Page images
PDF
EPUB

de cavaliers. Vers le matin, on parvint à l'hospice, et là une surprise, ménagée par le premier consul, ranima les forces et la bonne humeur de ces braves troupes. Les religieux, munis d'avance des provisions nécessaires, avaient préparé des tables, et servirent à chaque soldat une ration de pain, de vin et de fromage. Après un moment de repos on se remit en route et on descendit à Saint-Remy sans événement fàcheux. Lannes s'établit immédiatement sur le revers de la montagne, et fit toutes les dispositions nécessaires pour recevoir les autres divisions et particulièrement le matériel.

II. PASSAGE DU MATÉRIEL ET DE L'AKTILLERIE.

Chaque jour il devait passer l'une des divisions de l'armée. L'opération devait donc durer plusieurs jours, surtout à cause du matériel qu'il fallait faire passer avec les divisions. On se mit à l'œuvre pendant que les troupes se succédaient. On fit d'abord voyager les vivres et les munitions. Pour cette partie du matériel, qu'on pouvait diviser, placer sur le dos des mulets, dans de petites caisses, la difficulté ne fut pas aussi grande que pour le reste. Elle ne consista que dans l'insuffisance des moyens de transport, car, malgré l'argent prodigué à pleines mains, on n'avait pas autant de mulets qu'il en aurait fallu pour l'énorme poids qu'on avait à transporter de l'autre côté du Saint-Bernard. Cependant les vivres et les munitions ayant passé à la suite des divisions de l'armée, et avec le secours des soldats, on s'occupa enfin de l'artillerie. Les affûts et les caissons avaient été démontés, comme nous l'avons dit, et placés sur des mulets. Restaient les pièces de canon elles-mêmes, dont on ne pouvait pas réduire le poids par la division du fardeau. Pour les pièces de douze surtout, et pour les obusiers, la difficulté fut plus grande qu'on ne l'avait d'abord imaginé. Les traîneaux à roulettes construits dans les arsenaux ne purent servir. On imagina un moyen qui fut essayé sur-le-champ, et qui réussit: ce fut de partager par le milieu des troncs de sapin, de les creuser, d'envelopper avec deux de ces demi-troncs une pièce d'artillerie et de la traîner ainsi enveloppée le long des ravins. Grâce à ces précautions, aucun choc ne pouvait l'endommager. Des mulets furent attelés à ce singulier fardeau, et servirent à élever quelques pièces jusqu'au sommet du col. Mais la descente était plus difficile: on ne pouvait l'opérer qu'à force de bras, et on courait des dangers infinis, parce qu'il fallait retenir la pièce et l'empêcher, en la retenant, de rouler dans les précipices. Malheureusement les mulets com

mençaient à manquer; les muletiers surtout, dont il fallait un grand nombre, étaient épuisés. On songea dès lors à recourir à d'autres moyens. On offrit aux paysans des environs jusqu'à mille francs par pièce de canon qu'ils consentiraient à traîner de Saint-Pierre à Saint-Remy. Il fallait cent hommes pour en traîner une seule, un jour pour la monter, un jour pour la descendre. Quelques centaines de paysans se présentèrent et transportèrent en effet quelques pièces de canon, conduits par les artilleurs qui les dirigeaient. Mais l'appât même du gain ne put pas les décider à renouveler cet effort. Ils disparurent tous, et malgré les officiers envoyés à leur recherche et prodiguant l'argent pour les ramener, il fallut y renoncer et demander aux soldats des divisions de traîner eux-mêmes leur artillerie. On pouvait tout obtenir de ces soldats dévoués. Pour les encourager, on leur promit l'argent que les paysans épuisés ne voulaient plus gagner, mais ils le refuse rent, disant que c'était un devoir d'honneur pour une troupe de sauver ses canons, et ils se saisirent des pièces abandonnées. Des troupes de cent hommes, sorties successivement des rangs, les traînaient chacune à son tour. La musique jouait des airs animés dans les passages difficiles, et les encourageait à surmonter ces obstacles d'une nature si nouvelle. Arrivé au faîte des monts, on trouvait les rafraîchissements préparés par les religieux du Saint-Bernard; on prenait quelque repos pour recommencer à la descente de plus grands et de plus périlleux efforts. On vit ainsi les divisions Chambarlhac et Monnier traîner elles-mêmes leur artillerie; et, l'heure avancée ne permettant pas de descendre dans la même journée, elles aimèrent micux bivouaquer dans la neige que de se séparer de leurs canons. Heureusement, le ciel était serein, et on n'eut pas à braver, outre les difficultés des lieux, les rigueurs du temps.

