheur, attendaient la marée qui montait lentement, à peine effleurée par une brise mourante. Se gonflant près du bord, la lame glissait mollement sur le sable avec un murmure faible et doux.

Quelque temps après, on voyait la barque s'éloigner du rivage et s'avancer vers la haute mer, la proue relevée2 laissant derrière elle un ruban d'écume blanche.

Le vieillard, près du gouvernail, regardait les voiles qui tantôt s'enflaient, tantôt s'affaissaient comme des ailes fatiguées. Son regard alors semblait chercher un signe à l'horizon et dans les nuées stagnantes. Puis, retombant dans ses pensées, on lisait sur son front bruni toute une vie de labeur et de combats soutenu sans fléchir jamais,

Le reflux creusait dans la mer calme des vallons où se jouait la pétrelle3, gracieusement balancée sur les ondes luisantes et plombées. Du haut des airs la mauve3 s'y plongeait comme une flèche, et sur la pointe noire d'un rocher, le lourd cormoran 3 reposait immobile.

3

Le moindre accident, un léger souffle, un jet de la lumière, variait l'aspect de ces scènes changeantes. Le jeune homme, replié en soi, les voyait comme on voit en songe. Son âme ondoyait et flottait au bruit du sillage, semblable au son monotone et faible dont la nourrice endort 'enfant.

Soudain, sortant de sa rêverie, ses yeux s'animent, l'air retentit de sa voix sonore :

1. Anse. Partie saillante d'un vase, d'un panier, ordinairement façonnée en demi-cercle, et par extension ou métaphore, petit enfoncement circulaire de la mer ou d'un fleuve dans le sein des terres, petit golfe.

2. Proue. Partie antérieure d'un vaisseau, d'un bateau, opposée à la poupe. 3. Noms d'oiseaux de mer.

« Au laboureur les champs, au chasseur les bois, au pêcheur la mer et ses flots, et ses récifs1 et ses orages!

« Le ciel au-dessus de sa tête, l'abime sous ses pieds, il est libre, il n'a de maître que soi.

a Comme elle obéit à sa main, comme elle s'élance sur les plaines mobiles, la frèle barque qu'animent les souffles de l'air! « Il lutte contre les vagues et les soumet, il lutte contre les vents et les dompte. Qui est fort, qui est grand comme lui?

<< Où sont les bornes de ses domaines? Quelqu'un les trouvat-il jamais? Partout où s'épanche l'Océan, Dieu lui a dit : Va, ceci est à toi.

« Ses filets recueillent au fond des eaux une moisson vivante. Il a des troupeaux innombrables qui s'engraissent pour lui dans les pâturages que recouvrent les mers.

« Des fleurs violettes, bleues, jaunes, pourprées, éclosent en leur sein, et pour charmer ses regards, les nuages lui offrent de vastes plages, de beaux lacs azurés, de larges fleuves, et des montagnes, et des vallées, et des villes fantastiques tantôt plongées dans l'ombre, tantôt illuminées de toutes les splendeurs du couchant.

« Oh! qu'elle m'est douce la vie du pêcheur! Que ses rudes combats et ses mâles joies me plaisent!

« Cependant, ma mère, quand, la nuit, le grain3 tout à coup ébranle notre cabane, de quelles transes votre cœur est saisi! Comme vous vous relevez toute tremblante pour invoquer la Vierge divine qui protége les pauvres matelots!

<< A genoux devant son image, vos pleurs coulent pour votre fils poussé par le tourbillon dans les ténèbres, vers les écueils où l'on entend les plaintes des trépassés mêlées à la voix de la tempête. »

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Ils avaient tout un jour, obstinés à leur tâche,
Travaillé du marteau, du rabot, de la hache,

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1. Récifs. «Écueils, rochers à fleur d'eau, » dont le sommet a été usé, coupé, scié par les flots; de la famille de ciseau, scier, dont les formes variées de la racine donnent scie, scier, sciure, scission; cis, ciseau, ciseler, incision, précision, décision; cid, parricide, régicide; sec, section, dissection, disséquer, etc.

2. Villes fantastiques. C'est-à-dire qui n'existent que dans l'imagination; famille de fantaisie, fantôme, fantasque, se rattachant à la famille de phénomène, phare, phase, diaphane, fanal.

3. Le grain. Coup de vent subit et violent, pluie d'orage de peu de durée.

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