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II

SES IDÉES ET SES OUVRAGES PHILOSOPHIQUES.

Il avait en effet assez d'intelligence, d'esprit et de style pour occuper une grande place dans le monde des lettres, à la condition de trouver sa voie. Il était de ceux qui ne la trouvent point tout de suite parce qu'ils n'ont ni passion, ni faculté dominante. Il était de ceux qui peuvent ne jamais la trouver, précisément parce qu'ils ont l'esprit souple, et s'accommodent du premier chemin qui s'ouvre à eux. Ils ont besoin des circonstances. Les circonstances servirent admirablement Fontenelle. Le moment où il parut dans le monde, celui surtout où il commençait à être connu sans être encore illustre, était le temps où les découvertes scientifiques attiraient vivement les esprits curieux, comme était le sien. La science moderne date du XVIIe siècle. Descartes, Leibniz, Newton, coup sur coup, presque en même temps, font aux yeux de l'intelligence un monde nouveau, renouvellent la matière des méditations de l'esprit humain. Les littérateurs du XVIIe siècle sont trop de purs artistes pour avoir tendu l'oreille de ce côté, et pourtant, comme ils sont moralistes, très prompts à observer les changements des goûts, ils n'ont pas été sans s'apercevoir de cet état nouveau des esprits et de son influence au moins sur les mœurs. Descartes inquiète La Fontaine, l'astrolabe de madame de la Sablière préoccupe Boileau, et Molière fait une place, d'avance, à madame du Châtelet

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ou à la marquise » de la Pluralité des mondes dans son salon, agrandi désormais, des Précieuses. — Au commencement du xvIII° siècle, ce mouvement s'accuse de plus en plus. Fontenelle y prit garde de très bonne heure. Il n'était pas plus lettré, de vocation, que savant. Il était intelligent et curieux. Il s'occupa de sciences comme de pastorales. Seulement les sciences avaient plus de raisons de l'attirer. Elles étaient chose de mode, et il était homme à suivre la mode, comme tous ceux qui n'ont pas une forte originalité. Surtout elles étaient chose que l'antiquité n'avait point connue, et c'était le point sensible de Fontenelle. Les sciences ont été d'abord pour lui un élément essentiel de la querelle des anciens et des modernes. S'il est une idée à laquelle tient un peu cet homme qui ne tenait à rien, c'est que l'on n'a pas dit grand'chose de bon avant lui, ou, sinon avant lui (car il est de bon ton et, même en le pensant un peu, ne le dirait point), avant le temps où il a eu l'honneur de naître. Il n'a pas le sens de l'admiration, ni le respect de la tradition, et « le préjugé grossier de l'antiquité » n'est point son fait. Il est « homme de progrès. » Dans l'idée du progrès il y a de très bons sentiments, et toujours aussi une très notable partie de fatuité. Tout au fond du Fontenelle savant et ami des sciences, personnage très réspectable, en cherchant bien, en cherchant trop, on trouverait encore un peu de Cydias., Voyez-le dans ses premiers ouvrages, les Dialogues des morts, par exemple. Sa malice, et elle est piquante, est toute en paradoxes, et en adresses légères à taquiner les opinions reçues. Elle consiste à prouver combien Phryné est incomparablement supérieure à Alexandre, autant que les conquêtes pacifiques l'emportent sur

les conquêtes meurtrières; à montrer Socrate s'inclinant devant la sagesse de Montaigne, etc. Ce n'est point seulement un jeu. Fontenelle n'aime point les idées traditionnelles. Elles ont d'abord le tort de n'être plus spirituelles, ensuite celui de supposer que nos pères étaient aussi habiles que nous. Très doucement, en homme du monde, il a continué pendant quelque temps cette petite guerre, qui était le prélude de la guerre de Cent Ans du xvin siècle. Le christianisme, par exemple, sans le gêner, car qu'est-ce qui pouvait gêner cet homme si souple et qui glissait dans toute étreinte? l'importunait quelque peu. C'est que le christianisme aussi est une antiquité, sans compter qu'il est un sentiment. Il l'a attaqué obliquement, et, du premier coup, en stratégiste consommé. Sous couleur d'attaquer les erreurs de l'antiquité païenne, il fait deux petits traités, l'un sur « l'Origine des fables », l'autre sur «<les Oracles », qui sont de petits chefsd'œuvre de malice tranquille et grave, et de scepticisme à la fois discret et contagieux. Il y laisse tomber comme par mégarde quelques gouttes d'une essence subtile qui, destinées à détruire les préjugés antiques, doivent d'elles-mêmes se répandre dans les esprits à la perte de toute croyance. Le procédé est habile, l'adresse légère, l'art très délicat. Les fables ne sont point effet d'un artifice et d'une tromperie grossière. Il ne serait pas bon qu'on le crût : on aurait confiance quand à l'origine des croyances on ne verrait pas de thaumaturge. Elles sont des produits naturels de l'ignorance aidée de l'imagination. Tous les peuples, en leur âge grossier, en ont eu, qui, peu à peu, se sont parées des prestiges de l'art, et, parfois, recommandées de quelques considérations morales. Il ne faut pas les

