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diplomatique la plus difficile qu'il ait jamais entreprise, et s'installait à Paris. Lors du début, il lui arriva une fois ou deux de n'être pas exact au rendez-vous de la mère Bateau. La rude abstinence qui en résulta « me fit contracter, disait-il plus tard, une habitude de ponctualité dont je ne me suis jamais départi, et qui a ajouté à ma reconnaissance pour cette excellente femme. >> Deux hommes de mérite enseignaient alors la chimie. Fourcroy, par la lucidité de son esprit, par son exposition facile et savante, obtenait les succès qui lui valurent une réputation universelle. Vauquelin, moins brillant, mais plus expérimentateur, amassait, par un labeur incessant, les matériaux dont il a enrichi la science. Notre jeune Champenois, tout yeux et tout oreilles, ne manquait aucune de leurs leçons; il écoutait, écoutait toujours: après un examen consciencieux, il se convainquit qu'il ne comprenait rien. A cette triste découverte, que les gens incapables ne font jamais, scrutant quel pouvait être l'obstacle 2, il comprit que, dans une science qui n'est point spéculative, il faut commencer par apprendre le métier. Vauquelin, pauvre alors, admettait bien dans son laboratoire ceux de ses élèves qui pouvaient lui payer une rétribution de vingt francs par mois, mais il était impossible à Thénard de prendre un pareil engagement. Là pourtant il voit sa seule ressource; il s'arme donc de courage, se présente à Vauquelin, lui dit toute la vérité, sa pénurie, son amour du travail, lui demande, le supplie de l'agréer, ne fût-ce que comme garçon ses services l'acquitteront.

Vauquelin a déjà éloigné de pareilles offres; sa gêne est extrême. Il formule un refus, et le postulant voit ses espérances s'évanouir. Cependant son chagrin, son air intelligent, ses formes campagnardes surtout, ont, par analogie, intéressé les sœurs de Vauquelin, qui, pendant l'entretien, se sont furtivement introduites. <«< Mais il est gentil ce petit, dit une voix protectrice; tu devrais le garder; il aiderait dans le laboratoire et surveillerait notre

1. Mission diplomatique. Expression hyperbolique plaisamment et justement appliquée. Diplomatie, science des droits et des intérêts des peuples à l'égard des autres peuples, art de traiter les questions qui y ont rapport. Diplomates, personnages chargés officiellement de traiter ces questions.

2. S'installait, obstacle. Remarquer la racine commune à ces deux mots : Sta, indiquant l'idée d'être assis, d'être fortement établi stable, station, statue, stalle (siége), d'où s'installer, se mettre dans un siége, comme sur un siége. Obstacle, ce qui est devant, contre, en opposition, ce qui s'oppose: constant, instant, extase. 3. Ponctualité. Qualité de ce qui arrive à point, quand il le faut. Point, ponetuel, pointer, embonpoint, désappointé, etc.

4. Tour elliptique, et gallicisme présentant une image aussi vive que précise.

pot-au-feu, que tous tes muscadins 1 laissent trop bouillir. » Voilà donc, grâce à cette leçon de chimie pratique, Thénard introduit. « Je n'ai jamais été assez ingrat, disait notre excellent confrère, pour oublier qu'un pot-au-feu qui bout ne fait que de la mauvaise soupe! » Son caractère facile, la sagacité de son esprit, le firent aimer de tous les jeunes gens qui fréquentaient le laboratoire par eux il élargit le cercle de ses études, et ses remarquables moyens trouvèrent à se développer.

Trois ans s'écoulèrent sans que le plus léger sourire de la fortune vînt modifier les sévères conditions de son existence, et sans qu'il se lassât d'épier, d'espérer.

Vauquelin appelle, un jour, son premier préparateur. « Je reçois cet échantillon de béryl2, dit-il; je vous prie de me rendre compte des éléments3 dont vous le trouverez composé. » Thénard est requis comme aide; les expériences se multiplient, se varient; le résultat, toujours le même, décide l'expérimentateur à déclarer que ce minéral ne contient aucun corps qui ne soit connu. Vauquelin branle la tête, et répète entre ses dents : « Nous verrons, nous verrons, c'est à reprendre. » Rien n'a échappé à Thénard, et rien ne le distrait; vainement, durant un mois, le plaisante-t-on sur la gravité de ses vingt ans. Au bout de ce temps, il annonce résolument à son maître que le béryl contient un corps nouveau. <«< Eh! comment pouvez-vous le savoir? » lui dit celui-ci. « J'ai recueilli les matériaux qui avaient servi à la première expérience; successivement j'ai fait disparaître chaque réactif'; et finalement j'ai obtenu le corps. que je vous annonce d'ailleurs en voici la moitié, vous pouvez vérifier. » Vauquelin reprend le travail de son élève; sous sa main, d'une habileté consommée, le corps nouveau se dégage complétement: un bel échantillon de glucine est obtenu.

