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six siècles de civilisation et de culture nationales: il était tout neuf, tout primitif et comme tout brut. La tradition est l'expérience d'un peuple; il manquait de tradition, et n'en voulait point. Aussi, et c'est en cela qu'il est d'un si grand intérêt, c'est un siècle enfant, ou, si l'on veut, adolescent. Il a de cet âge la fougue, l'ardeur indiscrète, la curiosité, malice, i'intempérance, le verbiage, la présomption, l'étourderie, le manque de gravité et de tenue, les polissonneries, et aussi une certaine générosité, bonté de cœur, facilité aux larmes, besoin de s'attendrir, et enfin cet optimisme instinctif qui sent toujours le bonheur tout proche, se croit toujours tout près de le saisir, et en a perpétuellement le besoin, la certitude et l'impatience.

Il vécut ainsi, dans une agitation incroyable, dans les recherches, les essais, les théories, les visions, et, l'on ne peut pas dire les incertitudes, mais les certitudes contradictoires. Il avait tout coupé et tout brûlé derrière lui : il avait tout à retrouver et à refaire. Il touchait, du moins, à tous les matériaux avec une fièvre de découverte, et une naïveté d'inexpérience à la fois touchante et divertissante, reprenant souvent comme choses nouvelles, et croyant inventer, des idées que l'humanité avait cent fois tournées et retournées en tous sens, et ne les renouvelant guère, parce qu'avant de les trancher il ne commençait pas par les bien connaître. Il est peu

d'époque où l'on ait plus improvisé; il en est peu où l'on ait inventé plus de vieilleries avec tout le plaisir de l'audace et tout le ragoût du scandale.

Cherchant, discutant, imaginant et bavardant, le xvi° siècle est arrivé à ses conclusions, tout comme un autre. Il est tombé, à la fin, à peu près d'accord sur un certain nombre d'idées. Ces idées n'étaient pas précisément les points d'aboutissement d'un système bien lié et bien conduit ; c'étaient des protestations; elles avaient un caractère presque strictement négatif; ce n'était que le xvi siècle prenant définitivement conscience nette de tout ce à quoi il ne croyait pas et ne voulait pas croire. Révélation, tradition, autorité, c'était le christianisme; raison personnelle, puissance de l'homme à trouver la vérité, liberté de croyance et de pensée, mépris du passé sous le nom de loi du progrès et de perfectibilité indéfinie, ce fut le xvi siècle, et cela ne veut pas dire autre chose sinon : il n'y a pas de révélation, la tradition nous trompe, et il ne faut pas d'autorité. — Par suite, grand respect (du moins en théorie) de l'individu, de la personne humaine prise isolément: puisque ce n'est pas la suite de l'humanité qui conserve le secret, mais chacun de nous, celui-ci ou celui-là, qui peut le découvrir, l'individu devient sacré, et on lui reporte l'hommage qu'on a retiré à la tradition. -Par suite encore, tendance générale à l'idée, un peu vague,

d'égalité, sans qu'on sût exactement laquelle, entre les hommes. A cette tendance bien des choses viennent contribuer: l'égalité réelle que le despotisme a fini par mettre dans la nation même, jadis hiérarchisée si minutieusement; l'égalité financière relative que l'appauvrissement des grands et l'accession des bourgeois à la fortune commence à établir ; plus que tout l'horreur de l'autorité, toute autorité, ou spirituelle ou matérielle, ne se constituant, ne se conservant surtout, que par une hiérarchie, ne pouvant descendre du sommet à toutes les extrémités de la base que par une série de pouvoirs intermédiaires qui du côté du sommet obéissent, du côté de la base commandent, ne subsistant enfin que par l'organisation et le maintien d'une inégalité systématique entre les hommes.

Et ces différentes idées, aussi antichrétiennes qu'antifrançaises, je veux dire égales protestations contre le christianisme tel qu'il avait pris et gardé forme en France, et contre l'ancienne France ellemême telle qu'elle s'était constituée et aménagée, devinrent peu à peu comme une nouvelle religion et une foi nouvelle; car le scepticisme n'est pas humain, je dis le scepticisme même dans le sens le plus élevé du mot, à savoir l'examen, la discussion et la recherche, et il faut toujours qu'un peuple se serre et se ramasse autour d'une idée à laquelle il croie, autour d'une conviction; et jure et

espère par quelque chose. Le xvme siècle devait trouver au moins une religion provisoire à son usage; et la vérité est qu'il en a trouvé deux.

Il a fini par avoir la religion de la raison et la religion du sentiment.

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C'étaient deux formes de cet individualisme qui lui était si cher. Autorité, tradition, conscience collective et continue de l'humanité sont sources d'erreur. Que reste-t-il? Que l'homme, isolément, se consulte lui-même ; « que chacun, dans sa loi, cherche en paix la lumière »; que chacun interroge l'oracle personnel, l'être spirituel qui parle en lui. - Mais lequel? Car il en a deux : l'un qui compare, combine, coordonne, conclut, obéit à une sorte de nécessité à laquelle il se rend et qu'il appelle l'évidence; et celui-là c'est la raison; l'autre, plus prompt en ses démarches, qui frémit, s'échauffe, a des transports, crie et pleure, obéit à une sorte de nécessité qu'il appelle l'émotion; et celui-là c'est le sentiment. Auquel croire? Le xvme siècle a répondu à tous les deux. Il s'est partagé : les tendres ont été pour le sentiment, les intellectuels pour la raison. Les hommes ont été plutôt de la religion de la raison, les femmes de la religion du sentiment. Rationalisme et sensibilité ont régné parallèlement vers la fin de cet âge, se reconnaissant bien pour frères, en ce qu'ils dérivaient de la même source qui n'est autre qu'orgueil personnel

et grande estime de soi, mais frères ennemis, qui se défiaient fort l'un de l'autre en s'apercevant qu'ils menaient aux conclusions, aux règles de conduite, aux morales les plus différentes; et aussi, dans les esprits communs et peu capables de discernement, dans la foule, frères ennemis vivant côte à côte, prenant tour à tour la parole, mêlant leurs voix en des phrases obscures autant que solennelles ; dieux invoqués en même temps d'une même foi indiscrète et d'un même enthousiasme confus.

N'importe, c'étaient des enthousiasmes, des cultes, des élévations, des manières de religions en un mot; car tout sentiment désintéressé a déjà un caractère religieux. De l'instrument même dont il s'était servi pour détruire lareligion traditionnelle, le xvu siècle avait fini par faire une religion nouvelle, et la pensée humaine avait parcouru le cercle qu'elle parcourt toujours. De même le sentiment, la passion, sévèrement refoulés, et tenus en suspicion comme dangereux par la religion traditionnelle, après avoir protesté contre elle et réclamé leurs droits (avec Vauvenargues, par exemple), de protestataires, puis d'insurgés, étaient devenus dogmes eux-mêmes et religions, et le cercle, de ce côté-là aussi, était parcouru.

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Entre ces deux divinités nouvelles et les deux groupes de leurs croyants, restaient en grand nombre, et restèrent toujours, ceux que l'évolution

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