Page images
PDF
EPUB

Mille témoins pour un déposent' l'attentat;
Récolés, confrontés, aucun d'eux ne varie;
Mouflar est convaincu du triple assassinat :
Mouflar recevra donc deux balles dans la tête
Sur le lieu même du délit.

A son supplice qui s'apprête
Toute la ferme se rendit.

Les agneaux de Mouflar demandèrent la grâce;
Elle fut refusée. On leur fit prendre place;
Les chiens se rangèrent près d'eux
Tristes, humiliés, mornes, l'oreille basse 3,
Plaignant, sans l'excuser, leur frère malheureux.
Tout le monde attendait dans un profond silence.
Mouflar paraît bientôt, conduit par deux pasteurs:
Il arrive; et, levant au ciel ses yeux en pleurs,
Il harangue ainsi l'assistance":

«< O vous, qu'en ce moment je n'ose et je ne puis
Nommer, comme autrefois, mes frères, mes amis,
Témoins de mon heure dernière,

Voyez où peut conduire un coupable désir!
De la vertu quinze ans j'ai suivi la carrière,
Un faux pas m'en a fait sortir.
Apprenez mes forfaits: au lever de l'aurore,
Seul auprès du grand bois, je gardais le troupeau;
Un loup vient, emporte un agneau,

Et tout en fuyant le dévore.

Je cours, j'atteins le loup, qui, laissant son festin,
Vient m'attaquer: je le terrasse

Et je l'étrangle sur la place.

C'était bien jusque-là; mais, pressé par la faim
De l'agneau dévoré je regarde le reste,
J'hésite, je balance... A la fin, cependant,

1. Mille témoins pour un. Non-seulement un, mais plusieurs Mille mis pour un grand nombre, expression hyperbolique, c'est-à-dire exagérée, et autorisée par l'usage. Déposent l'attentat. Expression incorrecte. On dit déposer d'une chose et non déposer une chose, qui indique un autre sens. Déposent signifie ici allestent, affirment. Déposer signifie encore mellre à bas, destituer.

2. Récolés. Comparés dans leurs témoignages. Confrontés. Mis en présence les

uns des autres.

3. L'oreille basse. Gallicisme. Portant l'oreille, la tête basse; comme on fait quand on est affligé, humilié.

4. L'assistance. Ceux qui assistent à son exécution, qui y sont présents. 5. La carrière. La route, le chemin dans lequel on marche Suivre la carrière de la vertu: pratiquer la vertu.

J'y porte une coupable dent :
Voilà de mes malheurs l'origine funeste.
La brebis vient dans cet instant,

Elle jette des cris de mère......

La tête m'a tourné, j'ai craint que la brebis
Ne m'accusât d'avoir assassiné son fils,
Et, pour la forcer à se taire,
Je l'égorge dans ma colère.

Le berger accourait armé de son bâton:
N'espérant plus aucun pardon,

Je me jette sur lui: mais bientôt on m'enchaîne,
Et me voici prêt à subir

De mes crimes la juste peine.

Apprenez tous du moins, en me voyant mourir,
Que la plus légère injustice

Aux forfaits les plus grands peut conduire d'abord,
Et que dans le chemin du vice,

On est au fond du précipice

Dès qu'on met un pied sur le bord. »

[blocks in formation]

IMAGE D'UN PEUPLE GOUVERNE PAR UN BON PRINCE.

Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau qui, répandu sur une colline, vers le déclin d'un beau jour, paît3 tranquillement le thym et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre qui a échappé à la faux du moissonneur, le berger soigneux et attentif est debout auprès de ses brcbis, il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâturage; si elles se dispersent, il les rassemble: si un loup avide paraît, il lâche son chien, qui le met en fuite; il les nourrit; il les défend; l'aurore le trouve déjà en pleine campagne, d'où il ne se retire qu'avec le soleil. Quels soins! quelle vigilance! quelle servitude! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger ou des brebis? Le troupeau est-il fait pour le berger ou le berger pour le troupeau?

1. La tête m'a tourné. Gallicisme, comme perdre la tête. Ne savoir plus ce que l'on fait, ne plus suivre sa raison, son jugement.

2. Aux forfaits. Aux crimes. Composé de faire et for, équivalent à hors-faire, agir en dehors du sens, de la justice. On dit dans ce sens forfaire à l'honneur.

3. Pail. Mange. Pâturage, mot de la même famille, ainsi que pasteur, pâtre, pâture, pâturer, pâlis, etc.

Image naïve des peuples et du prince qui les gouverne, s'il est bon prince!

17. L'amitié.

LA BRUYÈRE.

Qu'un ami véritable est une douce chose!
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur;
Il vous épargne la pudeur '

De les lui découvrir vous-même.

Un songe, un rien, tout lui fait peur,
Quand il s'agit de ce qu'il aime.

LA FONTAINE,

18. L'aveugle et le paralytique',

Aidons-nous mutuellement,

La charge des malheurs en sera plus légère;
Le bien que l'on fait à son frère

Pour le mal que l'on souffre est un soulagement.
Confucius l'a dit; suivons tous sa doctrine:

3

Pour la persuader aux peuples de la Chine,
Il leur contait le trait suivant.

