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vous découvrirez en même temps ce qui a ruiné l'empire des Perses, et ce qui a élevé celui d'Alexandre.

Ce prince fit son entrée à Babylone avec un éclat qui surpassait tout ce que l'univers avait jamais vu; et après avoir vengé la Grèce, après avoir subjugué avec une promptitude incroyable toutes les terres de la domination persienne 1, pour assurer de tous côtés son nouvel empire, ou plutôt pour contenter son ambition, et rendre son nom plus fameux que celui de Bacchus, il entra dans les Indes, où il poussa ses conquêtes plus loin que ce célèbre vainqueur. Mais celui que les déserts, les fleuves et les montagnes n'étaient pas capables d'arrêter, fut contraint de céder à ses soldats rebutés qui lui demandaient du repos. Réduit à se contenter des superbes monuments qu'il laissa sur les bords de l'Araspe, il ramena son armée par une autre route que celle qu'il avait tenue, et dompta tous les pays qu'il trouva sur son passage.

Il revint à Babylone craint et respecté, non pas comme un conquérant, mais comme un dieu. Mais cet empire formidable qu'il avait conquis ne dura pas plus longtemps que sa vie, qui fut fort courte. A l'âge de trente-trois ans, au milieu des plus vastes desseins qu'un homme eût jamais conçus, et avec les plus justes espérances d'un heureux succès, il mourut sans avoir eu le loisir d'établir solidement ses affaires, laissant un frère imbécile et des enfants en bas âge, incapables de soutenir un si grand poids. Mais ce qu'il y avait de plus funeste pour sa maison et pour son empire, est qu'il laissait des capitaines à qui il avait appris à ne respirer que l'ambition et la guerre. Il prévit à quels excès ils se porteraient quand il ne serait plus au monde; pour les retenir, et de peur d'en être dédit, il n'osa nommer ni son successeur ni le tuteur de ses enfants. Il prédit seulement que ses amis célébreraient ses funérailles avec des batailles sanglantes; et il expira dans la fleur de son âge, plein des tristes images de la confusion qui devait suivre sa mort.

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En effet, vous avez vu le partage de son empire, et la ruine affreuse de sa maison. La Macédoine, son ancien royaume, tenu par ses ancêtres depuis tant de siècles, fut envahi de tous côtés

1. On dit aujourd'hui persane.

2. Voyez la remarque sur le sens de ce mot, page 74.

3. Métaphore énergique. Nourrir son esprit d'ambition, comme on nourrit le corps de l'air qu'on respire sans interruption.

4. Dedit. On dirait aujourd'hui démenti. Se dédire, revenir sur ce que l'on a dit,

en sortir.

comme une succession vacante; et, après avoir été longtemps la proie du plus fort, il passa enfin à une autre famille. Ainsi, ce grand conquérant, le plus renommé et le plus illustre qui fut jamais, a été le dernier roi de sa race. S'il fût demeuré paisible dans la Macédoine, la grandeur de son empire n'aurait pas tenté ses capitaines, et il eût pu laisser à ses enfants le royaume de ses pères. Mais, parce qu'il avait été trop puissant, il fut cause de la perte de tous les siens; et voilà le fruit glorieux de tant de conquêtes!

BOSSUET.

43. Génie et aptitude des Carthaginois pour le commerce. Le commerce était, à proprement parler, l'occupation de Carthage, l'objet particulier de son industrie, son caractère propre et dominant; c'en était la plus grande force et le principal soutien; en un mot, le commerce peut être regardé comme la source de la puissance des conquêtes, du crédit et de la gloire des Carthaginois. Situés au centre de la Méditerranée, et prêtant une main à l'Orient et l'autre à l'Occident1, ils embrassaient par l'étendue de leur commerce toutes les régions connues, et le portaient sur les côtes de l'Espagne, de la Mauritanie, des Gaules, au-delà du détroit et des colonnes d'Hercule2. Ils allaient partout acheter à bon marché le superflu de chaque nation, pour le convertir à l'égard des autres en un nécessaire qu'ils leur vendaient fort chèrement. Ils tiraient de l'Égypte le fin lin, le papier, le blé, les voiles et les câbles pour les vaisseaux; des côtes de la mer Rouge, les épiceries, l'encens, les aromates, les parfums, l'or, les perles et les pierres précieuses; de Tyr et de la Phénicie, la pourpre et l'écarlate, les riches étoffes, les meubles somptueux, les tapisseries et les différents ouvrages curieux et d'un travail recherché en un mot, ils allaient chercher en diverses contrées tout ce qui peut fournir aux nécessités et contribuer aux commodités, au luxe, aux délices de la vie. A leur retour, ils rapportaient en échange le fer, l'étain, le plomb et le cuivre des côtes occidentales; et par la vente de toutes ces marchandises, ils s'enrichissaient aux dépens de toutes les nations, et les met

