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adressé une courte prière aux dieux, il l'approcha de ses lèvres. Dans ce moment terrible, le saisissement et l'effroi s'emparèrent de toutes les âmes, et des pleurs involontaires coulèrent de tous les yeux. Les uns, pour les cacher, jetèrent leur manteau sur leur tête, les autres se levèrent soudain pour se dérober à sa vue; mais lorsqu'en ramenant leurs regards sur lui, ils s'aperçurent qu'il venait de renfermer la mort dans son sein, leur douleur, trop longtemps contenue, fut forcée d'éclater, et leurs sanglots redoublèrent aux cris du jeune Apollodore, qui, après avoir pleuré toute la journée en silence, faisait alors retentir la prison de hurlements affreux.

<«< Que faites-vous, mes amis, leur dit Socrate, sans s'émouvoir 1; j'avais écarté ces femmes pour n'être pas témoin de pareilles faiblesses: rappelez votre courage, j'ai toujours ouï dire que la mort devait être accompagnée de bons augures 2. »

Cependant, il continuait à se promener. Dès qu'il sentit de la pesanteur dans ses jambes, il se jeta sur un lit, et s'enveloppa de son manteau. L'esclave montrait aux assistants les progrès successifs du poison. Déjà un froid mortel avait glacé les pieds et les jambes; il était près de s'insinuer dans le cœur, lorsque Socrate, soulevant son manteau, dit à Criton : « Nous devons un coq à Esculape3. » — « Cela sera fait, répondit Criton, mais n'avezvous pas encore quelques ordres à nous donner? » Il ne répondit point. Un instant après il fit un petit mouvement; l'esclave, l'ayant découvert, reçut son dernier regard, et Criton lui ferma les yeux,

Ainsi mourut le plus religieux, le plus vertueux et le plus heureux des hommes, le seul peut-être qui, sans craindre d'être démenti, pût dire hautement : « Je n'ai jamais, ni par mes paroles, pi par mes actions, commis la moindre injustice. »

BARTHÉLEMY.

1. S'émouvoir. « Se mouvoir hors de soi, » sortir de son état naturel, et, comme on dit familièrement, sortir de son assiette. Voyez l'étude sur ce mot, page 86. 2. Augures. « Présages. "Prévisions de ce qui doit arriver, tirées du chant des oiseaux. Pris ici d'une manière générale pour tout ce qui annonce l'avenir,

3. Esculape, Dieu de la médecine. Les païens, avant de mourir, devaient lui faire immoler un coq. Bien que la raison de Socrate s'élevât au-dessus des superstitions païennes, il se soumet à cet usage pour ne point porter atteinte à la croyance religieuse, comprenant que cette croyance, toute chargée qu'elle fût alors de superstitions grossières, était préférable pour un peuple à l'absence de toute croyance religieuse, de toute religion.

4. Socrate, par la force de sa raison et la droiture de son cœur, s'affranchissait des erreurs du paganisme, et s'était élevé à l'observation la plus pure de la loi naturelle; il ne pouvait aller ni plus haut, ni plus loin sans la lumière de la révélation qui ne devait briller que plus tard sur le monde.

40.

Alliance de la pauvreté et de la grandeur chez les Romains. Tite-Live' a raison de dire qu'il n'y eut jamais de peuple où la frugalité, où l'épargne, où la pauvreté aient été plus longtemps en honneur. Les sénateurs les plus illustres, à n'en regarder que l'extérieur, différaient peu des paysans, et n'avaient d'éclat ni de majesté qu'en public et dans le sénat. Du reste, on les trouvait occupés du labourage et des autres soins de la vie rustique, quand on les allait quérir 2 pour commander les armées. Ces exemples sont fréquents dans l'histoire romaine. Curius et Fabrice, ces grands capitaines qui vainquirent Pyrrhus, un roi si riche, n'avaient que de la vaisselle de terre; et le premier, à qui les Samnites en offraient d'or et d'argent, répondit que son plaisir n'était pas d'en avoir, mais de commander à ceux qui en avaient. Après avoir triomphé, et avoir enrichi la république des dépouilles de ses ennemis, ils n'avaient pas de quoi se faire enterrer. Cette modération durait encore pendant les guerres puniques. Dans la première, on voit Régulus, général des armées romaines, demander son congé au sénat pour aller cultiver sa métairie abandonnée pendant son absence. Après la ruine de Carthage, on voit encore de plus grands exemples de la première simplicité. Emilius Paulus, qui augmenta le trésor public par le riche trésor des rois de Macédoine, vivait selon les règles de l'ancienne frugalité, et mourut pauvre. Mummius, en ruinant Corinthe, ne profita que pour le public des richesses de cette ville opulente et voluptueuse. Ainsi les richesses étaient méprisées : la modération et l'innocence des généraux romains faisaient l'admiration des peuples vaincus.

