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l'abbesse d'Yères, et qui, en rougissant (il n'avait que dix-sept ans), la pria de vouloir bien communiquer à l'assemblée ce qu'il lui avait vu écrire sur ses tablettes pendant que M. Corneille lisait, présumant que c'étaient des vers de la tragédie. Clarice d'Angennes sourit en regardant le jeune abbé, et lui remit aussitôt ses tablettes, avec un air de nonchalante résignation.

Tout le monde dirigea ses regards vers l'ecclésiastique adolescent; personne ne l'avait remarqué, et il n'avait pas encore proféré une seule parole. Il lut :

L'amour va rarement jusque dans un tombeau
S'unir au reste affreux de l'objet le plus beau '.

Qui s'apprête à mourir, qui court à ces supplices,
N'abaisse pas son âme à ces molles délices;
Et, près de rendre compte à son juge éternel,
Il craint d'y porter même un désir criminel.
Pour la cause de Dieu s'offrir en sacrifice,
C'est courir à la vie et non pas au supplice.

Un obstacle éternel à vos désirs s'oppose :
Chrétienne, et sous les lois d'un plus puissant époux....
Mais, seigneur, à ce mot ne soyez point jaloux :

Quelque haute splendeur que vous teniez de Rome,

Il est plus grand que vous, mais ce n'est point un homme.

C'est le Dieu des chrétiens, c'est le maître des rois :
C'est lui qui tient ma foi, c'est lui dont j'ai fait choix 2.

Après la lecture de ces vers, on s'empressa autour de la jeune abbesse; on loua son bon goût, et l'on convint que c'était elle qui avait choisi les plus beaux vers de la pièce; ceux, dit Sarrasin, qui dans leur application offraient le

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Théodore, vierge et martyre, acte 1, scène 2.

2 Ibid., acte m, scène 3; t. V, p. 328 de l'édit. des Classiques de Lefèvre, 1824, in-8°.

plus de motifs d'admiration et de regrets. Mais ce qui surtout frappa de surprise toute l'assemblée, ce fut l'organe sonore, tragique et pénétrant du jeune abbé en dé– clamant ces vers; ce fut la beauté de ses traits, et cet air imposant qui contrastait si singulièrement avec son extrême jeunesse. L'impression qu'il produisit fut courte et subite, mais profonde et durable; et chacun en se retirant resta convaincu que la nouvelle tragédie chrétienne de Corneille, pour intéresser presque à l'égal de Polyeucte, n'aurait eu besoin que d'être lue par le jeune abbé Bossuet, au lieu de l'être par son auteur'.

1 FRANÇOIS DE Neufchateau, Esprit du grand Corneille, 1819, in-8°, p. 159. — De Bausset, Histoire de Bossuet, 1814, in-8°, t. I, p. 22.

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CHAPITRE VI.

1644-1648.

Pourquoi la vie de madame de Sévigné se trouve mêlée à celle des principaux personnages et aux principaux événements de son siècle. - Des adorateurs et des alcovistes de madame de Sévigné pendant sa jeunesse. Portrait de madame de Sévigné par madame de La Fayette. — Justification d'une expression de précieuse qu'elle emploie. - Suite du portrait. - Ménage donne des leçons à mademoiselle Chantal. — Il en devient amoureux. — Trait satirique de Boileau contre Ménage. Conduite de Marie Chantal envers Ménage. - Lettre qu'elle lui écrit. Réponse de celui-ci. Seconde lettre de mademoiselle Chantal à Ménage. - Comment elle se comporte avec lui après son mariage. Diverses anecdotes relatives à la liaison de Ménage avec madame de Sévigné. - Caractère de Ménage. Ridicule qu'il se donne. Estimé et chéri de madame de Sévigné. — De Chapelain. — Portrait du chevalier de Méré. Il fait sa cour à madame de Sévigné, et lui déplaît. Portrait de l'abbé de Montreuil. Sa liaison avec madame de Sévigné. Liaison de madame de Sévigné avec Marigny, Pavin, Segrais.

