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devant de lui en habits dé deuil, au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie ; il y eut un service solennel dans la ville, et en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire? Il arrive à Saint-Denis ce soir ou demain; tous ses gens l'allaient reprendre à deux lieues d'ici; il sera dans une chapelle en dépôt, on lui fera un service à Saint-Denis, en attendant celui de NotreDame, qui sera solennel1.

69.

Mme DE SÉVIGNÉ.

Grandeur de Louis XIV dans les revers.

L'année 1742 commença sous les auspices les plus fâcheux : le père, la mère, un enfant enlevés en huit jours par une rougeole très-maligne, et enfermés dans le même cercueil. Le roi supporta ces malheurs avec un courage héroïque, donnant lui-même les ordres et réglant le cérémonial; mais la première fois que j'eus l'honneur de le voir à Marly, après ces fâcheux événements, la fermeté du monarque fit place à la sensibilité de l'homme : il laissa échapper des larmes, et me dit d'un ton pénétré qui m'attendrit: « Vous voyez mon état, M. le maréchal. Il y a peu d'exemples de ce qui m'arrive, et que l'on perde dans la même semaine son petit-fils, sa petite belle-fille et leur fils, tous de très-grande espérance et très-tendrement aimés. Dieu me punit: je l'ai bien mérité. J'en souffrirai moins dans l'autre monde. Mais suspendons mes douleurs pour les malheurs domestiques, et voyons ce qui peut se faire pour prévenir ceux du royaume.

« La confiance que j'ai en vous est bien marquée, puisque je vous remets les forces et le salut de l'État. Je connais votre zèle, et la valeur de mes troupes; mais enfin la fortune peut vous être contraire. S'il arrivait ce malheur à l'armée que vous commandez, quel serait votre sentiment sur le parti que j'aurais à prendre

1. Turenne fut enterré dans l'église de Saint-Denis, consacrée aux sépultures des rois de France. En 1800, son tombeau fut transporté aux Invalides.

2. Le duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, sa ferme, la duchesse de Bourgogne, et le duc de Bretagne, leur fils aîné, âgé de cinq ans. Leur second fils, le duc d'Anjou, qui devait être Louis XV, fut atteint aussi, encore à la mamelle, et faillit être emporté.

3. C'est le maréchal de Villars qui raconte dans ses Mémoires l'entrevue qu'il eut avec Louis XIV. Marly. Village du département de Seine-et-Oise où se trouvait, avant la Révolution, un magnifique château royal.

pour ma personne?» A une question aussi grave, je demeurai quelques moments dans le silence; sur quoi le roi reprit la parole, et dit: « Je ne suis pas étonné que vous ne répondiez pas bien promptement; mais, en attendant que vous me disiez votre pensée, je vous apprendrai la mienne. »> « Votre Majesté, répondis-je, me soulagera beaucoup. La matière mérite de la délibération, et il n'est pas étonnant que l'on demande permission d'y rêver. » «Eh bien! reprit le roi, voici ce que je pense; vous me direz après cela votre sentiment.

« Je sais les raisonnements des courtisans: presque tous veulent que je me retire à Blois', et que je n'attende pas que l'armée ennemie s'approche de Paris, ce qui lui serait possible si la mienne était battue. Pour moi, je sais que des armées aussi considérables ne sont jamais assez défaites pour que la plus grande partie de la mienne ne pût se retirer sur la Somme 2. Je connais cette rivière: elle est très-difficile à passer; il y a des places qu'on peut rendre bonnes. Je compterais aller à Péronne ou à Saint-Quentin, y ramasser tout ce que j'aurais de troupes, faire un dernier effort avec vous, et périr ensemble, ou sauver l'État, car je ne consentirai jamais à laisser approcher l'ennemi de ma capitale. Voilà comme je raisonne dites-moi présentement votre avis. >>

« Certainement, répondis-je, Votre Majesté m'a bien soulagé; car un bon serviteur a quelque peine à conseiller au plus grand roi du monde de venir exposer sa personne. Cependant, j'avoue, Sire, que, connaissant l'ardeur de Votre Majesté pour la gloire, et ayant déjà été dépositaire de ses résolutions héroïques dans des moments moins critiques, j'aurais pris le parti de lui dire que les partis les plus glorieux sont aussi souvent les plus sages, et que je n'en vois pas de plus noble pour un roi, que celui auquel Votre Majesté est disposée : mais j'espère que Dieu nous fera la grâce de n'avoir pas à craindre de telies extrémités, et qu'il bénira enfin la justice, la piété et les autres vertus qui règnent dans vos actions. » Sans doute, ce qui faisait prendre d'avance au roi cette résolution, pour ainsi dire désespérée, c'était l'incertitude du succès des négociations entamées au congrès d'Utrecht *.

