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fond d'une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique 1, une maison blanche avec des contrevents verts; et, quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gaie que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays 2, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une bassecour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là tous les airs de la ville seraient oubliés; et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers, qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre, quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aunes et de coudriers; une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaise; les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l'appétit dispenserait des façons. Point d'importuns laquais épiant nos discours, critiquant

1. Rustique. Adjectif dérivé d'un mot qui signifie campagne; de là aussi rustre, qui se prend en mauvaise part.

2. Rousseau était né à Genève.

3. Espaliers. Arbres élevés en éventail devant un mur ou un treillis. Racine: pal, d'où palis, palier, palisser, palissade, palissage, espalier, etc.

4. L'apprêt du festin. « L'appareil, tout ce qui est préparé pour le festin,"

tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long diner. Nous serions nos valets pour être nos maîtres; chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le compter, le repas serait le repos, et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère; et moi, j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret : « Je suis encore homme. »

J.-J. ROUSSEAU.

14. Souvenirs et jouissances de la vie des champs.

O vallons paternels, doux champs, humble chaumière
Au bord penchant des bois suspendue aux coteaux,
Dont l'humble toit, caché sous des touffes de lierre,
Ressemble aux nids sous les rameaux;

Gazons entrecoupés de ruisseaux et d'ombrages;
Seuil antique où mon père, adoré comme un roi,
Comptait ses gras troupeaux rentrant des pâturages,
Ouvrez-vous, ouvrez-vous! c'est moi 1.

Oui, je reviens à toi, berceau de mon enfance,
Embrasser pour jamais tes foyers protecteurs.
Loin de moi les cités et leur vaine opulence!
Je suis né parmi les pasteurs.

Enfant, j'aimais comme eux à suivre dans la plaine
Les agneaux pas à pas, égarés jusqu'au soir;
A revenir, comme eux, baigner leur blanche laine
Dans l'eau courante du lavoir.

J'aimais à me suspendre aux lianes légères,
A gravir dans les airs de rameaux en rameaux,
Pour ravir le premier, sous l'aile de leurs mères,
Les tendres œufs des tourtereaux.

J'aimais les voix du soir dans les airs répandues,
Le bruit lointain des chars gémissant sous leur poids 2,

1. Quel sentiment et quelle vivacité dans l'apostrophe qui termine cette période où l'harmonie des mots répond si bien à l'émotion de l'âme !

2. Sous leur poids. Métony mie. Poids est employé ici pour charge.

Et le sourd tintement des cloches suspendues
Au cou des chevreaux dans les bois.

Beaux lieux, recevez-moi sous vos sacrés ombrages!
Vous qui couvrez le seuil de rameaux éplorés,
Saules contemporains 1, courbez vos longs feuillages
Sur le frère que vous pleurez.

Reconnaissez mes pas, doux gazons que je foule,
Arbres que dans mes jeux j'insultais autrefois 2;
Et toi qui loin de moi te cachais à la foule,
Triste écho 3, réponds à ma voix.

Je ne viens pas traîner, dans vos riants asiles,
Les regrets du passé, les songes du futur :

J'y viens vivre, et, couché sous vos berceaux fertiles,
Abriter mon repos obscur.

S'éveiller le cœur pur, au réveil de l'aurore,
Pour bénir au matin le Dieu qui fit le jour,
Voir les fleurs du vallon sous la rosée éclore,
Comme pour fêter son retour;

Respirer les parfums que la colline exhale,
Ou l'humide fraîcheur qui tombe des forêts;
Voir onduler de loin l'haleine matinale

Sur le sein flottant des guérets *;

Conduire la génisse à la source qu'elle aime,
Ou suspendre la chèvre au cytise" embaumé,
Ou voir les blancs taureaux venir tendre d'eux-même
Leur front au joug accoutumé;

Guider un soc tremblant dans le sillon qui crie,

Du pampre domestique émonder les berceaux,

1. Contemporains de l'auteur et qui ont grandi avec lui.

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2. Acception à remarquer et qui se rapproche de la signification première donnée au mot par les éléments dont il est formé : Sauter sur. L'enfant aime à monter sur les arbres, à se suspendre à leurs branches et à les faire plier, à lancer des pierres dans leurs rameaux ou contre leurs fruits. C'est dans ce sens que Boileau a dit : Et le noyer souvent du passant insulté. (V. 1er vol, p. 109.) 3. L'écho, en l'absence de l'enfant qui le connaissait seul, restait silencieux, personne ne lui parlant.

4. Voir onduler l'haleine matinale, etc. C'est-à-dire le vent du matin agitant les tiges mouvantes des blés qui recouvrent les guérets, les terres à blé, les sillons. Sur le sein flottant, pour « flottant sur le sein. Métonymies à remarquer.

