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taire ne s'est pas appliqué à la politique. Il y entrait peu, et ne la goûtait pas. Il n'en a pas les premières notions. Il n'a exactement rien compris à l'Esprit des Lois, et il fallut lui faire remarquer que le Contrat social était quelque chose. Quand il prétend réfuter, en passant, Montesquieu, il est un peu ridicule. Il observe que le gouvernement turcn'est point si despotique qu'on le veut bien dire, puisqu'il est tempéré par les janissaires. Il le dit sérieusement; c'est à ces hauteurs qu'il s'élève. Incertitude, ici comme partout, mais surtout moitié ignorance, moitié mépris. Voltaire en science politique n'a absolument rien à nous apprendre.

En questions religieuses, enfin, il sait ce qu'il veut, sans doute. Il faut reconnaître que la guerre au surnaturel a été sa grande tâche, et préférée. Sa conception de l'histoire intellectuelle de l'humanité est celle-ci :

Antiquité: point de surnaturel; un merveilleux d'imagination inventé par les poètes, utile aux beaux-arts, et parfaitement inoffensif; tolérance absolue; liberté de conscience indiscutée; sauf les guerres de conquête, paix profonde; bonheur. - Christianisme: apparition de la croyance au surnaturel dans le monde. Dès lors << les deux puissances », la spirituelle et la temporelle, monde déchiré, guerres pour des idées, et pour des idées qu'on ne comprend pas, persécutions, oppressions, assassinats, bûchers, barbarie, enfer sur la terre. Temps modernes expulsion du surnaturel, «< écrasement » d'une des puissances, omnipotence de l'autre, retour à l'antiquité, paix, bonheur.

Voilà, certes, qui est faux, sans doute, mais qui est net. C'est une conception d'ensemble qui est claire, c'est une idée générale qui est précise, chose si rare dans Voltaire. Cela se tient, cela fait corps; Victor Hugo DIX-HUIT. SIÈCLE.

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en fera de beaux poèmes toute sa vie ; cela enfin peut se soutenir. Eh bien ! il ne l'a pas soutenu. La conclusion c'est : « Ecrasons l'infâme ! » et il a dit mille fois : << Ecrasons l'infâme! »; mais il a dit assez souvent de ne pas l'écraser. Il veut le maintien, non pas seulement de l'idée de Dieu, comme nous l'avons vu, mais de la religion pour la foule. « Il faut une religion pour le peuple, le mot fameux est de lui. Il faut une religion pour la canaille, « qui sera toujours la canaille, et qui ne sera jamais éclairée », etc. Ici la contradiction est énorme en raison même de la hardiesse de l'affirmation de tout à l'heure, maintenant démentie. S'il est vrai, non d'une vérité de théorie, de spéculation et de souper, mais vrai historiquement et dans le réel, que les hommes, les hommes en chair, les hommes qui vivent et souffrent, ont reçu un accroissement de souffrance du christianisme et des notions trop subtiles et dangereuses pour eux à manier qu'il apportait ce que j'admets qu'on peut prétendre si cela est vrai, ou si l'on en est convaincu, il ne s'agit pas de réserver cette vérité à une aristocratie de beaux esprits, et d'en écrire des Ingénus ; il faut sauver ces hommes qui pâtissent et les arracher à leur torture. Dire il faut un Dieu... pour le peuple, ce n'est pas trop loyal; mais j'admets cela. Dieu consolateur vague, Dieu rémunérateur et punisseur lointain, que vous n'y croyiez guère et que vous vouliez que les simples y croient, c'est un dédain, peut-être une pitié; ce n'est pas une cruauté. Mais dire l'histoire, la réalité terrestre, est atroce à partir du Christ; il convient qu'elle cesse pour nous, et il nous est utile que pour les humbles elle continue; c'est cela qui est monstrueux.

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Et ce n'est pas monstrueux, parce que c'est de Voltaire. Il est trop léger pour être cruel. Il dit des choses énor

mes en pirouettant sur son talon. Mais il est admirable pour se contredire, pour aller d'un bond jusqu'au bout d'une idée et d'un autre élan jusqu'au bout de l'idée contraire, pour être inconséquent avec une souveraine intrépidité de certitude, pour être athée, déiste, optimiste, pessimiste, audacieux novateur, réactionnaire enragé, toujours avec la même netteté de pensée et décision d'argument, toujours comme s'il ne pensait jamais autre chose, ce qui fait que chaque livre de lui est une mer veille de limpidité, et son œuvre un prodige d'incer titude. Ce grand esprit, c'est un chaos d'idées claires.

III

SES IDÉES GÉNÉRALES.

