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Restait cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efforça de rompre ces intrépides combattants; trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines qu'on voyait porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu'une âme guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime. Mais enfin il faut céder. C'est en vain qu'à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Bek précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés le prince l'a prévenu; les bataillons enfoncés demandent quartier; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d'Enghien que le combat.

Pendant qu'avec un air assuré il s'avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci toujours en garde craignent la surprise de quelque nouvelle attaque; leur effroyable décharge met les nôtres en furie on ne voit plus que carnage: le sang enivre le soldat, jusqu'à ce que le grand prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l'étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers, lorsqu'ils virent qu'il n'y avait plus de salut pour eux qu'entre les bras du vainqueur! De quels yeux regardèrent-ils le jeune prince, dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces! Qu'il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines! mais il se trouva par terre, parmi des milliers de morts dont l'Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroy en devait achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d'autres. Le prince fléchit le genou, et, dans le champ de bataille, il rend au Dieu des armées la gloire qu'il lui envoyait. Là on célébra Rocroy délivré, les menaces d'un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne qui devait être si beau, droyer. Etenner, dérivé de tonnerre, signifiait « frapper comme le tonnerre; » il n'a guère plus que le sens de surprendre.

1. Allusion aux victoires de Fribourg et de Nordlingen, qui prennent place entre celles de Rocroy et de Lens. Grâce à ces victoires du grand Condé, la France dicta la paix à l'Autriche au traité de Westphalie (1648), et plus tard à l'Espagne au traité des Pyrénées (1659).

2. La régence d'Anne d'Autriche, mère de Louis XIV.

commencé par un si heureux présage. L'armée commença l'action de grâces; toute la France suivit; on y élevait jusqu'au ciel le coup d'essai du duc d'Eughien: c'en serait assez pour illustrer une autre vie que la sienne; mais pour lui c'est le premier pas de sa course.

67.

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BOSSUET.

Conquête de la Franche-Comté par Louis XIV.

On était plongé dans les divertissements à Saint-Germain, lorsqu'au cœur de l'hiver, au mois de janvier 1668, on fut étonné de voir des troupes marcher de tous côtés, aller et revenir sur les chemins de la Champagne, dans les Trois-Evêchés1: des trains d'artillerie, des chariots de munitions s'arrêtaient, sous divers prétextes, dans la route qui mène de Champagne en Bourgogne. Cette partie de la France était remplie de mouvements dont on ignorait la cause. Les étrangers par intérêt, et les courtisans par curiosité, s'épuisaient en conjectures: l'Allemagne était alarmée; l'objet de ces préparatifs et de ces marches irrégulières était inconnu à tout le monde. Le secret dans les conspirations n'a jamais été mieux gardé qu'il le fut dans cette entreprise de Louis XIV. Enfin le 2 février, il part de Saint-Germain avec le jeune duc d'Enghien, fils du grand Condé, et quelques courtisans : les autres officiers étaient au rendez-vous des troupes. Il va à cheval à grande journée et arrive à Dijon; vingt mille hommes, assemblés de vingt routes différentes, se trouvent le même jour en Franche-Comté, à quelques lieues de Besançon, et le grand Condé paraît à leur tête.

Des intrigues eurent part à cette entreprise imprévue : le prince de Condé était jaloux de la gloire de Turenne, et Louvois 2 de sa faveur auprès du roi; Condé était jaloux en héros, et Louvois en ministre. Le prince, gouverneur de la Bourgogne, qui touche à la Franche-Comté, avait formé le dessein de s'en rendre maître en hiver, en moins de temps que Turenne n'en avait mis l'été précédent à conquérir la Flandre française. Il communiqua d'abord son projet à Louvois, qui l'embrassa avidement pour éloigner et rendre inutile Turenne, et pour servir en même temps son maître.

1. Metz, Toul et Verdun qui appartenaient à la France depuis 1559; le reste de la province de Lorraine ne lui revint qu'au XVIIIe siècle, on 1766.

2. Louvois, ministre de la guerre, qui a préparé les grands succès militaires de Louis XIV.

3. Turenne avait conquis la Flandre française en six semaines; la conquête de la Franche-Comté ne demanda que quinze jours.

Cette province, assez pauvre alors en argent, mais très-fertile, bien peuplée, étendue en long de quarante lieues et large de vingt, avait le nom de Franche, et l'était en effet. Les rois d'Espagne en étaient plutôt les protecteurs que les maîtres. Le peuple jouissait de grands priviléges, toujours respectés par la cour de Madrid, qui ménageait une province jalouse de ses droits et voisine de la France. Enfin la Franche-Comté était heureuse, mais pauvre et puisqu'elle était une espèce de république, il y avait des factions. Quoi qu'en dise Pélisson', on ne se borna pas à employer la force.

On gagna d'abord quelques citoyens par des présents et des espérances. On acheta peu cher quelques magistrats, quelques officiers; et à la fin même, le gouverneur général devint si traitable, qu'il accepta publiquement après la guerre une grosse pension et le grade de lieutenant général en France. Les intrigues secrètes, à peine commencées, furent soutenues par vingt mille hommes. Besançon, la capitale de la province, est investie par le prince de Condé; Luxembourg court à Salins; le lendemain, Besançon et Salins se rendirent. Le roi arrivait à Dijon. Louvois, qui avait volé sur la frontière pour diriger toutes ces marches, vient lui apprendre que ces deux villes sont assiégées et prises. Le roi courut aussitôt se montrer à la fortune qui faisait tout pour lui.

