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goût sont continuellement aux prises; sans cesse, il se tourmente pour se défigurer lui-même; sa manie la plus bizarre est de donner à la métaphysique un jargon populaire et grossier, de travestir la galanterie et la finesse en style bas et trivial, d'afflubler ses madrigaux d'expressions bourgeoises et familières; ses pensées les plus belles sont vêtues de haillons 1. » Villemain l'appelle « le créateur d'un genre nouveau, fort dégénéré de la bonne comédie, mais éloigné du drame, et amusant parfois sans être gai »>. Schlegel, qui ne comprend ni Molière, ni Racine, ne comprend pas davantage Marivaux. Il trouve qu'« au premier coup d'œil sa manière n'est pas sans quelque charme », et qu'« on ne saurait lui refuser de la finesse d'esprit », et même « un vrai sentiment de l'art », mais que le genre adopté par lui est superficiel et insignifiant » et « sa manière de considérer la comédie étroite et bornée ».

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De nos jours, Marivaux n'a pas été mieux traité par la majorité des critiques, et il a eu la mauvaise fortune d'être défendu par des admirateurs compromettants, séduits aussi bien par ses défauts que par ses qualités. Ainsi Jules Janin, tenant pour vrai ce que l'on reproche d'ordinaire à Marivaux, a fait de ces reproches mêmes le texte d'une apologie sans réserve. Sainte-Beuve, heureusement, dans son

1. Cours de Littérature dramatique, t. III, p. 225.

2. Tableau de la Littérature française au XVIe siècle, treizième leçon.

3. Cours de Littérature dramatique, trad. française de 1836, t. II, p. 285 à 287.

4. Article MARIVAUX dans le Dictionnaire de la conversation. Voir encore une Notice publiée en tête d'une édition de la Vie de Marianne (1843) et l'Histoire de la Littérature dramatique du même auteur, t. II, chap. I et vI.

Théophile Gautier est aussi très indulgent pour le marivaudage, mais ses appréciations souvent très justes, toujours pleines

enquête universelle sur la littérature française, s'est occupé de Marivaux et a su lui rendre exacte justice, avec une connaissance complète de son sujet, ce qui est très rare pour notre auteur. Il conclut ainsi l'étude qu'il lui consacre: «L'homme, considéré dans son ensemble, vaut mieux que la définition à laquelle il a fourni occasion et sujet. Il y a un fonds chez Marivaux; il a sa forme à lui, singulière en effet et dont il abuse; mais, comme cette forme porte sur un fonds réel et vrai de la nature humaine, c'est assez pour qu'il vive et qu'il reste de lui mieux qu'un nom. » L'étude de l'illustre critique pourrait être considérée comme définitive et clore le débat sur Marivaux, si elle était plus développée 1.

D'où vient cette situation étrange dans notre littérature, pour un auteur que le public n'a jamais cessé

d'originalité et de couleur, sont d'un autre prix que les bavardages de J. Janin. Dans son Histoire de l'Art dramatique en France, il consacre à Marivaux deux chapitres, t. V, chap. xvIII, et t. VI, chap. xvIII.

1. Deux articles au tome IX des Causeries du Lundi, p. 342 à 381. Parmi les appréciations dont Marivaux a été l'objet de nos jours, il importe de citer encore celle de Nisard au tome III, p. 218, de son Histoire de la Littérature française. Dans son Histoire de la Littérature française au XVIIIe siècle, ouvrage posthume et malheureusement inachevé, un judicieux et ferme écrivain de la Suisse romande, Vinet, a émis sur Marivaux plusieurs idées particulièrement originales et justes. Paul de Saint-Victor lui a consacré quelques pages brillantes en tête de l'édition du Théâtre de Marivaux publiée dans la collection Michel Lévy; elles ont trouvé place dans les Deux Masques. M. Francisque Sarcey est un des plus anciens défenseurs de Marivaux ; outre un grand nombre de feuilletons, il a publié sur son théâtre une étude complète, commé préface au Théatre choisi de Marivaux, librairie Jouaust, 1880. Il est juste d'ajouter que Marivaux trouve dans la presse dramatique, depuis une dizaine d'années surtout, des juges de plus en plus favorables. Théodore de Banville, Auguste Vitu, MM. Alphonse Daudet et Edouard Thierry, etc., lui ont consacré de nombreux articles dont les conclusions auraient beaucoup étonné Grimm.

d'applaudir au théâtre, et qui, sans avoir la popularité de Le Sage, est regardé avec lui comme un des meilleurs romanciers de son temps?