Saint

Revenons à madame de Sévigné. L'hôtel de Rambouillet et les révolutions opérées dans nos mœurs et notre littérature durant l'époque de sa jeunesse nous ont distraits d'elle pendant quelques instants, mais ne nous en ont point écartés. C'est une étrange destinée que la sienne : son sort fut prospère, sa vie uniforme, sans aucune aventure extraordinaire, sans aucun incident remarquable, sans aucun changement de fortune; et cependant, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, son souvenir se rattache à celui des plus illustres personnages et des plus grands événe

ments de son siècle. Elle en a été l'historien sans le savoir, une des gloires sans s'en douter. Elle ne s'occupa que d'elle-même, de ses enfants, de ses parents, de ses amis; et pourtant, par la part qu'elle nous y fait prendre, elle se trouve mêlée à toutes les intrigues et à toutes les cabales de cette époque. Enfin, pour dernière singularité, jamais elle n'écrivit une seule page pour le public, jamais elle ne songea à faire un ouvrage; et elle est devenue, sans l'avoir prévu, un auteur classique du premier ordre.

Ses attraits, son amabilité et son esprit attirèrent auprès d'elle, dès son entrée dans le monde, plusieurs adorateurs déclarés, et un grand nombre d'alcovistes assidus. Quelques-uns ne faisaient qu'user du privilége de l'usage, si cher surtout aux gens de lettres, de s'inscrire fictivement et poétiquement au nombre de ses amants, sans ressentir pour elle une passion plus prononcée que pour les autres dames qui agréaient de même leurs assiduités ; mais il y en eut auxquels elle inspira un amour véritable, que la différence des rangs et de la fortune, qui exerçait alors une plus grande influence qu'aujourd'hui sur les sentiments du cœur, ne leur permettait guère d'espérer de faire partager. De tous ceux qui composaient sa petite cour, les plus dangereux étaient les hommes qui, dans une classe égale ou supérieure à la sienne, furent épris de ses attraits au point d'employer auprès d'elle tous les moyens de séduction, de concevoir l'espérance de s'en faire aimer et de la faire manquer à ses devoirs. Ce n'était pas, dans ce siècle d'intrigues amoureuses, une chose dont on se fit scrupule, à moins qu'on ne fût dévôt; et les personnages de la haute noblesse ne le devenaient ordinairement que dans un âge avancé. Lorsque, dans la jeunesse, leurs inclinations se tournaient vers la piété, ils se

faisaient prêtres. Les dignités et les richesses ne manquaient pas à ceux d'entre eux qui avaient cette vocation, et elles n'attiraient que trop souvent ceux qui ne l'avaient pas. Autrement le goût de la galanterie et le talent de séduire les femmes étaient considérés comme des qualités inséparables de ce qu'on appelait alors un honnête homme : expression d'un sens très-flexible, et dont il est difficile de bien faire connaître aujourd'hui les diverses acceptions, puisqu'elle était souvent synonyme de galant1 ou homme à bonnes fortunes ; qu'elle signifiait quelquefois un homme du monde, ou un homme bien élevé et de la haute société ; et aussi un homme d'honneur. Un secret, que la prudence de madame de Sévigné parvint pendant quelque temps à dérober aux yeux intéressés et clairvoyants des séducteurs qui l'entouraient, fut bientôt connu d'eux tous, et les rendit plus ardents dans leurs poursuites. Les nombreuses et éclatantes infidélités du marquis de Sévigné apprirent bientôt à tout le monde qu'il n'avait pour la plus aimable des femmes que de la tiédeur et de l'indifférence, l'on sut que, sans aucun égard pour sa vertu, il la blessait au cœur et humiliait sans cesse son juste orgueil, en ne se donnant aucun soin pour cacher le scandale de sa conduite, et en prenant souvent (non par calcul, mais par ignorance) ceux dont elle était aimée pour premiers confidents de ses inclinations vagabondes.

Pour se faire une idée de l'empressement que madame de Sévigné, négligée et délaissée par son mari, devait exciter autour d'elle, il faut connaître comment elle était appréciée par la société d'hommes et de femmes aimables qui l'entouraient; et rien ne peut mieux nous l'apprendre

Lois de la Galanterie, dans le Recueil des pièces en prosc, 1658, p. 51.

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