III. BONAPARTE AU SAINT-BERNARD.

Bonaparte était encore à Martigny, ne voulant pas traverser le Saint-Bernard qu'il n'eût assisté de ses propres yeux à l'expédi tion des dernières parties du matériel. Il se mit enfin en marche pour traverser le col le 20, avant le jour. L'aide de camp Duroc, et son secrétaire de Bourrienne l'accompagnaient. Les arts l'ont dépeint franchissant les neiges des Alpes sur un cheval fou

1. Saint-Pierre. Voir p. 235, note 3.

2

2. Allusion au tableau du peintre David dans lequel le premier consul est représenté sur un cheval qui se cabre au milieu des rochers.

gueux; voici la simple vérité. Il gravit le Saint-Bernard, monté sur un mulet, revêtu de cette enveloppe grise qu'il a toujours portée, conduit par un guide du pays, montrant dans les passages difficiles la distraction d'un esprit occupé ailleurs, entretenant les oficiers répandus sur la route, et puis, par intervalles, interrogeant le conducteur qui l'accompagnait, se faisait conter sa vie, ses plaisirs, ses peines, comme un voyageur oisif qui n'a pas mieux à faire. Le conducteur, qui était tout jeune, lui exposa naïvement les particularités de son obscure existence, et surtout le chagrin qu'il éprouvait de ne pouvoir, faute d'un peu d'aisance, épouser l'une des filles de cette vallée. Le premier consul, tantôt l'écoutant, tantôt questionnant les passants dont la montagne était remplie, parvint à l'hospice où les bons religieux le recurent avec empressement. A peine descendu de sa monture, il écrivit un billet qu'il confia à son guide, en lui recommandant de le remettre exactement à l'administrateur de l'armée, resté de l'autre côté du Saint-Bernard. Le soir, le jeune homme, retourné à Saint-Pierre, apprit avec surprise quel puissant voyageur il avait conduit le matin, et sut que le général Bonaparte lui faisait donner un champ, une maison, les moyens de se marier enfin et de réaliser tous les rêves de sa modeste ambition.

Ce montagnard vient de mourir de nos jours, dans son pays, propriétaire du champ que le dominateur du monde lui avait donné. Cet acte singulier de bienfaisance, dans un moment de si grande préoccupation, est digne d'attention. Si ce n'est là qu'un pur caprice du conquérant, jetant au hasard le bien ou le mal, tour à tour renversant des empires ou édifiant une chaumière; de tels caprices sont bons à citer, ne serait-ce que pour tenter les maîtres de la terre; mais un pareil acte révèle autre chose. L'âme humaine, dans ces moments où elle éprouve des désirs ardents, est portée à la bonté, elle fait le bien comme une manière de mériter celui qu'elle sollicite de la Providence.

THIERS.

75.

Première distribution des croix de la Légion d'honneur à l'armée au camp de Boulogne '.

Napoléon voulut distribuer lui-même à l'armée les croix qui devaient être données en échange des armes d'honneur2 supprimées,

1. L'ordre fut institué sous le consulat, le 19 mai 1802; la distribution dont il s'agit ici eut lieu le 16 août 1804, quelques mois après l'établissement de l'Empire. 2. Sous la République, les soldats qui s'étaient distingués par une action d'éclat, recevaient comme récompense une arme d'honneur, une épée, un sabre, etc.

et célébrer cette cérémonie le jour anniversaire de sa naissance, au bord même de l'Océan, en présence des escadres anglaises. Il fit choisir un emplacement situé à la droite de Boulogne, le long de la mer, non loin de la colonne qu'on a depuis érigée en ces lieux. Cet emplacement, ayant la forme d'un amphithéâtre demi-circulaire qu'on aurait construit à dessein au bord du rivage, semblait avoir été préparé par la nature pour quelque grand spectacle national. L'espace fut calculé de manière à pouvoir y placer toute l'armée. Au centre de cet amphithéâtre fut élevé un trône pour l'Empereur, adossé à la mer, et faisant face à la terre. A droite et à gauche, des gradins avaient été construits pour recevoir les grands dignitaires, les ministres, les maréchaux. En prolongement sur les deux ailes devaient se déployer les détachements de la garde impériale. En face, sur le sol incliné de cet amphithéâtre naturel, devaient se ranger, comme autrefois le peuple romain dans ses vastes arènes, les divers corps de l'armée, formés en colonnes serrées, et disposés en rayons qui aboutissaient au trône de l'Empereur comme à un centre.

Le 16 août, lendemain de la Saint-Napoléon, les troupes se rendirent sur le lieu de la fête, à travers les flots d'une immense population accourue de toutes les provinces voisines pour assister à ce spectacle. Cent mille hommes, presque tous vétérans de la République, les yeux fixés sur Napoléon, attendaient le prix de leurs exploits. Les soldats et officiers qui devaient recevoir des croix étaient sortis des rangs et s'étaient avancés jusqu'au pied du trône impérial. Napoléon, debout, leur lut la formule si belle du serment de la Légion d'honneur, puis tous ensemble, au bruit des fanfares et de l'artillerie, répondirent: Nous le jurons! Ils vinrent ensuite, pendant plusieurs heures, recevoir les uns après les autres cette croix, qui allait remplacer la noblesse du sang. D'anciens gentilshommes montaient avec de simples paysans les marches de ce trône, également ravis d'obtenir les distinctions décernées à la bravoure, et tous se promettant de verser leur sang sur la côte d'Angleterre, pour assurer à leur patrie, l'homme qui la gouvernait, l'empire incontesté du monde.

THIERS.

et à

1. L'armée française était alors réunie sur les côtes de la Manche pour une descente en Angleterre que Napoléon méditait. Cette descente n'eut pas lieu par suite de la guerre que l'Autriche déclara à la France, en 1805.

PARIS. IMPRIMERIE DE J. CLAYE, RUE SAINT-BENOIT, 7.

RECUEIL

DE

MORCEAUX CHOISIS

« PreviousContinue »