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absolue de vie politique en France depuis Louis XIV jusqu'à la Révolution. Deux états sociaux ruinent l'idée ou plutôt le sentiment de la patrie: la vie politique trop violente, et la vie politique nulle. Autant, dans la fureur des partis excités créant une instabilité extrême dans la vie nationale et comme un étourdissement dans les esprits, il se produit vite ce qu'on a spirituellement appelé une « émigration à l'intérieur », c'est-à-dire le ferme dessein chez beaucoup d'hommes de réflexion et d'étude de ne plus s'occuper du pays où ils sont nés, et en réalité de n'en plus être; autant, et pour les mêmes causes, dans un état social où le citoyen ne participe en aucune façon à la chose publique, et au lieu d'être un citoyen, n'est, à vrai dire, qu'un tributaire, l'idée de patrie s'efface, quitte à ne se réveiller, plus tard, que sous la rude secousse de l'invasion. C'est ce qui est arrivé en France au xvIe siècle. Fénelon le prévoyait très bien, au seuil même du siècle, quand il voulait faire revivre l'antique constitution française, et par les conseils de district, les conseils de province, les Etats généraux, ramener peuple, noblesse et clergé, moins encore à participer à la chose nationale qu'à s'y intéresser (1). Et on se rappellera qu'à l'autre extrémité de la période que

(1) Voir nos Grands Maîtres du XVII° siècle. Article sur Fénelon. (Lecène et Oudin.)

*

nous considérons, la Révolution française a été tout d'abord cosmopolite, et non française, a songé à «<l'homme » plus qu'à la patrie, et n'est devenue << patriote » que quand le territoire a été envahi.

Quoi qu'il en soit des causes, c'est un fait que la pensée du xvIe siècle n'a été aucunement tournée vers l'idée de patrie, que l'indifférence des penseurs et des lettrés à l'endroit de la grandeur du pays est prodigieuse en ce temps-là, et que la langue seule qu'ils écrivent rappelle le pays dont ils sont. Cela, même au point de vue purement littéraire, n'aura pas, nous le verrons, de petites conséquences.

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La disparition de l'idée chrétienne a des causes plus multiples peut-être et plus confuses. La principale est très probablement ce qu'on appelle << l'esprit scientifique », qui existait à peine au xvn siècle, et qui date, décidément, en France, de 1700. La «< philosophie » du xvi° siècle n'est pas autre chose, et quand les auteurs de ce temps disent esprit philosophique », c'est toujours esprit scientifique qu'il faut entendre. Le xvu° siècle avait été peu favorable à l'esprit scientifique, et même l'avait dédaigné. Il était mathématicien et «< géomètre », non scientifique à proprement parler. Il était mathématicien et géomètre, c'est-à-dire aimait la science purement intellectuelle encore, et que l'esprit seul suffit à faire; il n'aimait point la science

réaliste, qui a besoin des choses pour se constituer, et qui se fait, avant tout, de l'observation des choses réelles. « Les hommes ne sont pas faits pour considérer des moucherons, disait Malebranche, et l'on n'approuve point la peine que quelques personnes se sont donnée de nous apprendre comment sont faits certains insectes, et la transformation des vers, etc... Il est permis de s'amuser à cela quand on n'a rien à faire, et pour se divertir. » — Pour les esprits les plus philosophiques et les plus austères, de telles occupations n'étaient pas même un « divertissement permis ». C'était une forme de la concupiscence, libido sciendi, libido oculorum, un véritable péché, et une subtile et funeste tentation; c'était, pour parler comme Jansénius, une « curiosité toujours inquiète, que l'on a palliée du nom de science. De là est venue la recherche des secrets de la nature qui ne nous regardent point, qu'il est inutile de connaître, et que les hommes ne veulent savoir que pour les savoir seulement. » Littérature, art, philosophie métaphysique, théologie, science mathématique et toute intellectuelle, voilà les différentes directions de l'esprit français au xvn siècle.

Mais vers la fin de cet âge, par les récits des voyageurs, par la médecine qui grandit et que le développement de la vie urbaine invite à grandir, par le Jardin du roi qui sort de son obscurité, par l'Académie des sciences fondée en 1666, par Ber

nier, Tournefort, Plumier, Feuillée, Fagon, Delancé, Duverney, les sciences physiques et naturelles deviennent la préoccupation des esprits. Elles profitent, pour devenir populaires, de la décadence des lettres et de la philosophie, de cette sorte de vide intellectuel qui n'est que trop apparent de 1700 à 1720 environ; elles deviennent même à la mode, et les femmes savantes ont partout remplacé les précieuses, et les présidents à mortier en leurs académies de province ne dédaignent point de « considérer des moucherons », et de disséquer des grenouilles. Elles ont cause gagnée en 1723 et ont déjà donné son pli à l'esprit du siècle. Comme il arrive toujours à l'intelligence humaine, trop faible pour voir à la fois plus d'un côté des choses, la science nouvelle paraît toute la science, semble apporter avec elle le secret de l'univers, et relègue dans l'ombre les explications théologiques, ou métaphysiques, ou psychologiques qui en avaient été données. Tout sera expliqué désormais par les << lois de la nature », le surnaturel n'existera plus, l'humain même disparaîtra ; plus de métaphysique, plus de religion; et jusqu'à la morale, qui n'est pas dans la nature, n'étant que dans l'homme, finira elle-même par être considérée comme le dernier des « préjugés ».

Ajoutez à cela des causes historiques dont la principale est la funeste et à jamais détestable révo

cation de l'Edit de Nantes. Encore que le protestantisme n'ait nullement été, en ses commencements et en son principe, une doctrine de libre examen, une religion individuelle, insensiblement et indéfiniment ployable jusqu'à se transformer par degrés en pur rationalisme, encore est-il qu'il était dans sa destinée de devenir tel. Il a été, chez les peuples qui l'ont adopté, un passage, une tran sition lente d'une religion à un état religieux, et d'un état religieux à une simple disposition spiritualiste. Ce passage progressif et lent eût pu avoir lieu en France comme ailleurs, sans la proscription des protestants sous Louis XIV. La Révocation a eu, comme toute mesure intransigeante, des conséquences radicales; elle a supprimé les transitions, et jeté brusquement dans le « libertinage >> tous ceux qui auraient simplement incliné vers une forme de l'esprit religieux plus à leur gré. Ce n'est pas en vain qu'on déclare qu'on préfère un athée à un schismatique. A parler ainsi, on réussit trop, et ce sont des athées que l'on fait.

Pour ces raisons, pour d'autres encore, moins importantes, comme le trouble moral qu'ont jeté dans les esprits la Régence et les scandales financiers de 1718, le xvi° siècle a, dès son point de départ, absolument perdu tout esprit chrétien.

Ni chrétien, ni français, il avait un caractère bien singulier pour un âge qui venait après cinq ou

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