C'est que Marivaux a toujours été plus connu que véritablement étudié. Malgré sa parenté d'esprit plus apparente que réelle avec quelques-uns de ses contemporains, il n'appartenait à aucune école, à aucune coterie, intéressée, par une communauté de tendances, à faire ressortir toute sa valeur. Bien plus, les écrivains du parti philosophique comme ceux du parti opposé, Grimm comme La Harpe, le traitaient en ennemi. Le genre très original qu'il a créé n'a fait école que longtemps après lui; il manquait donc de disciples formant école et défendant la gloire d'un maître commun. Quant aux critiques de nos jours, la plupart acceptaient sur son compte une opinion toute faite; plusieurs laissaient voir qu'ils en parlaient sans l'avoir lu tout entier; les plus indulgents voyaient en lui un esprit plus ingénieux que solide, à qui c'était rendre service que d'ignorer, en faveur de quelques parties exquises, tout le reste de ses œuvres. En dehors du Jeu de l'Amour et du Hasard, et de trois ou quatre autres pièces, demeurées au répertoire, de la Vie de Marianne et du Paysan parvenu, qu'on louait sur parole sans les lire beaucoup, on ne prenait pas la peine d'examiner complètement ses titres. Le sens consacré du mot marivaudage

1. Le moins informé et le plus dédaigneux est Gustave Planche (Le Théâtre et l'Esprit public en France, dans la Revue des Deur Mondes du 1er septembre 1836). « Ses comédies ont amusé les esprits oisifs, et peuvent encore tromper l'ennui des femmes qui n'ont jamais connu la passion, et ne cherchent partout qu'une distraction frivole.... En quel temps, en quels lieux, a-t-on jamais débité de pareilles mièvreries? Il n'y a pas une scène qui soit vraie dans le sens le plus vulgaire du mot, dont les éléments se retrouvent dans la nature ». etc.

avait beau ne donner qu'une idée fausse du genre et du talent de Marivaux; c'était une opinion toute faite, commode par conséquent et acceptée comme un proverbe 1.

Cette manière d'apprécier Marivaux est une véritable injustice. On voit surtout en lui le peintre aimable de la coquetterie féminine, le gracieux inventeur d'un genre dangereux : il est plus et mieux que cela. Il y a dans son œuvre bien des parties sérieuses à peine soupçonnées, et, tandis que l'on caractérise. surtout son talent en résumant d'un mot les défauts qui le déparent, ces défauts sont en réalité peu de chose en comparaison des qualités. Pour qui les étudie de plus près, l'auteur dramatique et le romancier gagnent vite à ce commerce, et un moraliste se laisse voir, dont il n'est jamais question et qui mériterait d'être remis en lumière. Il ne s'agit pas de tenter, au sujet de Marivaux, une sorte de réhabilitation; du moins n'est-il pas sans intérêt de revenir

1. Il est difficile de préciser exactement l'époque où ce mot fut imprimé pour la première fois; contemporain de Marivaux, il n'est pas dans d'Alembert. La Harpe est sans doute un des premiers qui l'aient employé dans un ouvrage de critique sérieuse : Marivaux, dit-il (loco cit.), se fit un style si particulier qu'il a eu l'honneur de lui donner son nom : on l'appela marivaudage, » etc.

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2. Avec Sainte-Beuve, Marc-Monnier est un des premiers historiens de la littérature qui aient signalé le côté sérieux de Marivaux. Il dit expressément : Cet auteur musqué fut peut-être un des hommes les plus pensifs et les plus sérieux de France. Il appliqua l'extraordinaire sagacité de son esprit, non seulement aux Jeux de l'amour et du hasard, mais aux questions les plus graves du siècle, et il osa les traiter avec une audace que d'autres, qui passent pour vaillants, ne montrèrent certes pas.... Je le répète, non sans m'en étonner un peu moi-même, il fut un des écrivains les plus sérieux de son siècle. (Les Aieux de Figaro, 1868, XI, Marivaux, p. 257 et 261.)

3. Vinet constatait cependant au passage que « Marivaux est un moraliste délicat et un observateur d'une grande finesse. (Op. cit., t. I, p. 254.)

sur ses titres, de les examiner en détail, d'accorder quelque attention aux parties les moins connues de son œuvre, de dégager de cette étude une opinion mieux motivée et surtout de définir en l'expliquant cette originalité singulière, qu'il a payée très cher, mais qui vaut tout son prix.

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