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Est-il vice plus bas? est-il tache plus noire,
Plus indigne d'un homme élevé pour la gloire?
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d'aversion,
Puisqu'un seul démenti lui porte une infamie
Qu'il ne peut effacer s'il n'expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l'affront
Qu'un si honteux outrage imprime sur son front.

30.

CORNEILLE.

Comment les fils doivent regretter leur père.

Glorifions Dieu, mes chers enfants, de toutes ces bénédictions temporelles dont il a comblé mon père 2, mais louons-le infiniment plus de l'avoir élevé au-dessus de ces bénédictions mêmes, pour ne désirer que celles qui ne finiront jamais; et rendons grâces à sa miséricorde qui nous donne la grande, la solide consolation de pouvoir invoquer un saint dans la personne de mon père.

Ce n'est point par de vairs gémissements et par une douleur stérile que nous devons honorer sa mémoire; je me reproche même les larmes que la triste image de sa mort m'a fait répandre si souvent en voulant vous la retracer. Il y a de la faiblesse à s'attendrir d'une manière trop humaine sur des vertus plus dignes d'être admirées que pleurées, et qui sont à présent consacrées à l'immortalité. La vraie piété et la marque essentielle d'une tendresse religieuse est de regarder un père si saint comme s'il vivait encore au milieu de nous, de l'avoir toujours présent à notre esprit, et de nous dire souvent à nous-mêmes, mais surtout dans les conjonctures les plus difficiles : « Qu'aurait dit, qu'aurait fait un tel père, quels auraient été ses sentiments et sa conduite, s'il se fût trouvé dans les mêmes circontances? » La mort n'a fait que le dérober à nos yeux, elle n'a exercé son empire que sur la moindre partie de son être; tout ce que nous avons aimé et admiré dans mon père vit encore aujourd'hui et vivra éternellement, non dans la mémoire fragile des hommes, mais dans la vérité immuable de Dieu même. Adressons-nous donc continuellement à lui; il nous voit, il nous entend, il connaît mieux que nous nos véritables intérêts; sa charité, purifiée par

1. Dedans le sang. Même observation que pour dessous. On mettrait aujourd'hui dans.

2. Ces paroles sont adressées par le chancelier d'Aguesseau à ses enfants, dans le livre où il leur raconte la vie et la mort de son père.

le feu de l'amour divin dont il est à présent pénétré, n'en est pas moins tendre ni moins agissante pour nous. Oui, j'ose l'espérer ainsi, âme sainte et bienheureuse1, qui pouvez à présent nous obtenir de Dieu tous les biens que vous nous avez souhaités à la fin de votre vie mortelle, vous ne cesserez jamais de conduire vos enfants, dont vous sentez toujours que vous êtes le père; nous vous donnerons de justes louanges, et vous nous donnerez des vertus. C'est à vous que nous devons la vie naturelle, c'est par vous-même que nous avons reçu les prémices de la vie spirituelle; vous avez commencé de la former en nous par une éducation 2 sainte, par une longue suite d'instructions 2, par des exemples encore plus efficaces: achevez votre ouvrage, ou plutôt priez Dieu d'affermir, d'augmenter, de perfectionner en nous ce qu'il y a de commencé par vous. Vous êtes dans le séjour de la paix, et nous vivons encore au milieu des troubles et des agitations de ce monde; soyez notre guide, notre lumière, notre force. Souvenez-vous surtout de ce fils que vous avez toujours si tendrement aimé, et qui est encore plus exposé que vos autres enfants aux orages de cette vie. Il y a déjà fait naufrage plus d'une fois aux yeux des hommes faites que le naufrage même le conduise dans le port. C'est sans doute par un effet de vos prières que Dieu a voulu le désabuser des grandeurs humaines, en faisant servir ces grandeurs mêmes de matière à son humiliation et à sa pénitence. Apprenez-lui à mettre son sort sans hésitation et sans réserve entre les mains de celui qui peut faire plus que nous ne pouvons demander ni même comprendre; et soit que Dieu continue de lui faire expier ses fautes par une disgrâce salutaire, soit qu'il l'expose encore au danger d'un retour de fortune, soutenez-le par vos prières dans l'une et dans l'autre épreuve. Soyez avec lui dans

