DU TRADUCTEUR SUR L'HERACLIUS DE CALDERON. QUICONQUE E aura eu la patience de lire cet extravagant ouvrage, y aura vu aisément l'irrégularité de Shakespeare, sa grandeur et sa bassesse, des traits de génie auffi forts, un comique aussi déplacé, une enflure aussi bizarre, le même fracas d'action et de momens intéressans. La grande différence entre l'Héraclius de Caldéron, et le Jules Céfar de Shakespeare, c'est que l'Héraclius espagnol est un roman moins vraisemblable que tous les contes des Mille et une nuits, fondé sur l'ignorance la plus craffe de l'histoire, et rempli de tout ce que l'imagination effrénée peut concevoir de plus abfurde. La pièce de Shakespeare, au contraire, est un tableau vivant de l'histoire romaine, depuis le premier moment de la confpiration de Brutus, jusqu'à sa mort. Le langage, à la vérité, est souvent celui des ivrognes du temps de la reine Elifabeth; mais le fond est toujours vrai, et ce vrai eft quelquefois fublime. Il y a aussi des traits fublimes dans Caldéron, mais presque jamais de vérité, ni de vraisemblance, ni de naturel. Nous avons beaucoup de pièces ennuyeuses dans notre langue, ce qui est encore pis: mais nous n'avons rien qui ressemble à cette démence barbare. Il faudrait avoir les yeux de l'entendement bien bouchés pour ne pas apercevoir dans ce fameux Caldéron, la nature abandonnée à elle-même. Une imagination aussi déréglée ne peut être copiste; et furement il n'a rien pris, ni pu prendre de personne. On m'affure d'ailleurs que Caldéron ne savait pas le français, et qu'il n'avait même aucune connaissance du latin ni de l'histoire. Son ignorance paraît affez quand il suppose une reine de Sicile du temps de Phocas, un duc de Calabre, des fiefs de l'Empire, et fur-tout quand il fait tirer du canon. Un homme qui n'avait lu aucun auteur dans une langue étrangère, aurait-il imité l'Héraclius de Corneille pour le travestir d'une manière si horrible? Aucun écrivain espagnol ne traduifit, n'imita jamais un auteur français jusqu'au règne de Philippe V; et ce n'est même que vers l'année 1725 qu'on a commencé en Espagne à traduire quelques-uns de nos livres de physique; nous, au contraire, nous prîmes plus de quarante pièces dramatiques des Espagnols, du temps de Louis XIII et de Louis XIV. Pierre Corneille commença par traduire tous les beaux endroits du Cid; il traduisit le Menteur, la Suite du Menteur; il imita D. Sanche d'Arragon. N'est-il pas bien vraisemblable qu'ayant vu quelques morceaux de la pièce de Caldéron, il les ait inférés dans fon Héraclius, et qu'il ait embelli le fond du sujet? Molière ne prit-il pas deux scènes du Pédant joué de Cyrano de Bergerac fon compatriote et son contemporain? 1 Il est bien naturel que Corneille ait tiré un peu d'or du fumier de Caldéron, mais il ne l'est pas que Caldéron ait déterré l'or de Corneille pour le changer en fumier. L'Héraclius espagnol était très-fameux en Espagne, mais très-inconnu à Paris. Les troubles qui furent suivis de la guerre de la fronde commencèrent en 1645. La guerre des auteurs se fefait, quand tout retentissait des cris, point de Mazarin. Pouvait-on s'aviser de faire venir une tragédie de Madrid pour faire de la peine à Corneille? et quelle mortification lui aurait-on donnée ? il aurait été avéré qu'il avait imité sept ou huit vers d'un ouvrage espagnol. Il l'eût avoué alors, comme il avait avoué fes traductions de Guilain de Castro, quand on les lui eut injustement reprochées, et comme il avait avoué la traduction du Menteur. C'est rendre service à sa patrie que de faire passer dans sa langue les beautés d'une langue étrangère. S'il ne parle pas de Calderon dans son examen, c'est que le peu de vers traduit de Caldéron ne valait pas la peine qu'il en parlât. Il dit dans cet examen que son Héraclius est un original dont il s'est fait depuis de belles copies. Il entend toutes nos pièces d'intrigue où les héros font méconnus. S'il avait eu Calderon en vue, n'aurait-il pas dit que les Espagnols commençaient enfin à imiter les Français, et leur fesaient le même honneur qu'ils en avaient reçu? aurait-il fur-tout appelé l'Héraclius de Calderon une belle copie? On ne fait pas précisément en quelle année la famofa comedia fut jouée; mais on est fûr que ce ne peut être plutôt qu'en 1637, et plus tard qu'en 1640. Elle se trouve citée, dit-on, dans des romances de 1641. Ce qui eft certain, c'est que le docteur maître Emmanuel de Guera, juge ecclésiastique, chargé de revoir tous les ouvrages de Caldéron, après sa mort, parle ainsi de lui en 1682. Lo que mas admiro y admire en este raro ingenio fuè che a ninguno imito. Maître Emmanuel aurait-il dit que Calderon n'imita jamais perfonne, s'il avait pris le sujet d'Héraclius dans Corneille? Ce docteur était très-instruit de tout ce qui concernait Caldéron; il avait travaillé à quelques-unes de ses comédies; tantôt ils fesaient ensemble des pièces galantes, tantôt ils composaient des actes facramentaux, qu'on joue encore en Espagne. Ces actes facramentaux ressemblent pour le fond aux anciennes pièces italiennes et françaises, tirées de l'Ecriture; mais elles font chargées de beaucoup d'épisodes et de fictions. Le peuple de Madrid y courait en foule. Le roi Philippe IV envoyait toutes ces pièces à Louis XIV les premières années de fon mariage. Au reste, il est très-inutile au progrès des arts, de savoir qui est l'auteur original d'une douzaine de vers. Ce qui eft utile, c'est de savoir ce qui est bon ou mauvais, ce qui est bien ou mal conduit, bien ou mal exprimé, et de se faire des idées justes d'un art fi long-temps barbare, cultivé aujourd'hui dans toute l'Europe, et presque perfectionné en France. On fait quelquefois une objection spécieuse en faveur des irrégularités des théâtres espagnols et anglais. Des peuples pleins d'esprit se plaisent, diton, à ces ouvrages; comment peuvent-ils avoir tort? Pour : Pour répondre à cette objection tant rebattue, écoutons Lopez de Vega lui-même, génie égal pour le moins à Shakespeare. Voici comme il parle à peu-près dans son épître en vers, intitulée Nouvel art de faire des comédies en ce temps. Les Vandales, les Goths, dans leurs écrits bizarres, Nos aïeux étaient des barbares. * L'abus règne, l'art tombe et la raison s'enfuit. Je me vois obligé de servir l'ignorance: Il avoue ensuite qu'en France, en Italie, on regardait comme des barbares les auteurs qui travaillaient dans le goût qu'il se reproche; et il ajoute qu'au moment qu'il écrit cette épître, il en est à sa * Mas come le servieron muchos barbaros Che enfeñaron el vulgo a sus rudezas? ** Muere fin fama è gallardon. **** Encierro los preceptos con seis llaves, &c. Théâtre. Tome IX. 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