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Pendant longtemps Marivaux fut laissé en dehors des travaux qui ont renouvelé en France la biographie littéraire. Jusqu'à ces dernières années, on se contentait pour lui de réunir les quelques détails biographiques disséminés à travers l'éloge que d'Alembert lui a consacré. Personne ne songeait à remonter aux sources, à interroger les témoins de son existence. On se contentait de répéter que sa vie avait été des plus calmes et des plus unies, sans autres événements que les chutes ou les succès de ses pièces, « presque obscure par le peu d'empressement qu'il avait à se répandre », et, malgré ses relations avec les salons littéraires, « bornée à la société d'un petit nombre d'amis1». Or, ces amis, Fontenelle, La Motte, Helvétius, Mme de Tencin ne parlaient guère de lui

1. D'Alembert, p. 614, n. 16.

dans leurs œuvres; à plus forte raison ses autres contemporains.

Où donc s'adresser pour retrouver ces menus faits qui servent à reconstituer la physionomie de l'homme et dont la curiosité littéraire est si friande aujourd'hui? Aux sources peu nombreuses où d'Alembert lui-même avait puisé, aux œuvres de ceux qui avaient pu connaître Marivaux et prononcer son nom par hasard, lui consacrer une ligne, un mot, aux journaux littéraires du temps, aux correspondances, aux almanachs, aux recueils d'anecdotes, enfin aux documents inédits. C'est ce que j'ai fait 2. Je ne me

1. La première étude biographique et littéraire sur Marivaux fut publiée de son vivant, quatre ans avant sa mort, par l'abbé de La Porte, dans l'Observateur littéraire de 1759, t. I, p. 73 et suiv.; elle est assez détaillée, impartiale et généralement judicieuse; après le travail de d'Alembert, c'est la source la plus considérable et la plus sûre de renseignements sur notre auteur. Elle fut reproduite, avec quelques détails nouveaux, en tête de l'édition des OEuvres diverses de Marivaux, publiée en 1765 par le libraire Duchesne, et de l'édition des OEuvres complètes, publiée en 1781 par la veuve Duchesne. Vint ensuite un Eloge, qui mérite bien peu son titre, dans le Nécrologe des hommes célèbres, de 1764, publié par Palissot : c'est une satire dédaigneuse des œuvres et du caractère de Marivaux. En 1769, un polygraphe aujourd'hui très obscur, Lesbros de la Versane, faisait paraître l'Esprit de Marivaux ou Analectes de ses ouvrages, précédé d'un Éloge historique de cet auteur. Ce travail, assez étendu, est un panégyrique sans réserves de l'homme et de l'écrivain; il respire comme une ferveur de reconnaissance; l'auteur a dû connaître particulièrement son modèle et ressentir ses bienfaits; on y trouve de nouveaux renseignements, nombreux et précis, et deux lettres inédites de Marivaux, très intéressantes, adressées sans doute à Lesbros lui-même, bien qu'il ne le dise pas.

C'est dans ces divers écrits que d'Alembert a puisé les éléments de son Éloge. Il y a joint, pour les relations de Marivaux avec Fontenelle, les renseignements contenus dans les Mémoires pour servir à l'histoire de la vie et des ouvrages de M. de Fontenelle, par l'abbé Trublet, 1759, et ce qu'il pouvait savoir par lui-même.

2. Edouard Fournier m'avait devancé. Dans une notice pour

suis pas proposé de tirer de cette enquête un travail purement biographique, mais plutôt, en remontant toujours aux sources, en utilisant, outre les résultats de mes recherches personnelles, les renseignements déjà connus, et aussi en me servant de plusieurs passages rarement cités des œuvres de Marivaux lui-même, de restituer la physionomie vraie de l'homme avant d'aborder l'étude de l'écrivain. Je chercherai moins à énumérer, par ordre chronologique, les menus faits de son existence, qu'à le replacer dans son milieu et à expliquer son caractère pour mieux comprendre ses écrits. Peu d'auteurs ont laissé dans leurs œuvres plus profondément que lui l'empreinte de leur temps, de leurs goûts, du milieu où ils ont vécu.

Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux naquit à Paris, sur la paroisse Saint-Gervais, le 4 février 16881, d'un père originaire de Normandie, et qui, peu après la naissance de son fils, fut nommé directeur de la Monnaie de Riom, puis passa à Limoges, où il y avait aussi un Hôtel des monnaies, mais on ne sait

l'édition du Théâtre complet de Marivaux, publiée en 1878 par la librairie Laplace et Sanchez, il a beaucoup ajouté à l'histoire des œuvres et de l'écrivain. Il n'a pas tout dit, et ses recherches portent la marque d'une certaine précipitation; mais son travail n'en fut pas moins très original et très neuf en son temps.