Dans une ville de l'Asie

Il existait deux malheureux,

L'un perclus, l'autre aveugle, et pauvres tous les deux.
Ils demandaient au ciel de terminer leur vie :

Mais leurs cris étaient superflus,

Ils ne pouvaient mourir. Notre paralytique,
Couché sur un grabat dans la place publique,
Souffrait sans être plaint; il en souffrait bien plus.
L'aveugle, à qui tout pouvait nuire,

Était sans guide, sans soutien,
Sans avoir même un pauvre chien
Pour l'aimer et pour le conduire.
Un certain jour il arriva

1. La pudeur. Sentiment de réserve et de modestie qui fait éprouver une espèce de honte et d'embarras à appeler l'attention des autres sur sa personne, ses sentiments, ses intérêts ou ses besoins.

2. Paralytique. La paralysie est une maladie qui empêche l'usage des membres qu'elle attaque.

3. Confucius. Célèbre philosophe chinois qui a été le législateur de son pays. 4. Perclus. Privé de l'usage de ses membres. Mots de la même famille: reclus, prisonnier, qui n'est pas libre d'aller et de venir, reclusion; exclus, mis dehors, etc.

Que l'aveugle à tâtons, au détour d'une ruc,
Près du malade se trouva;

Il entendit ses cris, son âme en fut émue.
Il n'est tels que les malheureux

Pour se plaindre les uns les autres.

« J'ai mes maux, lui dit-il, et vous avez les vôtres :
Unissons-les, mon frère, ils seront moins affreux.
- Hélas! dit le perclus, vous ignorez, mon frère,
Que je ne puis faire un seul pas,
Vous-même vous n'y voyez pas :

A quoi nous servirait d'unir notre misère?

A quoi ? répond l'aveugle, écoutez à nous deux
Nous possédons le bien à chacun nécessaire.

J'ai des jambes, et vous des yeux :

Moi, je vais vous porter; vous, vous serez mon guide :
Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés,
Mes jambes, à leur tour, iront où vous voudrez.
Ainsi, sans que jamais notre amitié décide
Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,
Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi. »

19. Le travail et l'aumône.

FLORIAN.

Voici venir, mes sœurs, le dernier mois d'automne;
Un beau jour maintenant est rare et passager.
Le pauvre, demi-nu, des premiers froids s'étonne;
Travaillons pour le soulager.

L'hiver sera, mes sœurs, plus rude qu'on ne croit :
Et déjà, dans la cour, d'un ton piteux et triste,
Un tout petit enfant demande qu'on l'assiste ',
En soufflant dans ses mains toutes rouges de froid.

Vous avez vu souvent, au seuil du presbytère2,
Cette femme er cor jeune et d'un maintien tremblant,
Qui nourrit un enfant, pâle comme sa mère,
Et qui pleure en le consolant.

Au sortir de l'église, hier je l'ai cherchée :

On m'a dit que, malade et n'ayant point d'abri,

1. L'assiste. Qu'on le secoure. Assister, se tenir près de, venir en aide. Mot de

la même famille qu'assistance.

2. Presylère. Nom donné à la maison qu'habite le curé.

Dans la grange prochaine elle s'était couchée,
Et que l'enfant souffrait d'être si mal nourri.

Ma mère en a pleuré, puis m'a donné pour elle;
Et j'ai couru bien vite apporter ce secours.
Mais ce n'est point assez: travaillons avec zèle,
Mes sœurs, et de tous deux nous sauverons les jours.

Dans notre livre de prières

(Je l'ai lu bien souvent, mes sœurs), il est écrit

Que tous les pauvres sont nos frères;

Oui, qu'ils sont, comme nous, enfants de Jésus-Christ.

La fortune ici-bas n'est pour nous qu'une épreuve ';
Qui possède beaucoup doit donner beaucoup d'or,
Et qui possède peu devra donner encor.
C'est le cœur qui fait tout le denier de la veuve
Sera compté comme un trésor.

2

Tel est des livres saints l'enseignement suprême:
Que Jésus suit le pauvre, et marche sur ses pas;
Qu'un refus est là-haut puni comme un blasphème;
Qu'un cri de faim maudit tous ceux qu'il n'émeut pas 3,
Et qu'en donnant au pauvre, on prête à Dieu lui-même.
Donnons, mais sans éclat, et même avec mystère :
Là-haut veille sur nous un témoin précieux.
Donnons... Ce qu'on répand d'aumônes sur la terre
S'amasse en trésor dans les cieux.

[blocks in formation]

J'ai faim: vous qui passez daignez me secourir.
Voyez la neige tombe et la terre est glacée.

1. La fortune est une épreuve. C'est-à-dire qu'elle met notre cœur, nos sentiments à l'épreuve en leur donnant lieu de se manifester

2. Le denier de la veuve. Allusion à la parabole dans laquelle Notre-Seigneur Jésus-Christ raconte que l'offrande d'un denier, déposé par une pauvre veuve dans le tronc placé à la porte du temple, fut plus agréable aux yeux du Seigneur que les pièces d'or données avec orgueil par le riche. Denier, pièce de monnaie de peu de valeur.

3. Le cri d'un pauvre mourant de faim sera la condamnation, devant Dieu, de ceux qui l'entendent sans être émus.

4. Avec mystère. En cachant nos aumônes, en secret.

5. Voir le no 19, Liv. I, intitulé Le départ. Le petit Savoyard est arrivé à Paris; l'auteur dépeint sa misère ct exprime ses plaintes.

« PreviousContinue »