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A quelques jours de là, Thénard s'occupait, dans l'amphithéâtre, des préparatifs nécessaires pour une leçon d'ouver

1. Muscadins. Expression usitée alors pour désigner les petits-maîtres de cette époque; musc, muscade.

2. Béryl. Variété d'émeraude d'un vert jaunâtre.

3. Éléments. Parties simples, c'est-à-dire ne pouvant être décomposées, qui constituent les corps. Dans le sens dérivé et figuré, principes élémentaires et fondamentaux d'une science, d'un art; commencements.

4. Réactif. Terme de chimie qui désigne les substances propres à décomposer les corps en agissant sur les parties distinctes qui les constituent. Racine agir, prenant la forme ag dans agile, agitation; act dans action, actif,'acteur; ig dans exiger, transiger; réagir, agir de nouveau, en retour.

5. Glucine. Substance terrense, qui n'a encore d'application qu'en chimie. 6. Amphithéatre. Salle où le professeur donne ses leçons, fait ses démonstra

ture; déjà le public saluait de ses applaudissements la bienvenue du professeur: « Messieurs, dit celui-ci, un corps nouveau vient d'ètre isolé; depuis quelque temps je le soupçonnais dans l'émeraude de Limoges ou béryl, c'est votre camarade Thénard qui m'a rendu ce service difficile; dorénavant, vous aurez pour lui la considération qu'on doit au talent; c'est un chimiste, Messieurs, il ira loin, peut-être plus loin que moi! » Le talent n'avait point ôté les jambes à notre héros, qui s'était allé cacher, le cœur inondé de joie.

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FLOURENS.

· L'enfance du général Drouot.

Le jeune Drouot s'était senti poussé à l'étude des lettres par un très-précoce instinct1. Agé de trois ans, il allait frapper à la porte des Frères des Écoles chrétiennes, et, comme on lui en refusait l'entrée parce qu'il était trop jeune, il pleurait beaucoup.

On le reçut enfin. Ses parents, témoins de son application toute volontaire, lui permirent, avec l'âge, de fréquenter des leçons plus élevées, mais sans lui rien épargner des devoirs et des gênes de leur maison. Rentré de l'école ou du collége, il lui fallait porter le pain chez les clients, se tenir dans la chambre publique avec tous les siens, et subir, dans ses oreilles et son esprit, les inconvénients d'une perpétuelle distraction. Le soir, on éteignait la lumière de bonne heure par économie, et le pauvre écolier devenait ce qu'il pouvait, heureux lorsque la lune favorisait par un éclat plus vif la prolongation de sa veillée. On le voyait profiter assidùment de ces rares occasions. Dès deux heures du matin, quelquefois plus tôt, il était debout; c'était le temps où le travail domestique recommençait à la lueur d'une seule et mauvaise lampe. Il reprenait aussi le sien, mais la lampe infidèle2, éteinte avant le jour, ne tardait pas à lui manquer de nouveau; alors il s'approchait du four ouvert et enflammé, et continuait, à ce rude soleil, la lecture de Tite-Live ou de César 3.

Telle était cette enfance, dont la mémoire poursuivait le géné

tions, ses expériences. Amphi, autour, du théâtre, de l'estrade où le professeur est en vue. Par dérivation, lieu qui s'élève graduellement depuis la plaine jusqu'au sommet d'une colline.

1. Penchant naturel comme celui auquel obéissent les animaux, chez lesquels l'instinct tient lieu de la raison.

2. Expression métaphorique pleine de grâce; comme le compagnon infidèle qui nous abandonne quand nous avons besoin de lui, la lampe lui refusait sa clarté alors qu'elle lui devenait le plus utile.

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ral Drouot jusque dans les splendeurs des Tuileries. Vous vous en étonnerez peut-être; vous vous demanderez quel charme il y avait à cela. Il vous l'a dit lui-même : c'était le charme de l'obscurité, de l'innocence et de la pauvreté1. Il croissait sous la triple garde de ces fortes vertus; il croissait comme un enfant, de Sparte et de Rome, et pour dire plus vrai, il croissait comme un enfant chrétien en qui la beauté du naturel et l'effusion de la grâce divine forment une fête mystérieuse que le cœur qui l'a connue ne peut oublier jamais. Drouot l'avait connue. Il avait puisé dans cette expérience de sa jeunesse la souveraine persuasion qu'il ne faut à l'homme pour être heureux, ni richesses, ni dignités, mais que le strict nécessaire suffit à la joie du corps, la culture désintéressée des lettres à la joie de l'esprit, l'accomplissement du devoir à la joie de la conscience 3, l'amour de Dieu et des hommes à la joie surabondante de l'âme tout entière.

39.

LACORDAIRE.

Les derniers instants de Socrates.