détester, il faut s'en débarrasser doucement par l'efficace de la raison. Car nous avons les nôtres, moins ridicules que celles des anciens, mais que le temps. nous fait chérir comme eux les leurs. « Nous savons aussi bien qu'eux étendre et conserver nos erreurs, mais heureusement elles ne sont pas si grandes, parce que nous sommes éclairés des lumières de la vraie religion et, à ce que je crois, des rayons de la vraie philosophie. » Il n'a pas dit quelles étaient ces erreurs ; il compte, pour en avoir raison, et sur la religion et sur la philosophie, et il n'y a rien de plus innocent que ces remarques, ni de plus orthodoxe. Faites bien attention que l'histoire de tous les peuples, grecs, romains, phéniciens, gaulois, américains et chinois commence par des fables... Voilà qui peut mener loin par voie de conséquences. Attendez! «... excepté le peuple élu, chez qui un soin particulier de la providence a conservé la vérité. » Restriction pieuse et précaution honnête, à laquelle ce n'est pourtant point la faute de l'auteur si l'on trouve un air d'épigramme. Et c'est ainsi, de l'air le plus doux du monde, que Fontenelle nous amène à cette modeste conclusion qui ne vise personne et n'est assurément qu'un conseil de haute prudence: « Tous les hommes se ressemblent si fort qu'il n'y a point de peuple dont les sottises ne nous doivent faire trembler. »

Fontenelle excelle à ces insinuations qui ont besoin de la complicité du lecteur, qui comptent sur elle et s'en assurent sans l'exciter. Il est l'homme dont parle La Bruyère, qui ne médit point, qui n'articule aucun grief, qui se tait presque avant d'avoir parlé. Et il a raison : il en a assez dit. >> Même art, avec un peu plus d'insistance et une malice un peu plus appuyée dans les Oracles. On saura que ce livre est inspiré par

le zèle chrétien le plus pur, et par une horreur pour le paganisme que certains chrétiens ont eu l'imprudence de ne pas pousser aussi loin que Fontenelle. Ils ont cru qu'ils pouvaient tirer avantage de deux choses de ce que certains oracles païens avaient annoncé l'avènement du christianisme, et de ce que, le Christ venu, les oracles avaient cessé. De ces deux choses la seconde est fausse, les oracles ayant continué de sévir, quoique avec moins de véhémence, pendant quatre cents ans après Jésus; et la seconde blesse infiniment l'auteur qui n'aime pas que les vérités de la foi aient un appui dans les instruments de l'idolâtrie. Les chrétiens, flattés d'être annoncés par la bouche même de leurs ennemis, ont supposé que les oracles. étaient inspirés par les démons, c'est-à-dire par les anges déchus, à qui Dieu a permis de dire quelquefois la vérité. C est une erreur. Mille exemples prouvent que les oracles n'étaient qu'une jonglerie assez grossière, et Fontenelle énumère religieusement tous ces ridicules artifices, dans le dessein de montrer, non pas tant, soyez-en sûrs, qu'une des preuves au moins dont se soutient le christianisme est ruineuse, et que parmi les prophéties, celles qui sont d'origine païenne sont vaines et ridicules, que de prouver combien le paganisme est abominable. Il n'y a rien d'édifiant au monde comme ce petit livre.

Ainsi allait, désormais prudent, modéré et délicieusement perfide, l'ancien auteur de l'Ile de Bornéo, satire par allégorie du catholicisme, dont Bayle avait fait un ornement de son journal (1), mais qui avait eu un succès un peu trop bruyant pour les oreilles sen

(1) Nouvelles de la République des Lettres.

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