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Donnait à chacun son paquet',

Et se faisait haïr de tout le voisinage.

Sa mère lui disait : « Mon cher fils, sois plus sage,
Plus modeste surtout. Hélas, je conçois bien
Les dons, les qualités qui firent ton partage;
Mais feignons de n'en savoir rien,

Pour qu'on les aime davantage 2. »
A tout cela notre linot

Répondait par quelque bon mot;

La mère en gémissait dans le fond de son âme.
Un vieux merle, ami de la dame,

Lui dit «Laissez aller votre fils au grand bois,
Je vous réponds qu'avant un mois

Il sera sans défauts. » Vous jugez des alarmes
De la mère, qui pleure et frémit du danger.
Mais le jeune linot brûlait de voyager;

Il partit donc malgré ses larmes.

A peine est-il dans la forêt,
Que notre petit personnage
Du pivert3 entend le ramage,
Et se moque de son fausset.

Le pivert, qui prit mal cette plaisanterie,
Vient à bons coups de bec plumer le persifleur,
Et deux jours après, une pie'

Le dégoûte à jamais du métier de railleur.
Il lui restait encore la vanité secrète

De se croire excellent chanteur;

Le rossignol et la fauvette

Le guérirent de son erreur 5.
Bref, il retourna chez sa mère,

Doux, poli, modeste et charmant.

1. Donnait son paquet. Gallicisme: faisait la critique, adressait sa part, son paquet de moqueries.

2. Sage conseil d'une mère expérimentée qui sait que la modestie relève le prix de toutes les qualités et les fait aimer, tandis que l'orgueil les fait haïr.

3. Pivert. Oiseau de la grosseur d'un geai ou d'une tourterelle, au plumage vert mêlé de rouge, au long bec, au cri aigu, que l'auteur appelle fausset, nom qui caractérise les voix très-aiguës.

4. Pie. Oiseau bien connu, au plumage noir et blanc, et qui imite le langage de l'homme. Comme la pie jase sans cesse, elle a dans les fables le rôle d'une commère bavarde et maîtresse en raillerie. La Fontaine l'appelle quelque part Caquel-lonbec.

5. Le guérirent de son erreur, par leur chant infiniment supérieur à celui du linot. Pour le Rossignol et la Fauvette, voir les nos 11 et 13 du liv. III.

Ainsi l'adversité fit, dans un seul moment',
Ce que tant de leçons n'avaient jamais pu faire.

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« Prenez garde, mes fils, côtoyez moins le bord,
Suivez le fond de la rivière;
Craignez la ligne meurtrière,

Ou l'épervier plus dangereux encor. >>
C'est ainsi que parlait une carpe de Seine
A de jeunes poissons qui l'écoutaient à peine.
C'était au mois d'avril : les neiges, les glaçons,
Fondus par les zéphyrs, descendaient des montagnes;
Le fleuve enflé par eux s'élève à gros bouillons,
Et déborde dans les campagnes.

« Ah! ah! criaient les carpillons,
Qu'en dis-tu, carpe radoteuse?

Crains-tu pour nous les hameçons ?
Nous voilà citoyens de la mer orageuse.
Regarde on ne voit plus que les eaux et le ciel,
Les arbres sont cachés sous l'onde;

Nous sommes les maîtres du monde :
C'est le déluge universel 5.

Ne croyez pas cela, répond la vieille mère :
Pour que l'eau se retire il ne faut qu'un instant.
Ne vous éloignez point, et, de peur d'accident,
Suivez, suivez toujours le fond de la rivière.
Bah! disent les poissons, tu répètes toujours
Même discours.

Adieu, nous allons voir notre nouveau domaine. »
Parlant ainsi nos étourdis

Sortent tous du lit de la Seine,

1. En un seul moment. Expression peu juste amenée par le besoin de la rime; le linot fut corrigé par l'expérience non en un seul moment, mais en peu de temps. 2. Carpe. Poisson très-commun en France dans les étangs et certaines rivières. Carpillons. Petites carpes, diminutif de carpe.

