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saire, je disais en moi-même: Ne donnons pas trop pour le sifflet', et j'épargnais mon argent.

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« Je te laisse, mon fils, assez ample héritage;
De noix, de fromage et raisin "

Tu trouveras plein magasin.

Jouis de mes travaux si tu veux être sage,
Quand tu vivrais cent ans encore, et davantage,
Tu n'en verrais jamais la fin.

Mais prends garde à la friandise;

5

6

C'est un écueil : les lardons gras

Presque toujours sont de la mort aux rats'.

Fuis, n'en approche en nulle guise',
Sinon, je te le prophétise,

Pauvre raton, tu périras.

Le ciel te garde et t'en préserve. »
Disant ces mots il l'embrassa,

Et dans le même instant le bonhomme passa9.

Le fils maître des biens qu'avait mis en réserve
Son cher papa défunt, d'abord s'en engraissa;

11

Mais tôt après, trouvant la chère trop bourgeoise 11,
De fromage et de noix enfin il se lassa.

1. C'est-à-dire pour les choses qui ne me profiteraient pas plus que le sifflet.

2. Lit de la Mort. Sur le point de mourir, sur le lit, où il allait mourir.

3. Testament. Déclaration écrite ou verbale par laquelle on dispose de ses biens, et on fait connaître ses dernières volontés.

4. Et raisin. Remarquez, avec l'inversion de la phrase, la suppression de la préposition de par une licence autorisée quelquefois en poésie, et la suppression de l'article dans « assez ample héritage, plein magasin."

5. Ecucil. Rocher caché sous la mer où les vaisseaux viennent se briser. Signifie ici, au figuré, un danger.

6. Lardons. Petits morceaux de lard. Diminutif.

7. Mort aux rats. Une cause de mort, un piége mortel pour les rats.

8. En nulle guise. D'aucune façon, jamais. Guise, façon, manière. Agir à sa

guise.

9. Passa. Expira, mourut; passer, trépasser, trépas.

10. Tôt après, locution vieillie, pour bientôt après.

41. Trop bourgeoise. Trop vulgaire, trop commune pour lui qui se croyait un grand seigneur.

Voilà donc mon galant1 qui s'écarte et qui croise 2
Sur tous les lieux des environs,

Croque morceaux de lard, et les trouve fort bons.
« Parbleu, se disait-il, mon bonhomme de père 3
Avec ses rogatons 4 faisait bien maigre chèrel
Vivent la guerre et les lardons! >>
Advint qu'un jour dans une souricière
Il découvrit, en battant le pays 6,

Morceau de lard des plus exquis.

<«< Bon, dit-il, tu viendras dans notre gibecière 7. »
Le trou lui fut pourtant suspect, et lui fit peur.
J'ai même lu dans un fort bon auteur
Qu'il recula quatre pas en arrière.

Mais le lardon, comme un fatal aimant 8,
Le forçait, l'attirait à lui si doucement,
Qu'après bien des façons, le pauvret s'en approche,
Et le flairant de près, y porte enfin les dents
La bassecule 10 se décroche,

Et, tombant, l'enferme dedans.
Le voilà pris que va-t-il faire?
Il en mourut, à ce qu'on dit.

Le papa l'avait bien prédit.

Avis, prédictions qui ne servent de guère 11:
Quel fils ne se croit pas plus sage que son père 12?

DU CERCEAU.

1. Mon galant. Expression familière pour désigner le raton aventureux.

2. Croise. Va et vient, parcourt en tous sens. En temps de guerre les vaisseaux croisent pour découvrir les bâtiments ennemis et s'en emparer.

8. Bonhomme de père, expression dédaigneuse et ingrate d'un jeune insensé hors d'état d'apprécier la sagesse de son père.

4. Rogatons, vicux restes, débris chétifs.

5. Advint. Tournure vive, pour il advint, il arriva.

6. Battant le pays. Errant de côté et d'autre, parcourant le pays en tous

sens.

7. Gibecière. Espèce de sac ou de poche portative destinée à recevoir le gibier ou le butin.

8. Aimant. L'aimant est une espèce de pierre grisâtre qui a la propriété d'attirer à elle le fer et les métaux.

9. Paurret. Diminutif de pauvre, expression de compassion et de tendresse pour le raton qui va périr.

10. Bassecule. Barbarisme. On écrit aujourd'hui bascule.

11. Servent de guère. Locution peu usitée. On dit plutôt aujourd'hui qui ne servent de rien ou qui ne servent guère. Remarquer la tournure elliptique de la phrase pour ce sont des avis, etc.

12. On voit par l'exemple du raton ce qu'il en coûte pour se croire plus sage que son père.

36.

Le cochet', le chat et le souriceau 1.

Un souriceau tout jeune, et qui n'avait rien vu,
Fut presque pris au dépourvu 2.

Voici comme il conta l'aventure à sa mère :
« J'avais franchi les monts qui bornent cet État3,
Et trottais comme un jeune rat
Qui cherche à se donner carrière",
Lorsque deux animaux m'ont arrêté les yeux ;
L'un d'eux, bénin et gracieux,
Et l'autre turbulent et plein d'inquiétude :
Il a la voix perçante et rude,

Sur la tête un morceau de chair",
Une sorte de bras dont il s'élève en l'air
Comme pour prendre sa volée,

La queue en panache étalée. »>

Or c'était un cochet dont notre souriceau
Fit à sa mère le tableau

Comme d'un animal venu de l'Amérique.
« Il se battait, dit-il, les flancs avec ses bras,
Faisant tel bruit et tel fracas,

Que moi, qui, grâce aux dieux, de courage me pique o,
En ai pris la fuite de peur,

Le maudissant de très-bon cœur.
Sans lui j'aurais fait connaissance

Avec cet animal qui m'a semblé si doux :

Il est velouté comme nous,

Marqueté, longue queue', une humble contenance,
Un modeste regard, et pourtant l'œil luisant.

