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Et tu ne me flattais que pour mieux m'étouffer.
Dans l'état où je suis, je puis tout entreprendre;
Confus, désespéré, je suis prêt à me pendre.

HECTOR.

Heureusement pour vous, vous n'avez pas un sou
Dont vous puissiez, Monsieur, acheter un licou.
VALÈRE.

Calmons le désespoir où la fureur me livre.

Approche ce fauteuil.

(Hector approche un fauteuil.)

VALÈRE, assis.

Va me chercher un livre.

HECTOR.

Quel livre voulez-vous lire en votre chagrin?

VALÈRE.

Celui qui te viendra le premier sous la main :
Il m'importe peu, prends dans ma bibliothèque.
HECTOR, sort et rentre tenant un livre.

Voilà Sénèque '.

VALÈRE.

Lis.

HECTOR.

Que je lise Sénèque?

VALÈRE.

Oui. Ne sais-tu pas lire?

HECTOR.

Hé! vous n'y pensez pas :

Je n'ai lu de mes jours que dans les almanachs.

VALÈRE.

Ouvre et lis au hasard.

HECTOR.

Lis donc.

Je vais le mettre en pièces. VALÈRE.

HECTOR, lit.

« CHAPITRE VI. Du mépris des richesses.

« La fortune offre aux yeux des brillants mensongers,
Tous les biens d'ici-bas sont faux et passagers;
Leur possession trouble, et leur perte est légère :

1. Philosophe romain qui a laissé des écrits d'une morale austère.

Le sage gagne assez quand il peut s'en défaire. »
Lorsque Sénèque fit ce chapitre éloquent,

Il avait, comme vous, perdu tout son argent.
VALÈRE, se levant.

Vingt fois le premier pris! Dans mon cœur il s'élève
Des mouvements de rage... Allons, poursuis, achève.

<< Que faut-il... »

HECTOR.

VALÈRE

Finis donc.....

HECTOR.

« A la nature humaine?

Moins on a de richesses, et moins on a de peine :
C'est posséder les biens que savoir s'en passer. »
Que ce mot est bien dit, et que c'est bien penser!
Ce Sénèque, Monsieur, est un excellent homme.
Était-il de Paris?

VALÈRE.

Non, il était de Rome.

Dix fois à carte triple être pris le premier !

HECTOR.

Ah! Monsieur, nous mourrons un jour sur un fumier.

VALÈRE.

Il faut que de mes maux enfin je me délivre;

J'ai cent moyens tout prêts pour m'empêcher de vivre : La rivière, le feu, le poison et le fer.

HECTOR.

Si vous vouliez, Monsieur, chanter un petit air,
Votre maître à chanter est ici : la musique
Peut-être calmerait cette humeur frénétique.

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Que je chante, bourreau!

Je veux me poignarder; la vie est un fardeau,
Qui pour moi désormais devient insupportable.

HECTOR.

Vous la trouviez pourtant tantôt bien agréable.
« Qu'un joueur est heureux ! sa poche est un trésor;

Sous ses heureuses mains, le cuivre devient or, v

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3

Ménalque descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir; il la referme; il s'aperçoit qu'il est en bonnet de nuit; et, venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié; il voit que son épée 1 est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par-dessus ses chausses 2. S'il marche dans les places, il se sent tout d'un coup rudement frappé à l'estomac ou au visage : il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se réveillant, il se trouve devant un limon 3 de charrette, ou derrière un long ais3 de menuiserie, que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a vu quelquefois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui, chacun de son côté, à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tète à la rencontre d'un prince, et, sur son passage, se reconnaître à peine, et n'avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre; on lui perd tout, on lui égare tout. Il demande ses gants, qu'il a dans ses mains, semblable à cette femme qui prenait le temps de demander son masque, lorsqu'elle l'avait sur son visage. Il entre à l'appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure suspendue; tous les courtisans regardent et rient; Ménalque regarde aussi et rit plus haut que les autres : il cherche des yeux dans toute l'assemblée où est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque.

S'il va par la ville, après avoir fait quelque chemin, il se croit égaré, il s'émeut, et il demande où il est à des passants qui lui disent précisément le nom de sa rue. Il entre ensuite dans sa

1. Épée. Du temps de La Bruyère, l'épée faisait partie du costume des nobles. 2. Chausses. Espèces de pantalons dont la partie supérieure allait de la ceinture au genou, haut-de-chausses, et la partie inférieure du genou au talon, bas-dechausses.