1. Image pittoresque et grande, complétée par la métaphore suivante: Ils embrassaient.- Orient. Qui naît, » côté où le soleit naît, se lève, de la famille d'origine; Occident, « qui tombe, » côté où le soleil tombe, se couche; famille de cadence, casuel, etc.

2. Le détroit de Gibraltar. Après avoir mis en communication la mer Méditerranée et l'océan Atlantique, en séparant les monts Calpé et Abyla, Hercule, disaiton, avait élevé une colonne sur chaque rive.

taient à une espèce de contribution d'autant plus sûre qu'elle était plus volontaire.

En se rendant ainsi les facteurs1 et les négociants de tous les peuples, ils étaient devenus les princes de la mer 2, le lien de l'Orient, de l'Occident et du Midi, et le canal nécessaire de leur communication; ils avaient rendu Carthage la ville commune de toutes les nations que la mer avait séparées, et le centre de leur commerce.

Les plus considérables de la ville ne dédaignaient pas de faire le négoce. Ils s'y appliquaient avec le même soin que les moindres citoyens, et leurs richesses ne les dégoûtaient jamais de l'assiduité, de la patience et du travail nécessaires pour les augmenter. C'est ce qui leur a donué l'empire de la mer, ce qui a fait fleurir leur république, qui l'a mise en état de le disputer à Rome même, et qui l'a portée à un si haut degré de puissance, qu'il fallut aux Romains plus de quarante années d'une guerre cruelle et douteuse pour dompter cette fière rivale. Enfin, Rome triomphante ne crut pouvoir l'assujettir et la subjuguer entièrement, qu'en lui ôtant les ressources qu'elle eût encore pu trouver dans le négoce, qui, pendant un si long temps, l'avait soutenue contre toutes les forces de la république.

Au reste, il n'est pas étonnant que Carthage, sortie de la première école du monde pour le commerce, je veux dire de Tyr, y ait eu un succès si prompt et si constant. Les mêmes vaisseaux qui conduisirent ses fondateurs en Afrique, après le transport, leur servirent pour le négoce. Ils commencèrent à s'établir sur les côtes d'Espagne, dans quelques ports qui leur furent ouverts pour y débarquer leurs marchandises. Les commodités et les facilités qu'ils y trouvèrent leur firent naître la pensée de conquérir ces vastes régions; et dans la suite Carthage la neuve, ou Carthagène, donna aux Carthaginois en ce pays-là un empire presque égal à celui que l'ancienne possédait en Afrique.

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La seconde guerre Punique est si fameuse que tout le monde la sait! Quand on examine bien cette foule d'obstacles qui se

1. Facteurs. Dérivé de faire, avec le sens déterminé : qui fait les affaires pour un autre, qui sert d'intermédiaire dans le commerce.

2. Princes de la mer. « Souverains maîtres. » Famille de premier, prime, principal, prince, etc.

3. 218 à 201 av. J.-Ch.

présentèrent devant Annibal, et que cet homme extraordinaire surmonta tous, on a le plus beau spectacle que nous ait fourni l'antiquité.

Rome fut un prodige de constance. Après les journées du Tessin, de la Trebbie et de Trasimène, après celle de Cannes, plus funeste encore, abandonnée de presque tous les peuples d'Italie, elle ne demanda point la paix. C'est que le sénat ne se départait jamais des maximes anciennes; il agissait avec Annibal comme il avait agi autrefois avec Pyrrhus, à qui il avait refusé de faire aucun accommodement tandis qu'il serait en Italie; et je trouve dans Denys d'Halicarnasse, que lors de la négociation de Coriolan, le sénat déclara qu'il ne violerait point ses coutumes anciennes ; que le peuple romain ne pouvait faire de paix tandis que les ennemis étaient sur ses terres, mais que si les Volsques se retiraient on accorderait tout ce qui serait juste.