3. Coloyez. N'approchez pas si près du bord. Côtoyer: se tenir près de la côte, du bord.

4. L'épervier. Sorte de filet que le pêcheur lance, et qui en descendant rapidement au fond de l'eau saisit et emprisonne le poisson qui se trouve à la portée. 5. Exagération peignant bien les illusions de ces jeunes présomptueux qui n'écoutent pas l'expérience de leur mère, et se croient naïvement les maîtres du monde.

Et s'en vont dans les eaux qui couvrent le pays.
Qu'arriva-t-il? les eaux se retirèrent,
Et les carpillons deineurèrent;
Bientôt ils furent pris

Et frits.

Pourquoi quittaient-ils la rivière?
Pourquoi? Je le sais trop, hélas!

C'est qu'on se croit toujours plus sage que sa mère;
C'est qu'on veut sortir de sa sphère ',

C'est que... c'est que... 2 je ne finirais pas.

FLORIAN.

41. Le danseur de corde et le balancier.

Sur la corde tendue un jeune voltigeur 3
Apprenait à danser; et déjà son adresse,
Ses tours de force, de souplesse,
Faisaient veuir maint spectateur.

Sur son étroit chemin on le voit qui s'avance,
Le balancier en main, l'air libre, le corps droit,
Hardi, léger autant qu'adroit;

Il s'élève, descend, va, vient, plus haut s'élance,
Retombe, remonte en cadence,

Et, semblable à certains oiseaux,
Qui rasent en volant la surface des caux,
Son pied touche, sans qu'on le voie,

A la corde qui plie, et dans l'air le renvoie .
Notre jeune danseur, tout fier de son talent,
Dit un jour: « A quoi bon ce balancier pesant
Qui me fatigue et m'embarrasse?

1. Sortir de sa sphère. Gallicisme: sortir de son état, de sa position.

2. C'est que... c'est que... Quand un écrivain laisse ainsi une phrase non achevée, il fait ce que l'on appelle une réticence. Ici la réticence indique le nombre des raisons qui poussent les enfants à quitter leurs parents et à ne pas suivre leurs conseils. C'est qu'on veut jouir de la liberté... c'est qu'on veut voir du pays.. c'est qu'on veut suivre ses volontés, etc.

3. Voltigeur. On appelle voltige certains exercices sur la corde tendue et sur le cheval, et voltigeur celui qui s'y livre. Voltigeur est aussi le nom d'un soldat d'infanterie légère. Volliger dérive de voler dont il est un diminutif, et voler vient de vol.

4. Maint spectateur. Cet adjectif, qui a un féminin mainte, s'emploie rarement au pluriel. Il signifie plusieurs, beaucoup.

5. Le balancier. Longue perche que les danseurs de corde tiennent à la main Dour se maintenir en équilibre.

6. Tableau charmant, plein de force et de vivacité, qui met en quelque sorte sous les yeux du lecteur tous les exercices du danseur de corde.

3

Si je dansais sans lui j'aurais bien plus de grâce,
De force et de légèreté. »

Aussitôt fait que dit '. Le balancier jeté',

Notre étourdi chancelle, étend les bras et tombe.
Il se casse le nez et tout le monde en rit.

Jeunes gens, jeunes gens, ne vous a-t-on pas dit
Que sans règle et sans frein, tôt ou tard on succombe?
La vertu, la raison, les lois, l'autorité 2,

Dans vos désirs fougueux vous causent quelque peine
C'est le balancier qui vous gêne,

Mais qui fait votre sûreté

FLORIAN.

