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SCENE I 1.

Les Conjurés, TREBONIUS

CASSIUS.

U E fait Antoine ?

TREBONIUS.

Il fuit interdit, égaré;

Il fuit dans sa maison : pères, mères, enfans,
L'effroi dans les regards, et les cris à la bouche,
Penfent qu'ils font au jour du jugement dernier.

BRUTUS.

O destin! nous faurons bientôt tes volontés.
On connaît qu'on mourra; l'heure en est inconnue.
On compte fur des jours dont le temps est le maître.

CASSIUS.

Eh bien, lorsqu'en mourant on perd vingt ans de vie, On ne perd que vingt ans de craintes de la mort.

BRUTUS.

Je l'avoue; ainsi donc la mort est un bienfait;
Ainsi Céfar en nous a trouvé des amis;

Nous avons abrégé le temps qu'il eut à craindre.

CASCA.

Arrêtez; baissons-nous fur le corps de Céfar;
Baignons tous dans son sang nos mains jusques au coude; (c)
Trempons-y nos poignards, et marchons à la place;

(c) C'est ici qu'on voit principalement l'esprit différent des nations. Cette horrible barbarie de Casca ne ferait jamais tombee dans l'idée d'un auteur français; nous ne voulons point qu'on enfanglante le théâtre, fi ce n'est dans les occafions extraordinaires, dans lesquelles on sauve tant qu'on peut cette atrocité dégoûtante.

Là, brandissant en l'air ces glaives sur nos têtes,
Crions à haute voix, paix, liberté, franchise.

CASSIUS.

Baissons-nous, lavons-nous dans le sang de Céfar.

(ils trempent tous leurs épées dans le fang du mort.)

Cette fuperbe scène un jour sera jouée
Dans de nouveaux Etats en accens inconnus.

BRUTUS.

Que de fois on verra César sur les théâtres,
Céfar mort et sanglant aux pieds du grand Pompée,
Ce Céfar fi fameux, plus vil que la poussière !

CASSIUS.

Oui, lorsque l'on joûra cette pièce terrible,
Chacun nous nommera vengeurs de la patrie.

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OBSERVATIONS

SURLE

JULES

CESAR

VOILA

DE SHAKESPEARE.

OILA tout ce qui regarde la conspiration contre Céfar. On peut la comparer à celle de Cinna et d'Emilie contre Auguste, et mettre en parallèle ce qu'on vient de lire avec le récit de Cinna et la délibération du second acte. On trouvera quelque différence entre ces deux ouvrages. Le reste de la pièce est une suite de la mort de Cefar. On apporte son corps dans la place publique. Brutus harangue le peuple; Antoine le harangue à son tour; il soulève le peuple contre les conjurés; et le comique est encore joint à la terreur dans ces scènes comme dans les autres. Mais il y a des beautés de tous les temps et de tous les lieux.

On voit enfuite Antoine, Octave, et Lépide, délibérer fur leur triumvirat, et sur les proscriptions. De-là on passe à Sardis fans aucun intervalle. Brutus et Caffius se querellent. Brutus reproche à Caffius qu'il vend tout pour de l'argent, et qu'il a des démangeaifons dans les mains. On paffe de Sardis en Thessalie. La

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bataille de Philippes se donne. Caffius et Brutus se tuent l'un après l'autre.

On s'étonne qu'une nation célèbre par fon génie, et par ses succès dans les arts et dans les sciences, puisse se plaire à tant d'irrégularités monstrueuses, et voie souvent encore avec plaifir, d'un côté Céfar s'exprimant quelquefois en héros, quelquefois en capitan de farce; et de l'autre, des charpentiers, des favetiers, et des sénateurs même, parlant comme on parle aux halles.

Mais on fera moins surpris quand on saura que la plupart des pièces de Lopez de Vega et de Caldéron en Espagne font dans le même goût. Nous donnerons la traduction de l'Héraclius de Caldéron, qu'on pourra comparer à l'Héraclius de Corneille; on y verra le même génie que dans Shakespeare, la même ignorance, la même grandeur, des traits d'imagination pareils, la même enflure, des groffiéretés toutes semblables, des inconféquences aussi frappantes, et le même mélange du béguin de Gilles, et du cothurne de Sophocle.

Certainement l'Espagne et l'Angleterre ne se sont pas donné le mot pour applaudir pendant près d'un siècle à des pièces qui révoltent les autres nations. Rien n'est plus opposé d'ailleurs que le génie anglais, et le génie espagnol. Pourquoi donc ces deux nations différentes se réunissent-elles dans un goût si étrange? Il faut qu'il y en ait une raison, et que cette raison foit dans la nature.

Premièrement les Anglais, les Espagnols, n'ont jamais rien connu de mieux. Secondement, il y a un grand fonds d'intérêt dans ces pièces si bizarres et si sauvages. J'ai vu jouer le César de Shakespeare, et

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j'avoue que dès la première scène, quand j'entendis
le tribun reprocher à la populace de Rome fon
ingratitude envers Pompée, et son attachement à
César vainqueur de Pompée, je commençai à être
intéressé, à être ému. Je ne vis enfuite aucun conjuré
sur la scène qui ne me donnât de la curiosité; et
malgré tant de disparates ridicules, je sentis que la
pièce m'attachait.

Troisièmement, il y a beaucoup de naturel; ce
naturel est souvent bas, groffier et barbare. Ce ne
font point des Romains qui parlent; ce sont des
campagnards des siècles passés qui conspirent dans
un cabaret; et César, qui leur propose de boire
bouteille, ne ressemble guère à César. Le ridicule est
outre; mais il n'est point languissant. Des traits
fublimes y brillent de temps en temps comme des
diamans répandus fur de la fange.

J'avoue qu'en tout j'aimais mieux encore ce monftrueux spectacle, que de longues confidences d'un froid amour, ou des raisonnemens de politique encore plus froids.

Enfin, une quatrième raison, qui jointe aux trois autres, est d'un poids considérable, c'est que les hommes en général aiment le spectacle; ils veulent qu'on parle à leurs yeux; le peuple se plaît à voir des cérémonies pompeuses, des objets extraordinaires, des orages, des armées rangées en bataille, des épées nues, des combats, des meurtres, du sang répandu; et beaucoup de grands, comme on l'a déjà dit, font peuple. Il faut avoir l'esprit très-cultivé, et le goût formé, comme les Italiens l'ont eu au seizième siècle

!

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