s'aperçut bientôt de lui-même qu'il les servait trop bien pour leur paresse, et fort mal pour leur instruction. Il se reprocha de contribuer, par son travail, à les mettre en état de tromper leurs maîtres, ou plutôt de se tromper eux-mêmes, en prenant une habitude d'ignorance et de dissipation dont ils se repentiraient un jour. Il les pria donc de trouver bon qu'il ne leur rendît plus un service si dangereux, et après leur avoir fait aimer sa complaisance, il commença dès lors à leur faire respecter sa vertu. J'ai su ce fait d'un de ceux même qui avaient d'abord reçu de lui ce secours et ensuite cette instruction. Aussi m'a-t-il assuré plus d'une fois que les enfants du même âge que mon père le regardaient moins comme le compagnon de leurs études, que comme un modèle qui excitait plus d'admiration que d'envie, parce que sa modestie, égale à ses talents, ne leur inspirait pour lui qu'une tendresse mêlée de respect, et déjà d'une espèce de vénération. Le temps de ses fréquents voyages était favorable pour nous. Il nous menait presque toujours avec lui, et son carrosse devenait une espèce de classe où nous avions le bonheur de travailler sous les yeux d'un si grand maître. On y observait une règle presque aussi uniforme que si nous`eussions été dans le lieu de son séjour ordinaire. Après la prière des voyageurs par laquelle ma mère commençait toujours sa marche, nous expliquions les auteurs grecs et latins qui étaient l'objet actuel de notre étude. Mon père se plaisait à nous faire bien pénétrer le sens des passages les plus difficiles; et ses réflexions nous étaient plus utiles que cette lecture même'. Nous apprenions par cœur un certain nombre de vers qui excitaient en lui, lorsque nous les récitions, cette espèce d'enthousiasme qu'il avait naturellement pour la poésie; souvent même il nous obligeait à traduire du français en latin pour suppléer aux thèmes que le voyage ne nous permettait pas de faire. Une lecture commune de quelque livre d'histoire ou de morale succédait à ces exercices, ou bien chacun suivait son goût dans une lec 1. Il ne suffit pas de lire un morceau, ce qui ne satisfait que la curiosité. Il faut s'en approprier la substance, et pénétrer le sens des pensées qui le composent, en se rendant compte de la forme des expressions et des tours qui servent à les exprimer. 2 D'enthousiasme. L'enthousiasme est l'émotion vive et passionnée qu'une âme sensible éprouve à la vue de ce qui est beau, grand, bon, dans l'erdre moral comme dans l'ordre physique. ture particulière; car une des choses qu'il nous inspirait le plus, sans l'exiger absolument, était que nous cussions toujours quelque livre de choix pour le lire après nos études ordinaires, afin de nous accoutumer par là à nous passer du secours d'un maître, et à contracter Lon-seulement l'habitude, mais l'amour du travail'. 29. L'éducation chrétienne, O bienheureux mille fois L'enfant que le Seigneur aime, D'AGUESSEAU. Qui de bonne heure entend sa voix', Loin du monde élevé, de tous les dons des cieux Il est orné dès sa naissance; Et du méchant l'abord contagieux3 Heureuse, heureuse l'enfance Que le Seigneur instruit et prend sous sa défense! Tel en un secret vallon, Un jeune lis', l'amour de la nature. Heureux, heureux mille fois L'enfant que le Seigneur rend docile à ses lois! Un bon mari, sa femme et deux jolis enfants 1. Fénelon a dit: Heureux ceux qui aiment à lire! Mais pour que la lecture produise ces fruits précieux, il faut deux conditions: qu'on lise seulement de bons livres, et qu'on les lise avec attention et réflexion. 2. La voix de Dieu se fait entendre à l'enfant, par la bouche de ses ministres, dans les instructions paternelles et maternelles, dans les livres saints, par le spectacle de ses œuvres et par les révélations de la conscience. 3. L'abord contagieux. La compagnie des méchants communique le mal moral ou le vice, comme le contact des pestiférés communique le mal physique ou la peste. L'enfant a done besoin d'être élevé loin du monde des méchants. 4. N'ullère. Altérer, rendre autre, changer, corrompre. 5. Secret. Silencieux. Vallon écarté du monde et du bruit, où règnent le silence et le secret. 6. Aquilon. Vent du nord, vent violent et froid, nuisible aux plantes. 7. Lis. Plante dont les belles fleurs blanches sont le symbole de l'innocenco De la nature. De la création. Voyez la note 4 du morceau 8. Coulaient en paix leurs jours dans le simple ermitage Ils prêchaient à leurs fils la vertu, la sagesse, La mère par une caresse. L'aîné de ces enfants, né grave, studieux, Le cadet, vif, léger, mais plein de gentillesse, D'apprendre les hauts faits des Romains' ou des Parthes, Il n'en respirait pas d'attention, de peur. Qui s'interrompt : « Papa, dit-il, daigne m'instruire Ces deux noms sont-ils différents? >> A placer son second étage, S'écrie: «Il est fini! » Son frère murmurant Se fâche, et d'un seul coup détruit son long ouvrage; Et voilà le cadet pleurant. 