Il alla assiéger Dôle en personne. Cette place était réputée forte; elle avait pour commandant le comte de Montrevel, homme d'un grand courage, fidèle par grandeur d'âme aux Espagnols qu'il haïssait. Il n'avait pour garnison que quatre cents soldats et les citoyens, et il osa se défendre. La tranchée ne fut point poussée dans les formes. A peine l'eut-on ouverte, qu'une foule de jeunes volontaires, qui suivaient le roi, courut attaquer la contrescarpe 2, et s'y logea. Le prince de Condé, à qui l'âge et l'expérience avaient donné un courage tranquille, les fit soutenir à propos, et partagea leur péril pour les en tirer. Le prince était partout avec son fils, et venait ensuite rendre compte de tout au roi, comme un officier qui aurait eu sa fortune à faire. Le roi, dans son quartier, montrait plutôt la dignité d'un monarque dans sa cour, qu'ure ardeur impétueuse qui n'était pas nécessaire. Tout le cérémonial de SaintGermain était observé. Il avait son petit coucher3, ses grandes,

1. Pélisson, écrivain du temps, à qui l'on doit l'histoire d'une partie du règne de Louis XIV.

2. Terme de fortification.

3. On entendait par coucher du roi, l'heure à laquelle le roi recevait ceux qu'il

ses petites entrées', une salle des audiences dans sa tente. Il ne tempérait le faste du trône qu'en faisant manger à sa table ses officiers généraux et ses aides de camp. On ne lui voyait point, dans les travaux de la guerre, ce courage emporté de François Ier et de Henri IV, qui cherchaient toutes les espèces de danger. Il se contentait de ne pas les craindre, et d'engager tout le monde à s'y précipiter pour lui avec ardeur. Il entra dans Dôle au bout de quatre jours de siége, douze jours après son départ de SaintGermain, et enfin, en moins de trois semaines, toute la FrancheComté lui fut soumise. Le conseil d'Espagne, étonné et indigné du peu de résistance, écrivit au gouverneur : « Que le roi de France aurait dû envoyer ses laquais prendre possession de ce pays, au lieu d'y aller en personne. »

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VOLTAIRE.

4

C'est à vous' que je m'adresse, mon cher comte, pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France: c'est la mort de M. de Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi à Versailles : le roi en a été affligé, comme on doit l'être du plus grand capitaine et du plus honnête homme du monde; toute la cour fut en larmes, et M. de Condom pensa s'évanouir. On était près d'aller se divertir à Fontainebleau, tout a été rompu; jamais un homme n'a été regretté si sincèrement: tout ce quartier où il a logé 3, et tout Paris, et tout le peuple, était dans le trouble et dans l'émotion; chacun parlait et s'attroupait pour regretter ce héros. Je vous envoie une très-bonne relation de ce qu'il a fait quelques jours avant sa mort. C'est après trois mois d'une conduite toute miraculeuse, et que les gens du métier ne se lassent point d'admirer, qu'arrive le dernier jour de sa gloire et de sa vie.

11 monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé;

admettait à lui faire leur cour, jusqu'à ce qu'il se retirât pour se coucher; et par petit coucher, le temps qui s'écoulait depuis que le roi avait donné le bonsoir jusqu'à ce qu'il se mît au lit.

1. Droit attaché à certaines charges ou accordé à certaines personnes d'entrer dans la chambre du roi à des heures où les autres courtisans n'entraient pas. Le droit aux petites entrées était le privilége de la plus grande faveur.

2. Turenne fut tué le 27 juillet 1675, près de Saltzbach, village du grand-duchó de Bade.

3. Mme de Sévigné écrit à M. de Grignan, son genare.

4. Bossuet.

5. L'hôtel de Turenne était situé rue Saint-Louis au Marais.

et comme il avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller, et dit au petit d'Elbeuf : << Mon neveu demeurez là, vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnaître. » M. d'Hamilton, qui se trouva près de l'endroit où il allait, lui dit : « Monsieur, venez par ici, on tire du côté où vous allez. » -- << Monsieur, lui dit-il, vous avez raison, je ne veux point du tout être tué aujourd'hui, cela sera le mieux du monde. » Il eut à peine tourné son cheval qu'il aperçut Saint-Hilaire le chapeau à la main, qui lui dit : « Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là. » M. de Turenne revint, et dans l'instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassés du même coup qui emporta le bras et la main qui tenait le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardait toujours, ne le voit point tomber; le cheval l'emporta où il avait laissé le petit d'Elbeuf; il n'était point encore tombé, mais il était penché le nez sur l'arçon. Dans ce moment, le cheval s'arrête; le héros tombe entre les bras de ses gens; il ouvre deux fois deux grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais. Songez qu'il était mort, et qu'il avait une partie du cœur emportée. On crie, on pleure; M. d'Hamilton fait cesser ce bruit et ôter le petit d'Elbeuf, qui s'était jeté sur le corps, ne voulait pas le quitter et se pâmait de crier. On couvre le corps d'un manteau, on le porte dans une haie; on le garde à petit bruit; un carrosse vient, on l'emporte dans sa tonte : ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye, et beaucoup d'autres, pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu'on avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp où les larmes et les cris faisaient le véritable deuil: tous les officiers avaient pourtant des écharpes de crêpe; tous les tambours en étaient couverts; ils ne battaient qu'un coup; les piques traînantes et les mousquets renversés; mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter sans que l'on en soit ému. Ses deux neveux étaient à cette pompe dans l'état que vous pouvez penser. M. de Roye, tout blessé, s'y fit porier, car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier était bien abîmé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, ç'a été encore une autre désolation; et partout où il a passé on n'entendait que des clameurs. Mais à Langres, ils se sont surpassés; ils allèrent au

1. Il faudrait aujourd'hui ce fut là que;" ce détail de la langue n'était par encore fixé.

2. Le chevalier de Grignan, frère du comte de Grignan.

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