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sot. Ce qui devait le sauver, et déjà lui faisait un fond solide, c'était sa curiosité intelligente. Ce poète de ruelles, ce «< pédant le plus joli du monde, » faisait avant la trentaine (1686) des « retraites» savantes, comme d'autres des retraites de piété. Il disparaissait pendant quelques jours. Où était-il? Dans une petite maison du faubourg Saint-Jacques, avec l'abbé de SaintPierre, Varignon le mathématicien, d'autres encore qui tous « se sont dispersés de là dans toutes les Académies » (1). Tous jeunes, « fort unis, pleins de la première ardeur de savoir », étudiaient tout, discutaient de tout, parlaient, à eux quatre ou cinq, « une bonne partie des différentes langues de l'Empire des lettres », travaillaient énormément, se tenaient au courant de toutes choses. - C'est le berceau du xvIIIe siècle, cette petite maison du faubourg Saint-Jacques. Un savant, un publiciste idéologue, un historien, un mondain curieux de toutes choses, déjà journaliste, d'un talent souple, et tout prêt à devenir un vulgarisateur spirituel de toutes les idées ; ces gens sont comme les précurseurs de la grande époque qui remuera tout, d'une main vive, laborieuse et légère, avec ardeur, intempérance et témérité. De tous Fontenelle est le mieux armé en guerre et par ce qu'il a, et par ce qui lui manque. Il est de très bonne santé, de tempérament calme, de travail facile et de cœur froid. Il n'a aucune espèce de sensibilité. Ses sentiments sont des idées justes loyauté, droiture, fidélité à ses amis, correction d'honnête homme. On se donne ces sentiments-là en se disant qu'il est raisonnable, d'intérêt bien compris et de bon goût de les avoir. Il n'est point amou

(1) Eloge de Varignon.

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reux, et rien ne le montre mieux que ses poésies amoureuses. Il a, avec tranquillité, des mots durs sur le mariage « Marié, M. de Montmort continua sa vie simple et retirée, d'autant plus que, par un bonheur assez rare, le mariage lui rendit la maison plus agréable ». Il est ferme et malicieux dans la dispute, mais non passionné. Il est de son avis, mais il n'est pas de son parti. Son amour-propre même n'est pas une passion. C'est dire que la passion lui est inconnue. Il est né tranquille, curieux et avisé. Il est né célibataire, et il était centenaire de naissance. Plusieurs dans le XVIIIe siècle seront ainsi, même mariés, par accident, et mourant plus tôt, par aventure.

I

SES IDÉES LITTÉRAIRES ET SES OEUVRES LITTÉRAIRES.

Ainsi constitué, il était fait pour avoir toute l'intelligence qui n'a pas besoin de sensibilité. Cela ne va pas si loin qu'on pense. Car l'intelligence, même des idées, a besoin de l'amour des idées pour se soutenir. Fontenelle ne comprendra rien aux choses d'art, et, tout en comprenant admirablement toutes les idées, il n'aura jamais pour elles la passion qui fait qu'on en crée, qu'on les multiplie, qu'on les poursuit, qu'on les unit, qu'on les coordonne, qu'on en fait des systèmes puissants, faux parfois, mais animés d'une certaine vie, parce qu'on a jeté en elles une âme humaine. Nous verrons cela plus tard. Pour le moment considérons-le dans les choses d'art. Véritablement, il n'y

entre pas du tout. On a remarqué que, si en avance et vraiment précurseur au point de vue philosophique, il est arriéré en choses de lettres. Cela est très vrai. Sa poésie et sa fantaisie sont du goût de Louis XIII. Ses tragédies sont d'un homme qui est neveu de Corneille, mais qui a l'air d'être son oncle. Elles ont des grâces surannées et de ces gestes de vieil acteur qui semblent non seulement appris, mais appris depuis très longtemps. - Ses opéras, qui sont très soignés, sont d'un homme naturellement froid, qui s'est instruit à pousser le doux, le tendre et le passionné. Ses Bergeries sont bien curieuses. Elles ne sont pas fausses, ce qui est, en fait de bergeries, une nouveauté bien singulière. On sent que cela est écrit par un homme avisé qui sait très bien où est l'écueil, et qu'on a toujours fait parler les pâtres comme des poètes. Les siens ne sont pas de beaux esprits ni des philosophes, et il faut lui en tenir compte. Mais ce n'est là qu'un mérite négatif, et n'être pas faux ne signifie point du tout être réel. Les bergers de Fontenelle ne sont point faux, ils n'existent pas. Ils n'ont aucune espèce de caractère. Il a voulu qu'ils ne fussent ni grossiers, ni spirituels, ni délicats, ni comiques, ni tragiques. Restait qu'ils ne fussent rien. C'est ce qui est arrivé. Il semble que Fontenelle voudrait peindre simplement des hommes oisifs et voluptueux. Mais il faut encore une certaine sensibilité, d'assez basse origine, mais réelle, pour composer des scènes voluptueuses. Fontenelle n'est pas assez sensible pour être un GentilBernard. On sent qu'il ne s'intéresse pas le moins du monde au succès des tentatives galantes de ses héros, et ne tiendrait nullement à être à leur place. On voit aisément dès lors combien ces scènes sont laborieuse