Cependant dans ce grand amour de la pauvreté, les Romains n'épargnaient rien pour la grandeur et pour la beauté de leur ville. Dès leurs commencements, les ouvrages publics furent tels que Rome n'en rougit pas depuis même qu'elle se vit maîtresse du monde. Le Capitole bâti par Tarquin le Superbe et le temple qu'il éleva à Jupiter dans cette forteresse, étaient dignes dès lors

1. Historien latin.

2. Quérir. « Chercher. » Expression à maintenir à cause de sa justesse, et dont les dérivés et les composés expliquent parfaitement le sens : Acquérir, conquérir, enquérir, requérir; quête, quêteur, questeur, question, acquis, acquet, conquête, requête, réquisition, perquisition; exquis.

3. Vaisselle. Famille de vase, ustensile. « Petit vase, ou assemblage de vases. » 4. Innocence. Ce mot n'est pas pris ici dans son acception commune. Il s'applique spécialement à la passion des richesses, et équivaut à désintéressement; il désigne que les généraux étaient purs, innocents de tout acte de rapine, d'avidité, d'injustice.

de la majesté du plus grand des dieux, et de la gloire future du peuple romain. Tout le reste répondait à cette grandeur. Les principaux temples, les marchés, les bains, les aqueducs, les cloaques1 mêmes, et les égouts de la ville, avaient une magnificence qui paraîtrait incroyable, si elle n'était attestée par tous les historiens, et confirmée par les restes que nous en voyons. Que dirais-je de la pompe des triomphes, des cérémonies de la religion, des jeux et des spectacles qu'on donnait au peuple? En un mot, tout ce qui servait au public, tout ce qui pouvait donner aux peuples une grande idée de leur commune patrie, se faisait avec profusion autant que le temps le pouvait permettre. L'épargne régnait seulement dans les maisons particulières. Celui qui augmentait ses revenus et rendait ses terres plus fertiles par son industrie et par son travail, qui était le meilleur économe, et prenait le plus sur lui-même, s'estimait le plus libre, le plus puissant et le plus heureux.

Il n'y a rien de plus éloigné d'une telle vie que la mollesse. Tout tendait plutôt à l'autre excès, je veux dire à la dureté. Aussi les mœurs des Romains avaient-elles naturellement quelque chose, non-seulement de rude et de rigide, mais encore de sauvage et de farouche. Mais ils n'oublièrent rien pour se réduire eux-mêmes sous de bonnes lois, et le peuple le plus jaloux de sa liberté que l'univers ait jamais vu, se trouva en même temps le plus soumis à ses magistrats et à la puissance légitime.

41. - Sparte et Athènes.

BCSSUET.

Parmi toutes les républiques dont la Grèce était composée, Athènes et Lacédémone étaient sans comparaison les principales. On ne peut avoir plus d'esprit qu'on en avait à Athènes, ni plus de force qu'on en avait à Lacédémone. Athènes voulait le plaisir : la vie de Lacédémone était dure et laborieuse. L'une et l'autre aimaient la gloire et la liberté : mais à Athènes la liberté tendait naturellement à la licence; et contrainte par des lois sévères à Lacédémone, plus elle était réprimée au dedans, plus elle cherchait à s'étendre en dominant au dehors. Athènes voulait aussi dominer, mais par un autre principe. L'intérêt se mêlait à la gloire. Ses citoyens excellaient dans l'art de naviguer; et la mer, où elle régnait, l'avait enrichie. Pour demeurer seule maîtresse de

1. Voir l'explication de ce mot, page 93.

2. Étudier dans ce rapprochement de synonymes les nuances qui les séparent.

tout le commerce, il n'y avait rien qu'elle ne voulût assujettir : et ses richesses, qui lui inspiraient ce désir, lui fournissaient le moyen de le satisfaire. Au contraire, à Lacédémone, l'argent était méprisé. Comme toutes ses lois tendaient à en faire une république guerrière, la gloire des armes était le seul charme dont les esprits de ses citoyens fussent possédés 1. Dès-là 2 naturellement elle voulait dominer; et plus elle était au-dessus de l'intérêt, plus elle s'abandonnait à l'ambition.