1. Mouvement plein de naturel et de sensibilité, et qui donne plus de chaleur encore à l'expression de ces sentiments, aussi touchants que noblement exprimés. 2. La différence qui sépare ici ces deux mots, éducation et instruction, est suffisamment indiquée. L'instruction, les instructions, les exemples, concourent à l'éducation, qui est l'œuvre importante de la préparation de l'homme dans l'enfant. C'est le tout dont l'instruction et les exemples sont les parties et les moyens. Étudier l'étymologie de ces deux mots. Education, qui conduit au dehors, qui développe; préfixe e, radical duc aqueduc, ductile, conducteur; dui, conduire, conduite, induire, produire. Instruction, qui élève, qui construit dans; préfixe in, radical struct: structure, manière dont une chose est faite; stru, construire, détruire, obstruer, instrument; instruire, amasser, élever dans, c'est-à-dire élever l'édifice intérieur, intellectuel des connaissances.

3. Allusion aux disgrâces éprouvées par l'auteur, qui fut exilé à plusieurs reprises sous le régent et sous Louis XV. Il fut rappelé une dernière fois en 1737 au ministère de la justice, qu'il conserva jusqu'à l'âge de quatre-vingt-deux ans, en 1750, où il donna sa démission.

la tribulation, et soyez-y encore plus, s'il était possible, dans la prospérité. Continuez de bénir ses enfants, qu'aucun de ceux que Dieu vous a donnés ne périsse. Puissions-nous avoir le bonheur de nous voir tous réunis avec vous dans la céleste patrie, et, sanctifiés par vos prières, vous regarder, pendant toute l'éternité, comme le digne instrument dont la bonté de Dieu se sera servi pour opérer notre salut.

D'AGUESSEAU.

31.- Dernières paroles de Charles fer à ses enfauts avant

de monter sur l'échafaud.

Les prières du matin terminées, le roi se fit apporter un coffret contenant les croix de Saint-Georges et de la Jarretière2 brisées « Vous voyez là, dit-il à Juxon et à Herbert3, les seules richesses qu'il soit maintenant en mon pouvoir de laisser à mes enfants. » On les lui amena. A la vue de son père, la princesse Élisabeth, âgée de douze ans, fondait en larmes, le duc de Glocester, qui n'en avait que huit, pleurait en regardant sa sœur. Charles les prit sur ses genoux, leur partagea ses joyaux, consola sa fille, lui donna des conseils sur les lectures qu'elle devait faire, la chargea de dire à ses frères qu'il avait pardonné à ses ennemis, à sa mère, que jamais ses pensées ne s'étaient éloignées d'elle, et que jusqu'au dernier moment il l'aimait comme au premier jour; puis se tournant vers le petit duc: « Mon cher cœur, lui dit-il, ils vont couper la tête à ton père. » L'enfant le regardait fixement et d'un air très-sérieux. « Fais attention, mon enfant, à ce que je te dis ils vont me couper la tête et peutêtre te faire roi; mais fais bien attention à ce que je te dis: tu ne dois pas être roi tant que tes frères Charles et Jacques sont en vie, car ils couperont la tête à tes frères s'ils peuvent les attraper, et ils finiront par te couper la tête; je t'ordonne donc de ne jamais te laisser faire roi par eux. >> « Je me laisserai plutôt bacher en morceaux, repartit l'enfant tout ému. » Le roi l'embrassa avec transport, le posa à terre, embrassa sa fille, les bénit tous deux, pria Dieu de les bénir; puis, se levant tout à coup« Faites-les emmener, » dit-il à Juxon. Les enfants san

:

1. Charles Ier, roi d'Angleterre, qui fut renversé du trône par ses sujets révoltés, jugé par le parlement, et mourut sur l'échafaud le 30 janvier 1649.

2. Ordres anglais. Le premier date des Croisades, le second fut fondé par Édouard III en 1346.

3. Juxon, évêque qui assista Charles Ier dans ses derniers moments; Herbert, valet de chambre du roi.

glottaient; le roi debout, le front appuyé contre la fenêtre, étouffait ses pleurs; la porte s'ouvrit, les enfants allaient sortir; Charles quitta précipitamment la fenêtre, les reprit dans ses bras, les bénit de nouveau, et s'arrachant enfin à leurs caresses, tomba à genoux, et se remit à prier avec l'évêque et Herbert, seuls témoins de ces déplorables adieux.