3. Limon de charrette. Brancard. Timon. Ais, pièce, planche de hois.

4. Tête pour léte, vis-à-vis, de front, en face.

5. Son masque. Ce fut une mode pour les femmes, à un moment donné du XVIIe siècle, de porter un masque de velours noir.

6. Perruque. Les nobles, les magistrats et même les bourgeois portaient alors une ample perruque, qui tombait en grosses boucles sur les épaules.

maison, d'où il sort précipitamment, croyant qu'il s'est trompé. Il descend du Palais, et, trouvant au bas du grand degré un carrosse qu'il prend pour le sien, il se met dedans le cocher touche1, et croit ramener son maître dans sa maison. Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l'escalier, parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet; tout lui est familier, rien ne lui est nouveau; il s'assied, il se repose, il est chez soi. Le maître arrive: celui-ci se lève pour le recevoir, il le traite fo... civilement, le prie de s'asseoir et croit faire les honneurs de sa chambre; il parle, il rêve, il reprend la parole: le maître de la maison s'ennuie, il demeure étonné; Ménalque ne l'est pas moins et ne dit pas ce qu'il en pense; il a affaire à un fâcheux, à un homme oisif, qui se retirera à la fin, il l'espère, et il prend patience la nuit arrive, qu'il est à peine détrompé.

Une autre fois, il rend visite à une femme; et, se persuadant bientôt que c'est lui qui la reçoit, il s'établit dans son fauteuil, et ne songe nullement à l'abandonner. Il trouve ensuite que cette dame fait ses visites longues; il attend à tout moment qu'elle se lève et le laisse en liberté; mais comme cela tire en longueur, qu'il a faim et que la nuit est déjà avancée, il la prie à souper; elle rit, et si haut qu'elle le réveille.

49. -L'Inconstant.

FLORIMOND, seul.

LA BRUYÈRE.

On a bien de la peine à chasser un valet!
Ce maraud de Crispin, au fond, n'est pas si laid;
Mais j'étais las de voir son grotesque uniforme
Ses bottines, sa cape 2, et sa ceinture énorme.
Que faire cependant? Je suis bien isolé!
Aussi, pour l'ordinaire, un hôtel n'est peuplé
Que de provinciaux, gens fort peu sédentaires,
Qui, du matin au soir, courent à leurs affaires.
Dans une garnison, sans sortir de chez soi,
J'avais à qui parler... Qu'est-ce que j'aperçoi?
Des livres!... Je n'ai plus besoin de compagnie :
Quand j'ai des livres, moi, jamais je ne m'ennuie.
Est-il rien en effet de si délicieux?

Cela tient lieu d'amis, souvent cela vaut mieux.

1. Touche, c'est-à-dire fouette ses chevaux.

2. Cape. Soite de manteau que portaient les valets de pied il y a environ cinquante ans.

Que je vais m'amuser!... Ah! ah! c'est La Bruyère '.
J'en fais beaucoup de cas. Lisons un caractère.

(11 lit à l'ouverture du livre.)

« Un homme irégal n'est pas un seul homme, ce sont plu«<sieurs. Il se multiplie autant de fois qu'il y a de nouveaux « goûts et de manières différentes. Il est à chaque moment ce << qu'il n'était point, et il va être bientôt ce qu'il n'a jamais été; << il se succède à lui-même... 2

Où donc a-t-il trouvé ce caractère-là?

Jeux d'esprit. Tout le livre est fait comme cela.
On le vante pourtant. Voyons quelque autre choso;
Aussi bien, je suis las de lire de la prose.

Les vers tout à la fois charment l'œil et l'esprit :
Par sa diversité la rime réjouit.

Voyons s'il est ici quelque poëte à lire.

Boileau! Bon, celui-là; j'aime fort la satire.

(11 lit de même à l'ouverture du livro )

« Voilà l'homme, en effet; il va du blanc au noir;
« Il condamne au matin ses sentiments du soir :
<< Importun à tout autre, à soi-même incommode,
<< Il change à tous moments d'esprit comme de mode;
<< Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc,
« Aujourd'hui dans un casque, et demain dans un froc. »
(11 jette lo livre.)
L'insolent! C'est assez. Et puis, dans un auteur,

La satire à coup sûr décèle un mauvais cœur.
J'eus toujours du dégoût pour ce genre d'escrime.
La peste soit des vers, de cette double rime,
Exacte au rendez-vous, qui de son double son
M'apporte à point nommé le mortel unisson!
Mais d'un autre côté, la prose est insipide...
Il faut qu'entre les deux pourtant je me décide :
Car enfin, feuilletez tous les livres divers,
Vous trouverez partout de la prose ou des vers.
Tout à la fois conspire à m'échauffer la bile...

1. La Bruyère. Célèbre moraliste du XVIe siècle. Son livre a pour titre Lea Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

2. Chap. IX. De l'Homme.

3. Boileau. Poëte satirique du XVIIe siècle.

4 Satire VIII.

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