VILLARS.

1. Blois. Ville située sur la Loire, par conséquent au centre du royaume. 2. La Somme. Rivière du nord de la France, qui couvre les villes fortes de Saint-Quentin et de Péronne.

3. Le maréchal de Villars, par la victoire de Denain (1712) sur les Autrichiens et les Hollandais, commandés par le fameux prince Eugène, sauva la France de l'invasion, et détermina la conclusion de la paix d'Utrecht (1743).

70. Une journée de Louis XVI et de sa famille dans la tour du Temple 1.

Le roi se levait avec le jour et priait longtemps à genoux au pied de scn lit. Après sa prière, il s'approchait de la fenêtre ou de la réverbération de son foyer; il lisait avec recueillement les psaumes dans le Bréviaire, recueil de prières et de cantiques indiqués pour chaque jour de l'année aux fidèles par la liturgie catholique. La reine et sa sœur se livraient aux mêmes pratiques. On les surprenait souvent les mains jointes, leurs livres de dévotion mouillés de larmes, priant auprès de leur lit. Après ses prières, le roi lisait, dans sa tourelle, tantôt des ouvrages latins, tantôt Montesquieu, tantôt Buffon, tantôt l'histoire, tantôt des récits de voyages autour du monde. Ces pages semblaient absorber complétement son esprit, soit que ce fût pour lui un moyen d'échapper à l'importune attention des commissaires toujours présents, soit qu'il cherchât en effet, dans la nature, dans la politique, dans les mœurs des peuples et dans leur histoire, des diversions à ses peines, des instructions pour son rang, ou des analogies avec sa situation. A neuf heures, sa famille descendait auprès de lui pour le déjeuner. Le roi embrassait sa femme, sa sœur, ses enfants sur le front. Après le déjeuner, les princesses, dénuées de femmes de toilette, faisaient peigner leurs cheveux dans la chambre du roi, par Cléry 2. Pendant ce temps, le roi donnait à son fils les premières leçons de grammaire, d'histoire, de géographie, de latinité, évitant avec soin, dans ces leçons, tout ce qui pouvait rappeler à l'enfant qu'il était né dans un rang au-dessus des autres citoyens, et re lui donnant que les connaissances applicables à la destinée du dernier de ses sujets. On eût dit que ce père se hâtait de profiter de l'adversité et de l'éloignement des cours pour élever son fils, non en prince, mais en homme, et pour lui faire une âme adaptée à toutes les fortunes.

A midi, on venait chercher la famille royale pour qu'elle respirât l'air du jardin. Quel que fùt le froid, le soleil ou la pluie, les

1. Une révolution, devenue de jour en jour plus violente et plus terrible, avait éclaté depuis trois ans (1789-1792) et menaçait d'emporter la monarchie. Dépouillé de son autorité, abreuvé d'insultes, le roi Louis XVI pressentant le sort que les révolutionnaires préparaient à la royauté, avait tenté de leur échapper et de se mettre, lui et sa famille, sous la sauvegarde de l'armée réunie sur les frontières de l'Est. Arrêté à Varenne, avant qu'il eût pu la rejoindre, 1 fut ramené à Paris, et, un an après, enfermé dans la tour du Temple, qu'il ne quitta que pour monter à l'échafaud. (21 janvier 1793.)

2. Valet de chambre de Louis XVI. Il eut le courage de tout braver pour rester fidèle à son maître et à la famille royale.

prisonniers descendaient. Ils accomplissaient cette promenade, sous les regards et sous les outrages, comme un des plus rigoureux devoirs de leur captivité. L'exercice violent dans ces cours, les jeux de l'enfant avec sa sœur dans l'intérieur de l'appartement, la vie régulière et sobre, les études familières et douces entre les genoux de son père, les tendres soins de ces trois femmes lui conservaient l'ardeur de vie et la fraîcheur de teint de l'enfance. L'air de la prison le caressait jusque-là autant que l'air des forêts de Saint-Cloud. Les regards de la reine et du roi se rencontraient et se consolaient sur cette tête, où la rigueur des hommes n'empêchait pas la nature de croître et de s'embellir tous les jours.