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Deux hommes étaient voisins, et chacun d'eux avait une femme et plusieurs petits enfants, et son seul travail pour les faire vivre. Et l'un de ces deux hommes s'inquiétait en lui-même, en disant : « Si je meurs, ou que je tombe malade, que deviendront ma femme et mes enfants? >>

Et cette pensée ne le quittait point, et elle rongeait son cœur comme un ver ronge le fruit où il est caché1.

Or, bien que la même pensée fût venue également à l'autre père, il ne s'y était point arrêté : « Car, disait-il, Dieu, qui connaît toutes ses créatures et qui veille sur elles, veillera aussi sur moi, et sur ma femme, et sur mes enfants. >>

Et celui-ci vivait tranquille, tandis que le premier ne goûtait pas un instant de repos ni de joie intérieurement.

Un jour qu'il travaillait aux champs, triste et abattu à cause de sa crainte, il vit quelques oiseaux entrer dans un buisson, en sortir, et puis bientôt y revenir encore.

Et s'étant approché, il vit deux nids posés côte à côte, et dans chacun plusieurs petits nouvellement éclos et encore sans plumes.

Et quand il fut retourné à son travail, de temps en temps il levait les yeux, et regardait ces oiseaux qui allaient et venaient portant la nourriture à leurs petits.

Or, voilà qu'au moment où l'une des mères rentrait avec sa becquée, un vautour la saisit, l'enlève, et la pauvre mère, se débatlant vivement dans sa serre, jetait des cris perçants.

A cette vue, l'homme qui travaillait sentit son âme plus troublée qu'auparavant; car, pensait-il, la mort de la mère, c'est la mort des enfants.

Les miens n'ont que moi non plus : que deviendront-ils, si je leur manque?

Et tout le jour il fut sombre et triste, et la nuit il ne dormit point.

1. Belle comparaison, qui met bien en évidence la raison du sens métaphorique donné au mot rongner.

Le lendemain, de retour aux champs, il se dit : « Je veux voir les petits de cette pauvre mère : plusieurs sans doute ont péri. » Et il s'achemina vers le buisson.

Et regardant, il vit les petits bien portants; pas un ne semblait avoir pâti1.

Et ceci l'ayant étonné, il se cacha pour observer ce qui se passerait.

Et après un peu de temps, il entendit un léger cri, et il aperçut la seconde mère rapportant en hâte la nourriture qu'elle avait recueillie, et elle la distribua à tous les petits indistinctement, et il y en eut pour tous, et les orphelins ne furent point délaissés dans leur misère.

Et le père, qui s'était défié de la Providence, raconta le soir à l'autre père ce qu'il avait vu.

Et celui-ci lui dit : Pourquoi s'inquiéter? Jamais Dieu n'abandonne les siens. Son amour a des secrets que nous ne connaissons point. Croyons, espérons, aimons, et poursuivons notre route en paix.

« Si je meurs avant vous, vous serez le père de mes enfants; si vous mourez avant moi, je serai le père des vôtres.

« Et si, l'un et l'autre, nous mourons avant qu'ils soient en âge de pourvoir eux-mêmes à leurs nécessités, ils auront pour père le Père qui est dans les cieux. >>

33. La veuve du Marin

LAMENNAIS.

En nous promenant un soir à Brest, au bord de la mer, nous aperçûmes une pauvre femme qui marchait courbée entre des rochers; elle considérait attentivement les débris d'un naufrage, et surtout les plantes attachées à ces débris, comme si elle eûl cherché à deviner, par leur plus ou moins de vieillesse, l'époque certaine de son malheur. Elle découvrit sous des galets une de ces boîtes de matelot qui servent à mettre des flacons. Peut-être l'avait-elle remplie autrefois, pour son époux, de cordiaux achetés du fruit de ses épargnes : du moins nous le jugeâmes ainsi, car elle se prit à essuyer ses larmes avec le coin de son tablier. Des mousserons 3 de mer remplaçaient maintenant ces présents de sa tendresse. Ainsi, tandis que le bruit du canon apprend aux

1. Pâli. Souffert.» Voir les observations sur les mots de cette famille, page 106. 2. Des cordiaux. Des liqueurs propres à réchauffer et à fortifier le cœur du marin dans ses fatigues. Voir la note, page 43.

3. Mousserons. Plantes marines de la nature des mousses.

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