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De toutes les façons vous avez droit de plaire,
Mais surtout vous savez nous charmer en ce jour :
Voyant vos yeux bandés, on vous prend pour l'Amour;
Les voyant découverts, on vous prend pour sa mère 1.

Voiture et Sarrasin, qui avaient entendu le madrigal du jeune Montreuil, vinrent lui prendre la main, et le complimentèrent. Ces félicitations des deux plus beaux esprits de l'hôtel de Rambouillet tournèrent les regards de toute la société sur Montreuil. Alors ceux qui avaient retenu le quatrain le répétèrent aux personnes qui ne le connaissaient pas, et on ne distinguait plus, au milieu des voix qui se faisaient entendre simultanément, que les mots : « Plaire, Amour, sa mère; c'est charmant. » La figure de Montreuil était rayonnante du plaisir que lui causait le succès de son madrigal, et madame de Sévigné ne put s'empêcher d'être un peu confuse de l'unanimité des louanges données dans cette occasion à sa figure, à sa parure, à toute sa personne. Cependant, de toutes les femmes jeunes et belles qui brillaient alors, elle était celle qui se laissait le moins déconcerter par les éloges. Madame de Rambouillet ne fut pas fâchée de voir que cette fois on y avait réussi. Elle trouvait que l'émotion, en colorant son teint, avait augmenté ses attraits; et un sentiment mêlé de malice et de bonté la faisait jouir de l'embarras de cette nouvelle mariée, et lui inspirait le désir de le prolonger. C'est pourquoi, en s'adressant à Ménage, elle dit: «Est-ce que M. Ménage n'a point encore fait de vers pour madame de Sévigné? » -«Il en a fait, dit Chapelain, pour mademoiselle Marie de Rabutin, et aussi

I

MONTREUIL, Œuvres, édit. de 1666, p. 472; édit. de 1671, p. 321, -DE SERCY, Poésies choisies, 1653, p. 322.

pour madame la marquise, non-seulement en français, mais encore en italien'. » « Et je gage, dit SaintPavin, qu'il en a fait aussi en latin et en grec. »> «M. Ménage, reprit madame de Sévigné, est trop mon ami pour me faire honte de mon ignorance, et pour m'adresser des vers dans une langue que je n'entends pas. >>

Madame de Rambouillet allait prier Ménage de réciter les vers qu'il avait composés pour madame de Sévigné, lorsque tout à coup le marquis de Vardes dit : « Faisons encore jouer madame de Sévigné à colin-maillard. » Aussitôt il se lève, et entraîne hors de l'alcôve toute l'assemblée, qui se réjouit de son idée, et se dispose à la mettre à exécution 2. En vain madame de Rambouillet fait observer que la demi-heure est sonnée, et que Corneille ne tardera point à arriver. On insiste, on prie, et on promet de cesser à l'instant que Corneille entrera. Un bandeau, formé par un ruban couleur de feu, est placé par madame de Sévigné sur les yeux de mademoiselle de la Vergne, qui, âgée seulement de douze ans, et la plus jeune des personnes présentes, devait, d'après les lois du jeu, être la première condamnée à se voir privée de la vue. Déjà la pauvrette, tout étonnée de ne plus tenir la main de sa mère et de se trouver isolée au milieu de la chambre, étendait ses petits bras, et l'on s'écartait lorsqu'on en

ÆGIDU MENAGI Poemata; Elzev., 1663, p. 158. - Le Pêcheur, idylle à madame de Sévigné, et, p. 305 et 312, Sopra il ritratto; ibid., editio séptima, 1680, p. 170-289, 294-304.

2 HAMILTON, Mémoires du comte de Gramont, ch. VII, p. 252, édit. in-12, ou t. I, p. 161 des Œuvres du comte d'Hamilton, édit. de Renouard; Paris, 1812, in-8°. Memoirs of count Gramont; London, 1809, in-8°, t. II, p. 46. LORET, Muse historique,

liv. III, p. 7, lettre 2, en date du 14 janvier 1652.

tendit rouler dans la cour deux carrosses qui se suivaient. Dans l'un était la comtesse de la Roche-Guyon; Benserade amenait dans le sien les deux frères Corneille.