Le jour de sa mort ses disciples se réunirent de grand matin dans sa prison. Il avait dormi d'un sommeil paisible. Il les reçut, comme il avait coutume de les recevoir, avec le même sourire, la même sérénité. Leur admiration égalait leur douleur. Il leur

1. L'auteur a dit plus haut: «Jamais le souvenir de ces premiers temps de son âge ne s'effaça de la pensée du général Drouot: dans la glorieuse fumée des batailles, aux côtés mêmes de l'homme qui tenait toute l'Europe attentive, il revenait, par une vue du cœur et un sentiment d'actions de grâces, à l'humble maison qui avait abrité avec les vertus de son père et de sa mère la félicité de sa propre enfance. Puis avant de mourir, comparant ensemble toutes les phases de sa carrière, il écrivait : « J'ai connu le véritable bonheur dans l'obscurité, l'innocence et la pauvreté de mes premières années. »

2. Cette métaphore peint bien l'abondance de la grâce divine, et fait comprendre la joie intérieure qui inondait le cœur de l'enfant et lui formait une fête mysté– rieuse de cette vie de travail et d'innocence.

3. Dans cette courte phrase, l'auteur résume, en le distinguant, ce qui forme l'homme tout entier le corps et ses organes, l'esprit ou l'intelligence, la conscience, enfin l'âme, qui n'est autre que le principe de l'intelligence, de la conscience et de la raison.

4. Paroles émouvantes qui terminent cet éloquent morceau par la plus consolante leçon. La pauvreté unie au travail, l'innocence et le dévouement au devoir, portent en soi leur récompense, indépendamment de tout succès, et la félicité qui lès accompagne conserve un charme si puissant, que le cœur se prend à les regretter au milieu des jouissances de la fortune et de la grandeur, et dans les enivrements de la gloire elle-même.

5. Socrate. Philosophe athénien qui, faussement accusé d'attaquer la religion et de corrompre la jeunesse, dédaigna de sauver sa vie en s'humiliant devant ses juges. Il mourut l'an 400 av. J.-Ch.

11e PARTIE.

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parla de Dieu et de l'éternité. Jamais son langage n'avait été plus noble, jamais ses idées n'avaient paru plus sublimes que dans cet instant. Ils l'écoutaient avec ravissement; mais la réflexion leur rappelait que bientôt ils ne l'entendraient plus, que bientôt allaient s'éteindre ces yeux où brillait la flamme du génie, que cette bouche si éloquente se fermerait bientôt, et se fermerait pour toujours. Alors les sanglots des disciples étouffaient la voix du maître.

Il passa dans une petite pièce pour se baigner. Criton' le suivit ses autres amis s'entrelinrent des discours qu'ils venaient d'entendre, et de l'état où sa mort allait les réduire; ils se regardaient déjà comme des orphelins privés du meilleur des pères, et pleuraient moins sur lui que sur eux-mêmes. On lui présenta ses trois enfants: deux étaient encore dans un âge fort tendre. Il donna quelques ordres aux femmes qui les avaient amenés, et après les avoir renvoyés, il vint rejoindre ses amis.

Un moment après, le garde de la prison entra; « Socrate, lui ́ dit-il, j'espère que vous ne m'attribuez pas votre infortune; vous en connaissez les auteurs; tâchez de vous soumettre à la nécessité. » Ses pleurs ne lui permirent pas d'en dire davantage, et il se retira dans un coin de la prison. « Adieu, lui répondit Socrate, je suivrai votre conseil. » Et se tournant vers ses amis : « Cet homme est bon, leur dit-il; pendant que j'étais ici, il venait quelquefois causer avec moi; voyez comme il pleure! Criton, il faut lui obéir qu'on apporte le poison 2, s'il est prêt, et s'il ne l'est pas, qu'on le prépare. »

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Criton voulut lui remontrer que le soleil n'était pas encore couché, que d'autres avaient eu la liberté de prolonger leur vie de quelques heures. « Ils avaient leurs raisons, dit Socrate, et j'ai les miennes pour agir autrement. >>

Criton donna des ordres, et quand ils furent exécutés, un esclave apporta la coupe fatale. Socrate lui ayant demandé ce qu'il avait à faire : « Vous promener, après avoir pris la potion, répondit cet homme, et vous coucher sur le dos, quand vos jambes commenceront à s'appesantir. Alors, sans changer de visage et d'une main assurée, il prit la coupe, et après avoir

1. Criton. Disciple et ami de Socrate.

2. A Athènes, on faisait mourir certains condamnés en leur donnant à boire un poison extrait d'une plante vénéneuse, la ciguë.

3. Remontrer. "Faire observer, représenter. » Remontrer s'écarte aujourd'hui de cette acception, et se prend dans un sens défavorable: faire des remontrances, des observations critiques; en remontrer à quelqu'un, lui apprendre ce qu'il ignore et qu'il devrait savoir.

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