1. Cochet. Diminutif de coq, jeune con. Souriceau. Diminutif de souris. 2. Pris au dépourvu. Sans pouvoir se défendre, sans être pourvu des moyens con

venables dans la circonstance.

3. Cet État. Expression exagérée du jeune rat qui prend pour un État, un royaume, le petit canton qu'il habite.

4. Se donner carrière. Courir le monde, jouir de sa liberté.

5. Un morceau de chair. Le rat inexpérimenté désigne ainsi la crête du coq, de même qu'il désigne plus bas ses ailes par les mots : une sorte de bras dont il s'élève en l'air.

6. De courage me pique, me prétends courageux. Comme on dit encore: se piquer d'honneur, etc.

7-8. Velouté. Moelleux et doux au toucher comme à l'œil.

de petites taches.

Marqueté, marqué

9. Longue queue, etc. Remarquer la tournure irrégulière mais tr`s-vive de cette phrase dont la construction régulière serait: ayant une longue queue, etc.

Je le crois fort sympathisant'

Avec messieurs les rats: car il a des oreilles
En figure2 aux nôtres pareilles.

Je l'allais aborder, quand d'un son plein d'éclat
L'autre m'a fait prendre la fuite.

- Mon fils, dit la souris, ce doucet'est un chat,
Qui, sous son minois' hypocrite,
Contre toute ta parenté

D'un malin vouloir est porté.
L'autre animal, tout au contraire,

Bien éloigné de nous mal faire 3,
Servira quelque jour peut-être à nos repas.

Quant au chat, c'est sur nous qu'il fonde sa cuisine.
Garde toi, tant que tu vivras,

De juger les gens sur la mine. >>

37. Le renard et le bouc.

LA FONTAINE.

7

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Capitaine renard allait de compagnie
Avec son ami bouc des plus haut encornés :
Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez
L'autre était passé maître en fait de tromperie.
La soif les obligea de descendre en un puits:
Là, chacun d'eux se désaltère.

Après qu'abondamment tous deux en eurent pris,

Le renard dit au bouc: « Que ferons-nous, com¡ ère"?

1. Sympathisant, ayant de la sympathie, de la bienveillance.

2. En figure. Locution vicillie: par leur forme. Plaisant motif de jugement du souriceau.

3. Je l'allais. On dirait mieux aujourd'hui j'allais l'aborder. La Fontaine place souvent le pronom devant le premier verbe. V. le 1er vers du morceau 28.

4. Doucet, minois. Diminutif de doux, de mine.

5. Nous mal faire. Dans le sens de malfaisant, pour de nous faire du mal. Malfaire se dit aujourd'hui dans un sens absolu, pour faire mal, et ne prend pas de régime indirect.

6. Capitaine, appellation familière comme maître, sire, employée souvent par La Fontaine quand il s'agit de donner l'idée d'un personnage d'une certaine importance.

7. Ne voyait pas plus loin que son nez. Gallicisme, manquait d'intelligence, de prévoyance.

8. En eurent pris. Tournure à remarquer; en prendre, s'emploie ici comme s'en donner, et veut dire boire abondamment, n'observer aucune mesure.

9. Compère. Autre appellation familière. Expression formée du mot père, et qui est employée pour désigner le parrain d'un enfant, soit par les parents de celui-ci, soit par la marraine, qui est elle-même désignée familièrement par le nom de commère.

Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici.
Lève tes pieds en haut et tes cornes aussi;
Mets les contre le mur : le long de ton échine
Je grimperai premièrement,

Puis sur tes cornes m'élevant,
A l'aide de cette machine'
De ce lieu-ci je sorti ai,
Après quoi je t'en tirerai.

- Par ma barbe! dit l'autre, il est bon 2, et je louc
Les gens bien sensés comme toi.
Je n'aurais jamais, quant à moi,

Trouvé ce secret, je l'avoue. »>

Le renard sort du puits, laisse son compagnon,
Et vous lui fait un beau sermon

Pour l'exhorter à patience!

« Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n'aurais pas à la légère

Descendu dans ce puits. Or, adieu j'en suis hors':
Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts;

Car pour moi j'ai certaine affaire

Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin. »

En toute chose il faut considérer la fin.

38.- L'âne et le chien.

LA FONTAINE.

Il se faut entr'aider, c'est la loi de nature.
L'âne un jour pourtant s'en moqua;

Et ne sais comme il y manqua :

Car il est bonne créature.

Il allait par pays, accompagné du chien,

1. Machine. Stratagème. Dérivés : machiner, machination.

2. Il est bon. Pour cela est bon, le moyen est bon. Tournure qui n'est plus employée.

3. L'exhorler à patience. Cette tournure conforme au génie de notre langue serait peut-être blâmée aujourd'hui à cause de la suppression de l'article.

4 Tu n'aurais pas descendu. D'après la grammaire il faudrait dire: tu ne serais pas descendu.

5. J'en suis hors. Toujours d'après la grammaire, il faudrait dehors, car hors est une préposition qui a besoin d'être suivie d'un régime.

6. D'arrêter en chemin. D'après la grammaire, il faudrait dire de m'arrêter, et non d'arrêter.

7. Et ne sais. Remarquer la suppression du pronon je qui donne plus de vivacité à la phrase, et celle de l'article dans « loi de nature, allait par pays."

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