La société, qui, quelques minutes auparavant, aurait reçu avec de grandes démonstrations de joie le poëte qu'elle attendait, fut comme pétrifiée lorsqu'elle l'entendit annoncer après la comtesse de la Roche-Guyon et Benserade. Il se fit un instant de silence, comme dans une troupe d'écoliers que le maître a surpris jouant à l'heure des études. Madame de Rambouillet se leva, alla elle-même au-devant de la comtesse et de Benserade, puis ensuite rendit le salut aux deux frères; et comme elle vit que chacun se disposait à rentrer dans l'alcôve, elle se hâta de dire que la lecture aurait lieu dans la chambre. Des valets de pied y rangèrent selon ses ordres les fauteuils, les chaises et les placets1 : elle en fit apporter un nombre égal à celui des personnes présentes; et engageant tout le monde à prendre un siége, elle défendit de s'asseoir sur le parquet. Ces dispositions, qui plurent beaucoup aux gens de lettres, aux ecclésiastiques et aux précieuses âgées, contrarièrent les jeunes gens et les jeunes femmes : ils regrettaient leur position dans l'alcôve, et se repentirent de l'idée qu'ils avaient eue de jouer à colin-maillard; tous avaient du dépit que Corneille fût venu si tard, ou qu'il ne fût pas venu plus tôt.

Cependant c'était en grande partie le même auditoire qui avait assisté l'année précédente à la lecture de Rodogune, qui en avait prédit le succès; et les bruyants applaudissements avec lesquels cette pièce était journelle

BOILEAU, Satire I, t. I, p. 88, édit. de Saint-Surin; ibid., Eutrin, ch. II, vers 33 et 34. Mémoires DE HENRI-LOUIS DE LOMÉNIE, COMTE DE BRIENNE, t. II, p. 203 et 218.

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ment accueillie avaient établi l'opinion que Corneille s'était surpassé lui-même, et que son talent, déjà si élevé, grandissait encore. On s'attendait donc à entendre la lecture d'un nouveau chef-d'œuvre, plus surprenant peutêtre que celui qui attirait chaque jour la foule au théâtre. Cette attente excitait vivement la curiosité de l'assemblée. On se résolut à écouter avec attention, et on garda le plus profond silence.

par

Corneille lut sa nouvelle production, intitulée Théodore, vierge et martyre, tragédie chrétienne... Il lut... comme il lisait toujours, c'est-à-dire fort mal, s'appesantissant sur chaque vers, et déclamant d'une voix rauque et monotone'. Quand il eut fini, l'auditoire fut très-surpris d'avoir été ému peu cette lecture. Le sujet semblait théâtral, et cependant les caractères étaient froids et languissants. On fut choqué de plusieurs inconvenances, de certaines expressions, et de quelques images que le sujet n'indiquait que trop, et que les précieuses avaient particulièrement en aversion. Cependant les hommes de lettres, dont les décisions comptaient dans cette assemblée et entraînaient les autres suffrages, se souvenaient de Polyeucte, autre tragédie chrétienne qu'ils avaient jugée assez peu propre à réussir au théâtre, et pour laquelle l'admiration publique allait toujours croissant. La réputation de Corneille, alors à son apogée, leur imposait, et les faisait douter de leur propre opinion. Aussi, malgré l'impression qu'avait faite sur eux la lecture de Théodore, le jugement qu'ils portèrent sur cette pièce fut en général favorable; toutefois, ils s'accordèrent à blâmer quelques vers et cer

! LA BRUYÈRE, Caractères, ch. XII. Menagiana, 3e édit., t. II, p. 162. VIGNEUL DE MARVILLE, Mélanges d'Histoire et de Littérature, t. I, p. 167.

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taines tirades, qui furent depuis retranchées par l'auteur. C'étaient précisément les passages qui choquaient le plus la délicatesse de nos précieuses. Mais, comme pour consoler Corneille de la rigueur de ces critiques, chaque personne de l'assemblée se mit à réciter, l'une après l'autre, les vers de la pièce qu'elle avait retenus et adoptés.

Le duc de la Rochefoucauld, en regardant mademoiselle de Condé, dit:

Gondi :

L'objet où vont mes vœux serait digne d'un Dieu '.

Qui commence le mieux ne fait rien s'il n'achève. Montausier :

Un moment est bien long à qui ne sait pas feindre.
Madame de Chevreuse :

Ab! lorsqu'un grand obstacle à nos fureurs s'oppose,
Se venger à demi est du moins quelque chose 2.

Le marquis de Sévigné :

Balzac :

On retire souvent le bras pour mieux frapper 3.

Je fuis l'ambition, mais je hais la faiblesse. Benserade :

Tout fait peur à l'Amour, c'est im enfant timide 4. Julie d'Angennes :

Un bienfait perd sa grâce à le trop publier :

Qui veut qu'on s'en souvienne, il le doit oublier 5.

Mais cette suite de citations fut tout à coup interrompue par l'action de l'abbé Bossuet, qu'on vit s'avancer vers

1 Théodore, vierge et martyre, acte i, scène 4. -2 Ibid., acte v scène 6. 3 Ibid., acte IV, scène 1. 4 Ibid., acte iv, scène 2. Ibid., acte 1, scène 2.

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