A deux heures la famille rentrait pour dîner. Les joies intimes et les épanchements familiers, dont ces repas sont le signal dans la maison du pauvre, lui étaient refusés. Le roi lui-même ne pouvait se livrer impunément à l'appétit de sa forte nature. Des yeux comptaient ses morceaux; des ricanements les lui reprochaient. Vers quatre heures, le roi s'endormait quelques moments dans son fauteuil. Les jeunes enfants cessaient, au signe de leur mère, leurs jeux bruyants. Les princesses reprenaient leurs travaux d'aiguille. Le plus profond silence régnait dans la chambre pendant ce sommeil du roi. On n'entendait que le léger froissement des étoffes travaillées par la reine et sa sœur, la respiration du roi et le pas régulier des sentinelles à la porte de l'appartement et au pied de la tour. On eût dit que les persécuteurs et la prison elle-mème tout entière se taisaient pour ne pas enlever au roi prisonnier la seule heure qui rendît la liberté à ses pensées et l'illusion des rêves à son âme. A six heures le roi reprenait ses leçons à son fils, et s'amusait avec lui jusqu'au souper. La reino alors déshabillait elle-même l'enfant, lui faisait réciter ses prières et le portait dans son lit.

Quand il était couché, elle se penchait, comme pour l'embrasser une dernière fois, et lui soufflait à l'oreille une courte prière, que l'enfant répétait tout bas pour que les commissaires' ne pussent l'entendre. Cette prière, composée par la reine, a été retenue et révélée par sa fille : « Dieu tout-puissant qui m'avez créé et racheté, je vous aime! Conservez les jours de mon père et de ma famille! Protégez-nous contre nos ennemis! Donnez à ma mère, à ma tante, à ma sœur, les forces dont elles ont besoin pour supporter leurs peines! » Cette simple prière des lèvres d'un enfant

1. Envoyés par la municipalité de Paris et par la Convention pour surveiller les augustes captifs. C'étaient d'ordinaire des gens exaltés, grossiers et même cruels, qui prenaient plaisir à insulter et à faire souffrir les prisonniers.

demandant la vie pour son père et la patience pour sa mère était un crime dont il fallait se cacher.

L'enfant endormi, la reine faisait une lecture à haute voix pour l'instruction de sa fille et pour le délassement du roi et des princesses. C'était ordinairement dans un livre d'histoire qui reportait la pensée sur les grandes catastrophes des peuples et des Souverains. Lorsque de trop fréquentes allusions à leur propre situation venaient à se présenter dans le cours du récit, la voix de la reine se voilait ou se trempait de larmes intérieures, et les prisonniers échangeaient entre eux un regard, comme si le livre, d'intelligence avec eux, leur eût révélé la crainte ou l'espérance cachée dans le cœur de tous. Le roi, à la fin de la journée, remontait un instant dans la chambre de sa femme, lui prenait la main en la regardant tendrement, et lui disait adieu. Il embrassait ensuite sa sœur et sa fille, et redescendait s'enfermer dans la tourelie à côté de sa chambre où il lisait, méditait et priait jusqu'à minuit.

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Dumouriez avait en vain tenté d'arrêter les Prussiens aux défilés de l'Argonne; il les laisse s'engager sur la route de Paris par Châlons, mais se place derrière eux sur le platean de Sainte-Ménehorld qu'entourent la vallée de l'Auve et, de l'autre côté de la vallée, une chaîne circulaire de hauteurs. Il coupe ainsi les communications de l'ennemi, l'arrête dans sa marche sur Paris et le force de revenir sur lui pour livrer bataille.

En avant de l'Aure, sur une colline située au centre du bassin et que couronnait le moulin de Valmy, Kellermann, chef de l'armée de l'Est, et placé sous les ordres de Dumouriez, a pris une fausse position que commande l'artillerie de l'ennemi en batterie sur les hauteurs opposées, et que menacent sur son flanc gauche et sur son flanc droit deux colonnes d'attaque. Brunswick, général en chef de l'armée prussienne, croyant les Français ébranlés, dirige alors sur leur front, avec ses meilleures troupes, une attaque décisive.

Il était midi. Un brouillard épais, qui jusqu'à ce moment avait enveloppé les deux armées, était dissipé: elles s'apercevaient distinctement, et nos jeunes soldats voyaient les Prussiens s'avancer sur trois colonnes, avec l'assurance de troupes vieilles et aguerries. C'était pour la première fois qu'ils se trouvaient au nombre de cent mille hommes sur le champ de bataille et qu'ils allaient croiser la baïonnette. Ils ne connaissaient encore ni eux ni l'ennemi, et ils se regardaient avec inquiétude. Kellermann entre dans les retranchements, dispose ses troupes par colonnes

1. La bataille de Valmy, appelée aussi canonnade de Valmy, parce qu'il y fut tiré plus de 20,000 coups de canon, fut livrée le 20 septembre 1792; ce fut la première bataille rangée gagnée par les soldats de la République.

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