Ce qu'il y a au fond de tout cela, c'est l'égoïsme, comme je l'ai dit, l'égoïsme vigoureux, et exigeant, devenant toute une philosophie. A se placer à ce point de vue les contradictions disparaissent. Les besoins ou les goûts de M. de Voltaire sont la mesure de toutes ses idées, les créent, les déterminent, et font qu'elles concordent. C'est un grand bourgeois; il est riche, il aime le monde, le luxe, les arts, les conversations libres entre « honnêtes gens », le théâtre, et la paix sous ses fenêtres. Tout ce qui contribuera à ces goûts ou concordera avec eux sera vrai; tout ce qui les contrariera sera faux.

Comme il n'a pas d'imagination, il n'a pas besoin de merveilleux, et de surnaturel; donc il n'y a pas de religion. Comme il a de la curiosité, qu'il aime le théâtre, et qu'il n'est pas très rigoureux sur la règle des mœurs,

il n'aime guère une religion hostile à la curiosité, au spectacle et au libertinage; donc il ne faut pas de religion. - Comme il aime que le peuple le laisse tranquille, il aime tous les freins qui peuvent contenir le peuple; donc il faut une religion. Comme il déteste les guerres civiles, il a horreur de ce qui en a excité et peut en déchaîner encore; donc il ne faut pas de religion, etc.—Le principe est constant, ce n'est pas sa faute si les conséquences sont contradictoires.

Comme il est grand bourgeois, à demi gentilhomme et né dans un siècle où cette classe peut parvenir à tout, il n'est nullement adversaire de l'aristocratie, dont il sent qu'il est, et de la monarchie qui ne laisse pas de s'être faite à demi bourgeoise. Remarquez que Louis XIV est son Dieu, pour les mêmes raisons qui empêchaient Saint-Simon d'aimer Louis XIV. Ce qu'il aime, c'est « ce long règne de vile bourgeoisie » (Saint-Simon), où Colbert, Louvois et Chamillart sont ministres, Molière, Boileau et Racine favoris. Remarquez que Louis XV et Louis XVI sont rois de la noblesse beaucoup plus que Louis XIV, et que c'est pour cela qu'il les aime moins. Remarquez qu'il se préparait à écrire une réfutation de SaintSimon, alors récemment connu, quand il est mort.

Quant à la démocratie, pourquoi l'aimerait-il? Il la prévoit niveleuse, et il est riche; peu littéraire, ou ayant tendresse pour la littérature médiocre, et il est un fin lettré; bruyante, et il chérit la paix; aimant mieux les phrases que l'esprit, et il est spirituel et «n'a pas fait une phrase de sa vie ». Et certes mieux vaut entrer dans une aristocratie de gouvernement despotique, c'est-àdire ouverte au talent, à la richesse et aussi à la flatterie, qu'être englouti dans une démocratie peu clairvoyante sur ces divers genres de mérite. - Donc Louis XIV, Catherine.

Frédéric s'il avait bon caractère, Louis XV s'il voulait ressembler à Louis XIV. Donc il faut une aristocratie sous un despote, une aristocratie dont un despote ouvre les rangs pour qui lui plaît. — Mais point de corps privilégiés, point de parlements, point de clergé autonome, ni << deux puissances », ni « trois pouvoirs ». A quoi serviraient-ils qu'à être des obstacles au gouvernement personnel, sans profit appréciable pour un homme comme M. de Voltaire; et dès lors que signifient-ils ? Point d'aristocratie indépendante, sous aucune forme. Montesquieu est à peu près inintelligible.

Cette inaptitude radicale à sortir de soi est tout Voltaire. Elle fait son caractère, elle fait sa conduite, elle fait sa politique; mais, vraiment, elle fait aussi son histoire et sa philosophie. Elle devient, en considérations historiques, en philosophie, bref en idées générales, une manière d'anthropomorphisme un peu naïf, un peu étroit et à courtes vues, qui est bien curieux à considérer. L'homme est anthropomorphiste naturellement, fatalement, par définition, et presque par tautologie, parce qu'il est homme. Il ne peut s'empêcher, ni de se regarder comme le centre de l'univers, et son but et sa cause finale ; ni de se tenir pour le modèle de l'univers, ne réussissant jamais à rien voir dans le monde qu'il ne suppose constitué comme lui. - Voltaire lui-même a bien spirituellement indiqué cette tendance primitive et inévitable de l'esprit humain. Une taupe et un hanneton causent amicalement dans le coin d'un kiosque : « Voilà une belle fabrique, disait la taupe. Il faut que ce soit une taupe bien puissante qui ait fait cet ouvrage. Vous vous moquez, dit le hanneton, c'est un hanneton tout plein de génie qui est l'architecte de ce bâtiment. » Nous sommes tous hannetons et taupes en cette affaire.

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