4. C'est Jules Ravenel qui a relevé le premier la date exacte de la naissance de Marivaux, dans une liste de Parisiens illustres, insérée à la page 50 de l'Annuaire de la Société de l'histoire de France pour 1839. J'aurais voulu pouvoir donner l'acte de baptême, mais il a été brûlé dans l'incendie des archives de l'Hôtel de Ville, en mai 1871, et il n'y a pas trace du nom de notre auteur dans les registres de l'état civil reconstitué. Je n'ai rien trouvé sur sa famille dans les archives de l'église Saint-Gervais, où l'on voit cependant un plan de la première moitié du xvш° siècle, donnant l'indication nominative des places réservées dans l'église à diverses familles notables de la paroisse.

trop en quelle qualité. Ceux qui aiment à rechercher dans les origines d'un écrivain l'influence exercée sur la nature de son talent par les qualités ou les défauts de sa race, trouveraient peut-être, dans le lien qui rattache Marivaux à la Normandie, une des causes indirectes de son goût pour les distinctions subtiles en matière de sentiment et les finesses de dialectique amoureuse. Ils verraient, dans les qualités et les défauts que l'on prête d'habitude aux Normands, quelques-uns des traits dont il a peint ses valets paysans, rusés sous une apparence niaise et peu scrupuleux en fait de gain.

Deux de ses plus anciens biographes nous disent, un peu au hasard ce semble, que son père «< ne négligea rien pour faire donner à son fils une belle éducation », sans s'étendre davantage sur ses premières années et ses premières études. Ce que nous

2

1. De La Porte, Préface de 1765, p. 6. C'est à Riom que Marivaux fut élevé, et ses contemporains crurent longtemps qu'il y était né; ainsi Voisenon (Œuvres complètes, 1781, t. IV, p. 89). Malgré l'obligeant concours de MM. Garraud, bibliothécaire de Riom, Groussard, professeur au lycée de Limoges, et Guibert, membre de la Société archéologique du Limousin, je n'ai pu trouver aucun renseignement sur le séjour de Marivaux et de sa famille dans les deux villes. Au cours d'une conversation rapportée par La Place (Pièces intéressantes pour servir à l'histoire, 1785-1790, t. II, p. 357 et suiv.), Marivaux dit lui-même : Né à Paris, d'une famille honnête, mon père, ci-devant directeur de la Monnaie de Riom.... » Le titre donné par Marivaux à son père rend improbables les fonctions de directeur de la Monnaie de Limoges, sans que, du reste, comme on va le voir, il y ait à mettre en doute le séjour du père et du fils dans cette dernière ville.

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2. Lesbros (p. 7), d'après de La Porte (p. 6). Suivant ce dernier, le jeune Pierre de Marivaux « annonça de bonne heure, par des progrès rapides dans ses premières études, cette finesse d'esprit qui caractérise ses ouvrages. » D'Alembert prétend au contraire (p. 578), d'après le Nécrologe de 1764 (p. 4), que l'histoire de ses premières études n'est « ni longue ni brillante ».

savons de plus positif, par une indication qu'il nous. donnera lui-même, c'est qu'il fit son droit. Pendant longtemps, surtout au XVIIe et au XVIIe siècle, ce n'était point là une preuve suffisante d'études sérieuses; les grades en droit s'obtenaient avec facilité et on connaît l'amusant récit donné par Charles Perrault d'une réception nocturne aux écoles d'Orléans 1. Marivaux fut donc avocat, ou aurait pu l'être; il a cela de commun avec nombre d'auteurs dramatiques, dont le droit favorisa la vocation par la singulière horreur qu'il avait le don de leur inspirer. Quoi qu'il en soit de son éducation, Marivaux avoue lui-même que, s'il était capable de lire les auteurs latins dans le texte, il ne pouvait guère juger les Grecs que par les médiocres traductions de son temps, ignorance regrettable, car une connaissance directe du grec lui eût peut-être évité les irrévérences dont il devait se rendre coupable envers Homère.

Pourvu d'une charge de finance, son père n'aurait guère pu, si l'on en croit la réputation trop bien établie des financiers au XVIIIe siècle, inspirer à son fils par son exemple ces principes de désintéressement et de probité que nous aurons à constater plusieurs fois chez ce dernier. Mais, sorti d'une ancienne famille de robe, qui donna plusieurs membres au Parlement de Rouen, M. de Marivaux était une

1. Charles Perrault, Mémoires, p. 20 et suiv.

:

2. Il fait cet aveu dans son Spectateur français (septième feuille) « Si c'est une traduction du grec et qu'elle m'ennuie, je penche à croire que l'auteur y a perdu; si c'est du latin, comme je le sais, je me livre sans façon au dégoût ou au plaisir qu'il me donne. » Il savait, en effet, assez de latin pour citer du Juvénal dans la conversation; voir ci-après, p. 71.

3. a Son père était d'une famille ancienne dans le Parlement de Normandie » (Lesbros, p. 5), « descendue de la robe à la finance », ajoute d'Alembert (p. 577). Le nom patronymique

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