Veux-tu, me dit Céfar, te jeter dans le fleuve ? Oferas-tu nager malgré tout fon courroux ? Il dit, et dans l'inftant, fans ôter mes habits, Je plonge, et je lui dis: Céfar, ofe me suivre. Il me fuit en effet, et de nos bras nerveux
Nous combattons les flots, nous repouffons les ondes. Bientôt j'entends Céfar qui me crie, au secours, Au fecours, ou j'enfonce; et moi dans le moment, Semblable à notre aïeul, à notre augufte Enée, Qui dérobant Anchise aux flammes dévorantes, L'enleva fur fon dos dans les débris de Troye, J'arrachai ce Céfar aux vagues en fureur; Et maintenant cet homme eft un dieu parmi nous! Il tonne, et Caffius doit fe courber à terre, Quand ce dieu par hasard daigne le regarder! (h) Je me fouviens encor qu'il fut pris en Espagne D'un grand accès de fièvre, et que dans le friffon, Je crois le voir encor, il tremblait comme un homme; Je vis ce Dieu trembler. La couleur des rubis S'enfuyait triftement de fes lèvres poltronnes. Ces yeux dont un regard fait fléchir les mortels, Ces yeux étaient éteints : j'entendis ces foupirs, Et cette même voix qui commande à la terre; Cette terrible voix, remarque bien, Brutus, Remarque, et que ces mots foient écrits dans tes livres, Cette voix qui tremblait, disait, Titinius, Titinius, (i) à boire. Une fille, un enfant,
(h) Tous ces contes que fait Caffius, reffemblent à un difcours de Gille à la foire. Cela eft naturel, oui; mais c'eft le naturel d'un homme de la populace qui s'entretient avec son compère dans un cabaret. Ce n'eft pas ainfi que parlaient les plus grands hommes de la république romaine.
(i) L'acteur autrefois prenait en cet endroit le ton d'un homme qui a la fièvre, et qui parle d'une voix grêle.
N'eût pas été plus faible; et c'eft donc ce même homme, C'eft ce corps faible et mou qui commande aux Romains! Lui notre maître! ô Dieux!
J'entends un nouveau bruit,
J'entends des cris de joie. Ah! Rome trop féduite Surcharge encor Céfar et de biens et d'honneurs.
Quel homme! quel prodige! il enjambe ce monde Comme un vafte coloffe; et nous petits humains, Rampans entre fes pieds, nous fortons notre tête, Pour chercher en tremblant des tombeaux fans honneur Ah! l'homme eft quelquefois le maître de fon fort: La faute eft dans fon cœur, et non dans les étoiles; Qu'il s'en prenne à lui feul s'il rampe dans les fers; Céfar! Brutus! eh bien! quel eft donc ce Céfar? Son nom fonne-t-il mieux que le mien ou le vôtre ? Ecrivez votre nom, fans doute il vaut le fien: Prononcez-les, tous deux font égaux dans la bouche: Pefez-les, tous les deux ont un poids bien égal. Conjurez en ces noms les démons du Tartare, Les démons évoqués viendront également. (k) Je voudrais bien favoir ce que ce Céfar mange, Pour s'être fait fi grand! O fiècle! ô jours honteux! O Rome! c'en eft fait, tes enfans ne font plus. Tu formes des héros, et depuis le déluge
(k) Ces idées font prifes des contes de forciers, qui étaient plus communs dans la superstitieuse Angleterre qu'ailleurs, avant que cette nation fût devenue philofophe, grâce aux Bacon, aux Shaftesbury, aux Collin, aux Wholafton, aux Dodwell, aux Midleton, aux Bolingbroke, tant d'autres génies hardis.
Aucun temps ne te vit fans mortels généreux ;
Mais tes murs aujourd'hui contiennent un feul homme.
CASSIUS continue, & dit:
Ah, c'eft aujourd'hui que Roume exifte en effet; car il n'y a de Roum (de place) que pour Céfar. (1)
CASSIUS achève fon récit par ces vers.
Ah! dans Rome jadis il était un Brutus,
Qui fe ferait foumis au grand diable d'enfer Auffi facilement qu'aux ordres d'un monarque.
Va, je me fie à toi; tu me chéris, je t'aime; Je vois ce que tu veux; j'y pensai plus d'un jour. Nous en pourrons parler: mais dans ces conjonctures, Je te conjure, ami, de n'aller pas plus loin.
J'ai pefé tes difcours; tout mon cœur s'en occupe; Nous en reparlerons; je ne t'en dis pas plus. Va, fois fûr que Brutus aimerait mieux cent fois Etre un vil payfan, que d'être un fénateur, Un citoyen romain menacé d'efclavage.
(1) Il y a ici une plaifante pointe; Rome en anglais se prononce Roum; et room, qui fignifie place, se prononce auffi roum. Cela n'est pas tout-à-fait dans le ftyle de Cinna: mais chaque peuple et chaque fiècle ont leur ftyle, et leur forte d'éloquence.
Crois-moi, tire Cafca doucement par la manche; Il paffe; il te dira dans son étrange humeur, Avec fon ton groffier tout ce qu'il aura vu.
Je n'y manquerai pas. Mais obferve avec moi, Combien l'œil de Céfar annonce de colère. Vois tous fes courtisans près de lui confternés. La pâleur se répand au front de Calphurnie. Regarde Cicéron, comme il eft inquiet, Impatient, troublé, tel que dans nos comices Nous l'avons vu fouvent, quand quelques fénateurs, Réfutant fes raisons, bravent fon éloquence.
Tu fauras de Cafca tout ce qu'il faut savoir.
CESAR dans le fond.
CESAR regardant Caffius et Brutus qui font fur le devant.
Puiffé-je déformais n'avoir autour de moi
Que ceux dont l'embonpoint marque des mœurs aimables! Caffius eft trop maigre, il a les yeux trop creux;
Il pense trop; je crains ces fombres caractères.
Ne le crains point, Céfar, il n'eft pas dangereux; C'eft un noble romain qui t'eft fort attaché.
Je le voudrais plus gras, mais je ne puis le craindre. Cependant fi Céfar pouvait craindre un mortel, Caffius eft celui dont j'aurais défiance :
Il lit beaucoup; je vois qu'il veut tout observer; Il prétend par les faits juger du cœur des hommes ; Il fuit l'amusement, les concerts, les fpectacles,
Tout ce qu'Antoine et moi nous goûtons fans remords;
Il fourit rarement, et dans fon dur fourire,
Il femble fe moquer de fon propre génie ; Il paraît infulter au fentiment fecret,
Qui malgré lui l'entraîne, et le force à fourire. Un efprit de fa trempe est toujours en colère, Quand il voit un mortel qui s'élève fur lui. D'un pareil caractère il faut qu'on se défie. Je te dis après tout ce qu'on peut redouter, Non pas ce que je crains; je fuis toujours moi-même. Paffe à mon côté droit; je fuis fourd d'une oreille. Dis-moi fur Caffius ce que je dois penser.
(Cefar fort avec Antoine et fa fuite.)
(m) Cela eft encore tiré de Plutarque.
« PreviousContinue » |