1. Ermitage. Demeure solitaire et écartée où se retiraient autrefois les ermites pour y vivre seuls et loin du monde. Se dit aussi d'une habitation éloignée des autres, où l'on vit à l'écart. 2. Qu'ils procurent toujours. La vertu, la sagesse. Faute échappée à l'auteur qui pouvait dire qu'elles donnent toujours. 3. Rollin. Célèbre professeur qui vivait à Paris dans le xv je siècle et qui a fait plusieurs ouvrages d'éducation, entre autres une Histoire ancienne. 4. Romains. Nom des anciens peuples de l'Italie. Les Parthes, ancien peuple habitant une région de l'Asie qui fait aujourd'hui partie de la Perse. « Quel plaisir d'être libre et d'agir à sa tête1! J'irai, je viendrai, je courrai; « Je veux voir du pays et je voyagerai; << Tous mes jours seront jours de fête. « J'irai fièrement au marché, Mes paniers sur mon dos, agitant ma sonnette << Chacun m'admirera. Voyez-vous, dira-t-on, « Comme il a l'oreille bien faite ! « Quel jarret ferme, et quel air de raison! « Le voilà maintenant âne, et non plus ânon... « Et l'on n'est plus traité comme un petit garçon. » Ainsi, dans sa pauvre cervelle, Tout en broutant l'herbe nouvelle. Qu'il n'avait pas bien fait son compte. « Oh! oh! » dit-il, « voici de lourds fardeaux; « Mon allure, avec eux, ne sera pas très-prompte. »> Qu'un coup de fouet le force à partir au grand trot. Il vit bien qu'il fallait renoncer à l'espoir 1. Agir à sa tête, selon ce qu'on a dans la tête; agir à son gré, selon ce qui agrée; gallicisme équivalant à « faire sa volonté, agir comme il plaît. "9 2. Sphère. Se prend ici pour tout lieu déterminé par certaines limites. C'est dans ce sens qu'on dit il ne faut pas sortir de sa sphère, c'est-à dire de son état, de sa position. 3. Mes paniers. Les ânes portent les denrées au marché dans deux paniers fixés à leur bât. 4. On est quelqu'un, un personnage. C'est dans ce sens qu'on dit se croire quelqu'un, quelque chose. 5. Hausser le ton, la roix, parler plus haut, avec plus d'assurance. 6. Grison, diminutif de gris, couleur de l'âne, comme anon, petit âne, diminutif d'âne De n'agir qu'à son gré du matin jusqu'au soir, Et de dire je veux à toute la nature. Grands, petits,» pensa-t-il, « ont chacun leur devoir. « J'en ai douté dans mon enfance; << Mais je vois trop que, tout de bon 2, « Le courage et la patience << Sont utiles à l'âne encor plus qu'à l'ânon. » Moi, mes amis, je crois en somme Que ce baudet avait raison, Et que ce qu'il pensait peut s'appliquer à l'homme. 34. Le simet. L. DE JUSSIEU. Quand j'étais un enfant de cinq ou six ans, mes amis, un jour de fête, remplirent ma petite poche de sous. J'allai tout de suite à une boutique où l'on vendait des babioles ; mais, charmé du son d'un sifflet que je rencontrai en chemin dans les mains d'un autre petit garçon, je lui offris et donnai volontiers en échange tout mon argent. Revenu chez moi, fort content de mon achat, sifflant par toute la maison, je fatiguai les oreilles de toute la famille; mes frères, mes sœurs, mes cousines, apprenant que j'avais tant donné pour ce mauvais instrument, me dirent que je l'avais payé dix fois plus qu'il ne valait: alors ils me firent penser au nombre de choses que j'aurais pu acheter avec le reste de ma monnaie, si j'avais été plus prudent : ils me ridiculisèrent tant de ma folie, que j'en pleurai de dépit; et la réflexion me donna plus de chagrin que le sifflet de plaisir 3. 6 Cet accident fut cependant par la suite de quelque utilité pour moi, l'impression restant dans mon âme; aussi, lorsque j'étais tenté d'acheter quelque chose qui ne m'était pas néces 1. Allure. Manière d'aller, de se comporter, d'agir. 2. Tout de bon. Gallicisme. Sérieusement, réellement. 3. Babioles, objets de peu d'utilité et de valeur, jouets d'enfants. 4. Ridiculisèrent, se moquèrent tant de ma folie. Ridiculiser, faire rire aux dépens de quelqu'un, s'en moquer. 5. De plaisir, pour « ne me donna de plaisir. » Remarquer et retenir cett tournure vive et elliptique. 6. Accident. Ce mot est impropre ici. Un accident est une chose qui arrive sans notre aveu, contre notre volonté, sans que nous l'ayons voulue ni prévue. L'enfant avait bien volontairement et sciemment acheté le sifflet, quoique sans réflexion. Il ne s'agit donc pas ici d'accident, mais d'imprévoyance. |