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imparfait pour atteindre jamais à une si haute perfection. Quelle main a donc pu le composer?

La seconde merveille que je trouve dans mon cerveau, c'est de voir que mon esprit lise avec tant de facilité tout ce qu'il lui plait dans ce livre intérieur. Il lit des caractères qu'il ne connaissait point. Jamais je n'ai vu les traces empreintes dans mon cerveau; et la substance de mon cerveau elle-même, qui est comme le papier du livre, m'est complétement inconnue. Tous ces caractères innombrables se transposent, et puis reprennent leur rang pour m'obéir : j'ai une puissance comme divine sur un ouvrage que je ne connais point, et qui est incapable de connaissance ce qui n'entend rien entend ma pensée, et l'exécute dans le moment. La pensée de l'homme n'a aucun empire sur les corps; je le vois en parcourant toute la nature. Il n'y a qu'un seul corps que ma simple volonté remue, comme si elle était une divinité; et elle en remue tous les ressorts les plus subtils, sans les connaître. Qui est-ce qui l'a unie à ce corps, et lui a donné tant d'empire sur lui?

26.

Faux bonheur de l'impie.

Je n'admirai jamais la gloire de l'impie.

FÉNELON.

Au bonheur du méchant qu'un autre porte envie.
Tous ses jours paraissent charmants;

L'or éclate en ses vêtements;

Son orgueil est sans borne ainsi que sa richesse;
Jamais l'air n'est troublé de ses gémissements;
Il s'endort, il s'éveille au bruit des instruments;
Son cœur nage dans la mollesse.

Pour comble de prospérité,

Il espère revivre en sa postérité1;

Et d'enfants à sa table une riante troupe
Semble boire avec lui la joie à pleine coupe.

Heureux, dit-on, le peuple florissant
Sur qui ces biens coulent en abondance!
Plus heureux le peuple innocent

Qui dans le Dieu du ciel a mis sa confiance?

1. Sa postérité. "Ses descendants. » Remarquer la signification de cette préfixe, non employée seule, post après. Postérité, ce qui vient après; postériorité, postérieur; posthume, après l'inhumation: œuvres posthumes, publiées après la mort de l'auteur; postiche, qui est derrière quelque chose, qui n'est pas inhérent à cette chose.

Pour contenter ses frivoles désirs,
L'homme insensé vainement se consume;
Il trouve l'amertume

Au milieu des plaisirs.

Le bonheur de l'impie est toujours agité :
Il erre à la merci de sa propre inconstance.
Ne cherchons la félicité

Que dans la paix de l'innocence.

O douce paix!

O lumière éternelle!

Beauté toujours nouvelle!

Heureux le cœur épris de tes attraits!
Heureux le cœur qui ne te perd jamais!

Nulle paix pour l'impie. Il la cherche, elle fuit;
Et le calme en son cœur ne trouve point de place.
Le glaive1 au dehors le poursuit,

Le remords au dedans le glace.

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Imaginez une chambre où le jour n'entre guère que par la porte, quand elle est ouverte, ou que par une ouverture carrée pratiquée au-dessus de la porte, quand elle est fermée. Tournez les yeux autour de cette chambre triste, et vous n'y verrez qu'indigence. Il y a pourtant, sur la droite, dans un coin, un lit qui ne paraît pas trop mauvais; il est couvert avec soin. Sur le devant, du même côté, un grand confessionnal de cuir noir où l'on peut être commodément assis asseyez-y le père du fils ingrat. Attenant à la porte, placez un bas d'armoire, et, tout près du vieillard caduc3, une petite table sur laquelle on vient de servir un potage.

2

Malgré le secours dont le fils aîné de la maison peut être à son vieux père, à sa mère et à ses frères, il s'est enrôlé; mais il ne s'en ira point sans avoir mis à contribution ces malheureux. Il vient avec un vieux soldat; il a fait sa demande. Son père en est indigné; il n'épargne pas les mots durs à cet enfant dénaturé

1. Le glaive (métaphore) personnifie les dangers extérieurs comme le remords exprime les tourments intérieurs.

2. Confessionnal. On nommait ainsi certains fauteuils du temps.

3. Caduc. " Qui tombe, faible, débile. » Racine ca, cad, cid, casuel, occasion, cadence, décadence, accident, incident, occident, coïncider.

qui ne connaît plus ni père, ni mère, ni devoirs, et qui lui rend injures pour reproches. On le voit au centre du tableau; il a l'air violent, insolent et fougueux; il a le bras droit élevé du côté de son père, au-dessus de la tête d'une de ses sœurs; il se dresse sur ses pieds; il menace de la main; il a le chapeau sur la tête; et son geste et son visage sont également insolents. Le bon vieillard, qui a aimé ses enfants, mais qui n'a jamais souffert qu'aucun d'eux lui manquât, fait effort pour se lever, mais une de ses filles, à genoux devant lui, le retient par les basques de son habit. Le jeune libertin est entouré de l'aînée de ses sœurs, de sa mère et d'un de ses petits frères. Sa mère le tient embrassé par le corps, le brutal cherche à s'en débarrasser, et la repousse du pied. Cette mère a l'air accablé, désolé; la sœur aînée s'est interposée entre son frère et son père : la mère et la sœur semblent, par leur attitude, chercher à les cacher l'un à l'autre. Celle-ci a saisi son frère par son habit, et lui dit, par la manière dont elle le tire: « Malheureux, que fais-tu? tu repousses ta mère, tu menaces ton père; mets-toi à genoux et demande pardon. » - Cependant, le petit frère pleure, porte une main à ses yeux, et pendu au bras droit de son grand frère, il s'efforce à l'entraîner' hors de la maison. Derrière le fauteuil du vieillard, le plus jeune de tous a l'air intimidé et stupéfait 2. A l'autre extrémité de la scène, vers la porte, le vieux soldat qui a enrôlé et accompagné le fils ingrat chez ses parents, s'en va, le dos tourné à ce qui se passe, son sabre sous le bras, et la tête baissée. J'oubliais qu'au milieu de ce tumulte, un chien placé sur le devant l'augmentait encore par ses aboiements3.