5. Cytise. Arbuste recherché des chèvres et dont les fleurs forment de belles grappes jaunes ou rouges sur un feuillage d'un vert luisant.

6. Licence poétique. La correction demanderait eux-mêmes.

Ou creuser mollement au sein de la prairie
Les lits murmurants des ruisseaux;

Le soir, assis en paix au seuil de la chaumière,
Tendre au pauvre qui passe un morceau de son pain,
Et, fatigué du jour, y fermer sa paupière

Loin des soucis du lendemain;

Sentir sans les compter, dans leur ordre paisible,
Les jours suivre les jours, sans faire plus de bruit
Que ce sable léger dont la fuite insensible

Nous marque l'heure qui s'enfuit;

Voir de vos doux vergers sur vos fronts les fruits pendre,
Les fruits d'un chaste amour dans vos bras accourir,
Et, sur eux appuyé, doucement redescendre 1:

C'est assez pour qui doit mourir.

LAMARTINE.

15. Le bœuf.

Le bœuf, le mouton, et les autres animaux qui paissent l'herbe, non-seulement sont les meilleurs, les plus utiles, les plus précieux pour l'homme, puisqu'ils le nourrissent, mais sont encore ceux qui consomment et dépensent le moins; le bœuf surtout est à cet égard l'animal par excellence, car il rend à la terre tout autant qu'il en tire, et même il améliore le fonds sur lequel il vit. C'est sur lui que roulent tous les travaux de la campagne; il est le domestique le plus utile de la ferme, le soutien du ménage champêtre; il fait toute la force de l'agriculture. Autrefois il faisait toute la richesse des hommes, et aujourd'hui il est encore la base de l'opulence des États, qui ne peuvent se soutenir et fleurir que par la culture des terres et par l'abondance du bétail.

Le bœuf ne convient pas autant que le cheval et l'âne pour porter des fardeaux : la forme de son dos et de ses reins le démontre; mais la grosseur de son cou et la largeur de ses épaules indiquent assez qu'il est propre à tirer et à porter le joug. Il semble avoir été fait exprès pour la charrue. La masse de son corps, la lenteur de ses mouvements, le peu de hauteur de ses jambes, tout, jusqu'à sa tranquillité et à sa patience dans le travail, semble concourir à le rendre propre à la culture des champs, et

1. Les anciens appelaient années qui montent les années de la vie jusqu'à 40 ans, et années descendantes celles qui suivent cet âge. L'expression redescendre, employée ici dans un sens neutre, y fait allusion.

plus capable qu'aucun autre de vaincre la résistance constante et toujours nouvelle que la terre oppose à ses efforts.

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La chèvre a, de sa nature, plus de sentiment et de ressource que la brebis; elle vient à l'homme volontiers, elle se familiarise aisément, elle est sensible aux caresses et capable1 d'attachement; elle est aussi plus forte, plus légère, plus agile et moins timide que la brebis; elle est vive, capricieuse et vagabonde. Ce n'est qu'avec peine qu'on la conduit et qu'on peut la réduire en troupeau : elle aime à s'écarter dans les solitudes, à grimper sur les lieux escarpés, à se placer et même à dormir sur la pointe des rochers et sur le bord des précipices; elle est robuste, aisée à nourrir; presque toutes les herbes lui sont bonnes, et il y en a peu qui l'incommodent; elle ne craint pas, comme la brebis, la trop grande chaleur; elle dort au soleil et s'expose volontiers à ses rayons les plus vifs sans en être incommodée, et sans que cette ardeur lui cause ni étourdissements ni vertiges; elle ne s'effraie point des orages, ne s'impatiente pas à la pluie, mais elle paraît sensible à la rigueur du froid. L'inconstance de son naturel se marque par l'irrégularité de ses actions; elle marche, elle s'arrête, elle court, elle bondit, elle saute, s'approche, s'éloigne, se montre, se cache ou fuit, comme par caprice, et sans autre cause déterminante que celle de la vivacité bizarre de son sentiment intérieur, et toute la souplesse des organes, tous les nerfs du corps suffisent à peine à la pétulance et à la rapidité de ces mouvements qui lui sont naturels.

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La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats aussi intrépide que son maître, le cheval voit le péril et l'affronte; il se fait au bruit des armes, il l'aime, il le cherche, et s'anime de la même ardeur. Il partage aussi ses plaisirs à la chasse, aux tournois 3, à la course, il brille, il étincelle. Mais, docile autant que courageux, il ne se

1. Capable. Cet adjectif est employé ici dans son acception absolue, et équivaut à susceptible.

2. Distinguer les nuances qui séparent ces adjectifs.

3. Les tournois étaient au moyen âge des simulacres de combat où les nobles, à cheval et armés de lances émoussées, se livraient à divers exercices militaires.

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