42. Il faut se fer des apparences.

J'étais, un jour, dans ma jeunesse, passager à bord d'un petit sloop qui descendait la Delaware. Comme il n'y avait pas de vent, nous fûmes obligés, après la marée 3, de jeter l'ancre et d'attendre la marée suivante. La chaleur du soleil était excessive sur le bâtiment; les passagers m'étaient étrangers, et leur société ne me plaisait pas. Je crus voir, près du rivage, une belle prairie verte au milieu de laquelle s'élevait un grand arbre donnant beaucoup d'ombrage. Je m'imaginai que je pourrais aller m'asseoir sous son abri et y passer, à lire, quelques moments agréables, jusqu'au retour de la marée. J'obtins donc du capitaine qu'il me fit conduire à terre. Une fois débarqué, je reconnus que la plus grande partie de ma prairie n'était réellement qu'un marais; en le traversant, pour arriver à mon arbre, j'enfonçai dans la boue jusqu'aux genoux; et je n'étais pas établi depuis cinq minutes sous son ombrage, que mille insectes fâcheux, venant fondre sur moi, attaquèrent mes jambes, mes mains, ma figure, au point qu'il me fut impossible de lire et de tenir en place. Je regagnai donc le rivage, et j'appelai pour que la chaloupe me ramenât à bord du sloop, où j'eus à endurer cette

1. Aussitôt fait que dit. Gallicisme d'expression, comme il y en a un de construction dans ce qui suit: le balancier jelé, etc. Remarquer la rapidité et l'agrément que les gallicismes donnent au style et l'image si vraie du dernier vers. 2. Les lois, l'autorité. Les lois et l'autorité religieuses, comme les lois et l'autorité civiles, aident à réprimer les passions, et font le salut de la société. 3. Sloop. Vaisseau de petite dimension, d'une forme particulière.

4. Nom d'une rivière d'Amérique.

5. Après la marée. La marée ou le flux et le reflux se font sentir à une fort longue distance de l'embouchure des grands fleuves.

chaleur que j'avais voulu éviter, et de plus les ris moqueurs de la société. Depuis, j'ai pu souvent observer des cas semblables dans les affaires de la vie.

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On peut bien quelquefois se flatter dans la vie :
J'ai, par exemple, hier, mis à la loterie,
Et mon billet enfin pourrait bien être bon.
Je conviens que cela n'est pas certain: oh! non;
Mais la chose est possible, et cela doit suffire.
Puis, en me le donnant, on s'est mis à sourire.
Et l'on m'a dit : « Prenez, car c'est là le meilleur. »
Si je gagnais pourtant le gros lot, quel bonheur !
J'achèterais d'abord une ample seigneurie 3...
Non, plutôt une bonne et grasse métairie‘;
Oh! oui, dans ce canton.... j'aime ce pays-ci;
Et Justine, d'ailleurs, me plaît beaucoup aussi.
J'aurai donc à mon tour des gens à mon service,
Dans le commandement je serai peu novice,
Mais je ne serai point dur, insolent ni fier,
Et me rappellerai ce que j'étais hier.
Ma foi, j'aime déjà ma ferme à la folie.
Moi! gros fermier! j'aurai ma basse-cour remplie
De poules, de poussins que je verrai courir;
De mes mains chaque jour je prétends les nourrir.
C'est un coup d'œil charmant, et puis cela rapporte.

1. Expression proverbiale qni s'applique aux projets chimériques.

2. Mettre à la loterie. Une loterie est une opération qui consiste à mettre en vente un objet ou même une somme d'argent au moyen d'un nombre déterminé de billets portant chacun un numéro, et que l'on ne délivre que moyennant un certain prix. La possession de l'objet ou des objets mis en loterie est attachée à un ou à plusieurs numéros qui sont tirés au sort parmi le nombre des numéros repre sentés par les billets. Ordinairement le premier numéro sortant gagne le gros lot, le second un lot moins considérable, et ainsi de suite. Ceux qui ont ces numéros dans leurs billets gagnent; tous les autres perdent. Comme la valeur des ts est toujours de beaucoup inférieure à celle de la somme d'argent réun'è par les billets, il est facile de voir que les chances ne sont pas égales et que la loterie, si elle enrichit ceux qui la font jouer, n'est qu'un jeu de dupe pour ceux qui y jouent.

3. Seigneurie. Terre à laquelle étaient attachés autrefois des droits seigneuriaux. Voir la note 4 du no 36.

4. Mélairie. Terre ou domaine cultivé par un fermier qui partage ensuite les récoltes avec le propriétaire; de là le nom de métayer, qui veut dire « qui partage la moitié, qui cultive à moitié. » Grasse. Féconde, productive.

5. Peu novice. De la même famille que nouveau: peu nouveau, peu emprunté.

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