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ment insignifiantes. C'est une chose d'une tristesse morne que les juvenilia d'un homme qui n'a jamais eu de jeunesse. Cette singulière destinée d'un écrivain qui après Molière et Racine jouait le personnage d'un contemporain de Théophile, a dû bien surprendre, et, en effet, elle a étonné les hommes de l'école de 1660, les Boileau et les La Bruyère. Ce Cydias », ce «< petit Fontenelle» leur est souverainement désagréable, et leur paraît étrange. Le phénomène, de soi, n'est pas surprenant. Fontenelle est l'homme de lettres par excellence, l'homme intelligent qui n'a en lui aucune force créatrice, mais qui est doué d'une grande facilité d'assimilation et d'exécution. Ces gens-là ne devancent jamais, en choses d'art; ils imitent, et non pas toujours la dernière manière, celle de leurs prédécesseurs immédiats. N'ayant point d'inspiration personnelle, ils s'en sont fait une avec les objets de leurs premières admirations et de leurs premières études, et cette influence, chez eux, persiste longtemps. Fontenelle, en littérature pure, est un homme qui adore l'Astrée, comme fait La Fontaine, mais qui ne sait pas, comme La Fontaine, la transformer en lui. Il la réédite, et, n'était une autre direction que son esprit devait prendre, il aurait toujours écrit l'opéra de Psyché, moins les deux ou trois passages partis du cœur, c'està dire une Astrée un peu moins longue. Sa critique est comme ses poésies, et les explique bien. Le sentiment du grand art y manque absolument. Et il est très intelligent! Sans aucun doute; mais c'est une erreur de croire qu'il ne faille pour comprendre les choses d'art que de l'intelligence. Il y faut un commencement de faculté créatrice, un grain de génie artistique, juste la vertu d'imagination et de sensibilité

qui, plus forte d'un degré, ou de dix, au lieu de comprendre les œuvres d'art, en ferait une. On n'entend bien, en pareille affaire, que ce qu'on a songé à accomplir, et ce qu'on est à la fois impuissant à réaliser et capable d'ébaucher. Le critique est un artiste qui voit réalisé par un autre ce qu'il n'était capable que de concevoir; mais pour qu'il le voie, il fallait qu'il pût au moins le rêver. Fontenelle n'a pas même eu le rêve du grand art. Il n'aime point l'antiquité. Il lui fait une petite guerre discrète, ingénieuse et taquine, qui n'a point de trêve. A chaque instant, dans les ouvrages les plus divers, nous lisons «... Et voilà les raisonnements de cette antiquité si vantée » (1). — « Nous ne sommes arrivés à aucune absurdité aussi considérable que les anciennes fables des Grecs; mais c'est que nous ne sommes point partis d'abord d'un point si absurde » (2). Il faut se débarrasser « du préjugé grossier de l'antiquité» (3). Il y a là pour lui comme une obsession. On dirait un chrétien du e siècle attaquant les païens, ou un homme de parti de notre temps qui ne peut dire une parole, dans l'entretien le plus indifférent, sans exprimer son horreur pour le parti adverse. Et, en effet, sa critique, toute de détail, a bien ce caractère. Dans son Discours sur la nature de l'Eglogue, il fait son procès à Théocrite, puis à Virgile, reprochant à l'un surtout d'être trop bas, et à l'autre surtout d'être trop haut, mais trouvant moyen aussi de montrer qu'il arrive à Théocrite d'être trop haut et à Virgile d'être trop bas. C'est une série de chicanes puériles. Quand lui-même

(1) Histoire des oracles.

(2) Origine des Fables.

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(3) Digression sur les Anciens et les Modernes.

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