Lacédémone, par sa vie réglée, était ferme dans ses maximes et dans ses desseins. Athènes était plus vive, et le peuple y était trop maître. La philosophie et les lois faisaient à la vérité de beaux effets dans des naturels si exquis; mais la raison toute seule n'était pas capable de les retenir. Un sage Athénien, qui connaissait admirablement le naturel de son pays, nous apprend que la crainte était nécessaire à ces esprits trop vifs et trop libres, et qu'il n'y eut plus moyen de les gouverner quand la victoire de Salamine les eut rassurés contre les Perses.

Alors deux choses les perdirent, la gloire de leurs belles actions, et la sûreté où ils croyaient être. Les magistrats n'étaient plus écoutés; et comme la Perse était affligée par une excessive sujétion, Athènes, dit Platon, ressentit les maux d'une liberté excessive.

Ces deux grandes républiques, si contraires dans leurs mœurs et dans leur conduite, s'embarrassaient l'une l'autre dans le dessein qu'elles avaient d'assujettir toute la Grèce; de sorte qu'elles étaient toujours ennemies, plus encore par la contrariété de leurs intérêts, que par l'incompatibilité de leurs humeurs.

Les villes grecques ne voulaient la domination ni de l'une ni de l'autre car, outre que chacun souhaitait pouvoir conserver sa liberté, elles trouvaient l'empire de ces deux républiques trop fâcheux. Celui de Lacédémone était dur. On remarquait dans son peuple je ne sais quoi de farouche. Un gouvernement trop rigide, et une vie trop laborieuse y rendait les esprits trop fiers, trop austères, et trop impérieux : joint qu'il fallait se résoudre à n'être jamais en paix sous l'empire d'une ville qui, étant formée

1. Famille de pouvoir. Posséder, avoir en son pouvoir; étre posséde, être sous le pouvoir. Pouvoir, possible, posséder, potentat, omnipotence, impotent, puissance. 2. Dès-là. Locution qui a vieilli.

3. Faisaient de beaux effets. On dirait dans ce sens et moins bien : « produisaient de beaux résultats. » Effet, ce qui sort, ce qui résulte de l'action de faire. 4. Platon. Philosophe athénien, disciple de Socrate, et chef lui-même de la plus illustre école de philosophie que la raison humaine ait jamais fondée.

5. Joint que. Locution qui a vieilli.

pour la guerre, ne pouvait se conserver qu'en la continuant sans relâche. Ainsi les Lacédémoniens voulaient commander, et tout le monde craignait qu'ils ne commandassent. Les Athéniens étaient naturellement plus doux et plus agréables. Il n'y avait rien de plus délicieux à voir que leur ville, où les fêtes et les jeux étaient perpétuels; où l'esprit, où la liberté et les passions donnaient tous les jours de nouveaux spectacles. Mais leur conduite inégale déplaisait à leurs alliés, et était encore plus insupportable à leurs sujets. Il fallait essuyer les bizarreries d'un peuple flatté, c'est-à-dire, selon Platon, quelque chose de plus dangereux que celle d'un prince gâté par la flatterie.

Ces deux villes ne permettaient point à la Grèce de demeurer

en repos.

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BOSSUET.

Alexandre le Grand; fondation et ruine de son empire.

1

Il trouva les Macédoniens non-seulement aguerris, mais encore triomphants, et devenus par tant de succès presque autant supérieurs aux autres Grecs en valeur et en discipline, que les autres Grecs étaient au-dessus des Perses et de leurs semblables.

Darius, qui régnait en Perse de son temps, était juste, vaillant, généreux, aimé de ses peuples, et ne manquait ni d'esprit ni de vigueur pour exécuter ses desseins. Mais si vous le comparez avec Alexandre, son esprit avec ce génie perçant et sublime; sa valeur avec la hauteur et la fermeté de ce courage invincible, qui se sentait animé par les obstacles; avec cette ardeur immense d'accroître tous les jours son nom, qui lui faisait préférer à tous les périls, à tous les travaux et à mille morts, le moindre degré de gloire; enfin, avec cette confiance qui lui faisait sentir au fond de son cœur que tout lui devait céder comme à un homme que sa destinée rendait supérieur aux autres, confiance qu'il inspirait non-seulement à ses chefs, mais encore au moindre de ses soldats, qu'il élevait par ce moyen au-dessus des difficultés, et au-dessus d'eux-mêmes; vous jugerez aisément auquel des deux appartenait la victoire. Et si vous joignez à ces choses les avantages des Grecs et des Macédoniens au-dessus de leurs ennemis 2, vous avouerez que la Perse, attaquée par un tel héros et par de telles armées, ne pouvait plus éviter de changer de maître. Ainsi,

1. En 336 av. J.-Ch., lorsqu'il succéda à son père Philippe.

2. Tour qui a vieilli: « La supériorité des Grecs et des Macédoniens sur leurs ennemis. "

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