Rome fut sauvée par la force de son institution. Après la bataille de Cannes, il ne fut pas permis aux femmes mêmes de verser des larmes; le sénat refusa de racheter les prisonniers, et envoya les misérables restes de l'armée faire la guerre en Sicile, sans récompense ni aucun honneur militaire, jusqu'à ce qu'Annibal fût chassé d'Italie.

D'un autre côté, le consul Térentius Varron avait fui honteusement jusqu'à Venouse; cet homme, de la plus basse naissance, n'avait été élevé au consulat que pour mortifier la noblesse. Mais le sénat ne voulut pas jouir de ce malheureux triomphe; il vit combien il était nécessaire qu'il s'attirât dans cette occasion la confiance du peuple : il alla au-devant de Varron, et le remercia de ce qu'il n'avait pas désespéré de la république.

Ce n'est pas ordinairement la perte réelle que l'on fait dans une bataile (c'est-à-dire celle de quelques milliers d'hommes) quí est funeste à un État, mais la perte imaginaire et le découragement qui le prive des forces mêmes que la fortune lui avait laissées.

Il y a des choses que toute le monde dit, parce qu'elles ont été dites une fois. On croit qu'Annibal fit une faute insigne de n'avoir point été assiéger Rome après la bataille de Cannes. Il est vrai que d'abord la frayeur y fut extrême; mais il n'en est pas de la consternation d'un peuple belliqueux, qui se tourne presque toujours en courage, comme de celle d'une vile populace qui ne sent que sa faiblesse. Une preuve qu'Annibal n'aurait pas réussi, c'est

1. On dirait aujourd'hui: tant que.

que les Romains se trouvèrent encore en état d'envoyer partout du secours.

On dit encore qu'Annibal fit une grande faute de mener son armée à Capoue, où elle s'amollit; mais l'on ne considère point que l'on ne remonte point à la vraie cause. Les soldats de cette armée, devenus riches après tant de victoires, n'auraient-ils pas trouvé partout Capoue? Alexandre, qui commandait à ses propres sujets, prit dans une occasion pareille un expédient qu'Annibal, qui n'avait que des troupes mercenaires1, ne pouvait pas prendre: il fit mettre le feu aux bagages de ses soldats, et brûla toutes leurs richesses et les siennes.

Ce furent les conquêtes mêmes d'Annibal qui commencèrent à changer la fortune de cette guerre. Il n'avait pas été envoyé en Italie par les magistrats de Carthage; il recevait très-peu de secours, soit par la jalousie d'un parti, soit par la trop grande confiance de l'autre. Pendant qu'il resta avec son armée ensemble', il battit les Romains; mais lorsqu'il fallut qu'il mît des garnisons dans les villes, qu'il défendit ses alliés, qu'il assiégeât les places, ou qu'il les empêchât d'être assiégées, ses forces se trouvèrent trop petites, et il perdit en détail une partie de son armée. Les conquêtes sont aisées à faire, par ce qu'on les fait avec toutes ses forces; elles sont difficiles à conserver, parce qu'on ne les défend qu'avec une partie de ses forces.

Comme les Carthaginois en Espagne, en Sicile et en Sardaigne n'opposaient aucune armée qui ne fût malheureuse, Annibal, dont les ennemis se fortifiaient sans cesse, fut réduit à une guerre défensive. Cela donna aux Romains la pensée de porter la guerre en Afrique Scipion y descendit. Les succès qu'il y eut obligèrent les Carthaginois à rappeler d'Italie Annibal, qui pleura de douleur en cédant aux Romains cette terre, où il les avait tant de fois vaincus.

Tout ce que peut faire un grand homme d'État et un grand capitaine, Annibal le fit pour sauver sa patrie; n'ayant pu porter Scipion à la paix, il donna une bataille où la fortune sembla prendre plaisir à confondre son habileté, son expérience et son bon sens3.

MONTESQUIEU.

1. Mercenaires. Soldats étrangers qui servent pour de l'argent. Même racine que mercantile, commerce, marchand, etc.

2. Expression qui a passé.

3. La bataille de Zama, qui assura le triomphe de Rome et la ruine de Carthage, 201 av. J.-C.

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