28. - Le mauvais fills punt.

DIDEROT.

Il a fait la campagne. Il revient, et dans quel moment? Au moment où son père vient d'expirer. Tout a bien changé dans la maison. C'était la demeure de l'indigence; c'est celle de la douleur et de la misère. Le lit est mauvais et sans matelas. Le vieillard mort est étendu sur ce lit. Une lumière qui tombe d'une fenêtre n'éclaire que son visage; le reste est dans l'ombre. On voit à ses pieds, sur une escabelle de paille, le cierge bénit qui 1. S'efforcer à. On dit aujourd'hui s'efforcer de.

2. Stupéfait. C'est-à-dire immobile et muet, parce qu'il ne comprend rien à cette scène. Famille: stupeur, stupide, stupéfier, stupéfaction. Remarquer le sens détourné qu'a reçu le mot stupide dans la langue familière.

3. Ce morceau est la description vive et fidèle d'un tableau fort connu du peintre Greuze.

4. Escabelle. Tabouret rustique à trois pieds. Escabeau.

brûle, et le bénitier. La fille aînée, assise dans le vieux confessionnal de cuir, a le corps renversé en arrière, dans l'attitude du désespoir, une main portée à sa tempe et l'autre élevée et tenant encore le crucifix qu'elle a fait baiser à son père. Un des petits enfants, effrayé, s'est caché le visage dans son sein. L'autre, les bras en l'air, et les doigts écartés, semble concevoir les premières idées de la mort. La cadette, placée entre la fenêtre et le lit, ne saurait se persuader qu'elle n'a plus de père : elle est penchée vers lui; elle semble chercher ses derniers regards; elle soulève un de ses bras, et sa bouche entr'ouverte crie: « Mon père! mon père! est-ce que vous ne m'entendez plus? » La pauvre mère est debout, vers la porte, le dos contre le mur, désolée, et ses genoux se dérobant 1 sous elle.

Tel est le spectacle qui attend le fils ingrat. Le voilà sur le pas de la porte. Il a perdu la jambe dont il a repoussé sa mère; et il est perclus2 du bras dont il a menacé son père.

Il entre. C'est sa mère qui le reçoit. Elle se tait; mais ses bras tendus vers le cadavre lui disent: « Tiens, vois, regarde; voilà l'état où tu l'as mis. >>

Le fils ingrat paraît consterné3; la tête lui tombe en devant", et il se frappe le front avec le poing. Quelle leçon pour les pères et pour les enfants!

29.

DIDEROT.

Un père à son fils qui a cherché à le tromper par
ses mensonges.

GÉRONTE, seul.

O vieillesse facile! ô jeunesse impudente!
O de mes cheveux gris honte trop évidente!
Est-il dessous le ciel père plus malheureux?
Est-il affront plus grand pour un cœur généreux?
Dorante n'est qu'un fourbe; et cet ingrat que j'aime,
Après m'avoir fourbé, me fait fourber moi-même;
Et, d'un discours en l'air, qu'il forge en imposteur,
Il me fait le trompette et le second auteur!

1. Ses genoux plient et ne la soutiennent plus, métaphore vive et juste.
2. Perclus. Voyez Ier vol., page 94.

3. Consterné. Immobile et muet dans l'abattement de la douleur.

4. Expression qui ne s'emploierait plus. On dirait : « Sa tête se penche sur sa poitrine. "

5. On dirait aujourd'hui sous le ciel. Dessous étant adverbe ne prend pas de complément.

6. Fourber. « Tromper. « Ce verbe a vicilli.

Comme si c'était peu, pour mon reste de vie,
De n'avoir à rougir que de son infamie,
L'infâme, se jouant de mon trop de bonté,
Me fait encore rougir de ma crédulité.

GÉRONTE, DORANTE.

GÉRONTE.

Etes-vous gentilhomme?

DORANTE, à part les premiers mots.

Ah! rencontre fâcheuse!

Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.

GÉRONTE.

Croyez-vous qu'il suffit d'ètre sorti de moi?

DORANTE.

Avec toute la France aisément je le crois.
GÉRONTE.

Et ne savez-vous pas avec toute la France,
D'où ce titre d'honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l'ont jusqu'à moi fait passer dans leur sang?

DORANTE.

J'ignorerais un point que n'ignore personne,
Que la vertu l'acquiert, comme le sang le donne.
GÉRONTE.

Où le sang a manqué si la vertu l'acquiert,
Où le sang l'a donné, le vice aussi le perd 2.
Ce qui naît d'un moyen périt par son contraire;
Tout ce que l'un a fait, l'autre peut le défaire;
Et dans la lâcheté du vice où je te voi3,
Tu n'es plus gentilhomme, étant sorti de moi.

Moi?

DORANTE.

GÉRONTE.

Laisse-moi parler, toi, de qui l'imposture
Souille honteusement ce don de la nature;
Qui se dit gentilhomme, et mens comme tu fais,
Il meurt quand il le dit, et ne le fut jamais.

1. On dirait mieux qu'il suffise.

2. Le sang. Métonymie pour la noblesse de race. Si la vertu, à défaut de la race, donne la noblesse, le vice l'enlève à ceux à qui la race l'a donnée. Tour énergique dans sa concision un peu obscure.

3. Voi. Licence poétique fréquente au temps de Corneille.

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