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tout ce temps je n'ai vécu que de regrets, je n'ai pensé qu'à vous et à mademoiselle de Rambouillet. Je me disais qu'il m'en arrive à votre égard comme de la santé, dont on ne connaît tout le prix que quand on la perd. » << Monsieur de Voiture, dit la marquise, vous le savez, j'ai dé

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fendu les compliments. » — « Madame, je vous obéis ; la vérité n'est point un compliment: on sait que toutes les fois qu'il m'a fallu, par devoir, m'éloigner de vous, et résider à la cour de France, à celle de Lorraine, de l'Espagne, en Italie, en Angleterre, partout la société m'a paru maussade et monotone. >> << Cependant, monsieur, je vous ai souvent entendu dire qu'il fallait faire de grands efforts contre l'ennui, et que les voyages étaient contre ce mal un puissant remède. » « C'est vrai, madame; mais les grands efforts abattent, et les puissants remèdes affaiblis sent. On ne s'amuse, on ne se repose, on ne jouit qu'à l'hôtel de Rambouillet, qu'à la cour d'Arthénice; c'est celle de la beauté, de l'esprit et des grâces '. >>

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<< Monsieur de Voiture, dit Julie d'Angennes, il faut que je vous gronde : vous m'avez envoyé douze galands pour ma discrétion, c'est enfreindre les règles du jeu ; j'avais fixé votre perte à un seul galand. » << Ah, mademoiselle! qu'eût fait votre simarre d'un seul galand? Douze sont bien peu pour vous; ils seront confondus dans la foule. »

- << Mais, Monsieur de Voiture, dit l'abbesse d'Yères, est-ce que vous n'avez pas reçu mon chat? Vous ne m'en parlez pas. »>« Si, je l'ai reçu! Voyez, madame, » dit

VOITURE, lettre 74 sur la reprise de Corbie, t. I, p. 180 et 242, édit. de 1677.

2 SOMAIZE, Procès des Précieuses, 1660, in-12, p. 50. Galand, noeud de rubans. Simarre, robe de femme.

Voiture en ôtant un de ses gants, et montrant sa main

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droite, légèrement égratignée. « Ah! dit l'abbesse en souriant malignement, ce n'est pas mon chat qui a fait cela; vous le calomniez. » — « C'est bien lui, madame; et depuis trois jours qu'il est chez moi il n'y a laissé personne sans lui faire porter de semblables marques de ses faveurs. C'est la plus jolie bête du monde. Rominagrobis lui-même, qui est, comme vous savez, le prince des chats, ne saurait avoir une meilleure mine. Je trouve seulement que, pour un chat nourri en religion, il est fort mal disposé à garder la clôture: point de fenêtre ouverte qu'il ne s'y veuille jeter. Il n'y a pas de chat séculier qui soit plus volage et plus volontaire. J'espère cependant que je l'apprivoiserai par de bons traitements; je ne le nourris que de biscuit. Pourtant, quelque aimable qu'il soit de sa personne, ce sera toujours en votre considération, madame, que je l'aimerai; et je l'aimerai tant pour l'amour de vous, que j'espère faire changer le proverbe, et que l'on dira dorénavant : Qui m'aime, aime mon chat. Si après ce présent vous me donnez encore le corbeau que vous m'avez promis, et si vous voulez m'envoyer un de ces jours Poncette dans un panier, vous pourrez vous vanter de m'avoir donné toutes les bêtes que j'aime 1. »

La physionomie de Voiture avait, en prononçant ces paroles, une expression de gaieté si comique, que la marquise de Rambouillet eut bien de la peine à s'empêcher de rire. Pourtant elle se contint, et lui dit d'un air moitié badin, moitié sérieux : « Ne pourriez-vous, monsieur, laisser toutes ces fadaises, et nous réciter quelques vers nouveaux

' VOITURE, Lettres, n° 153, t. I, p. 318. VIGNEUL DE MARVILLE, Mélanges d'Histoire et de Littérature, t. II, p. 383.

-

de votre composition? » « Il n'en fait plus, dit Julie d'Angennes, depuis qu'il est dans les négociations. Apollon n'est pas diplomate. » — « Cependant, dit Voiture, il lui faut négocier sans cesse des traités de paix avec la beauté, et lutter continuellement contre les indiscrétions du cœur. » — « Toujours est-il vrai, dit Julie d'Angennes, qu'infidèle aux Muses comme à vos amis, vous avez laissé la poésie pour les affaires. >> « Si j'osais, dit Voiture, démentir la dame des pensées de l'invincible Gustave, je lui réciterais une pièce de vers que j'ai composée ce matin même. » « Ah! récitez-la, dit l'abbesse d'Yères, récitez-la; cela nous amusera. » — « Nullement, madame; car elle est fort triste. >>> « C'est une élégie, dit Isabelle d'Angennes : ah! tant mieux, je n'ai jamais entendu réciter de pièce sérieuse à M. de Voiture, et j'avoue que je serais bien curieuse de savoir comment il s'y prend; mais peut-être il plaisante. » — « Je n'en ai pas l'intention, madame, » dit Voiture.

Le bruit confus des voix, des éclats de rire et des conversations particulières cessa, par un seul geste de la marquise de Rambouillet. Il se fit un grand silence, et tous les yeux se dirigèrent sur Voiture. Sa figure rieuse avait pris une teinte de mélancolie douce, ses yeux paraissaient voilés, son attitude annonçait le recueillement et la tristesse. En le voyant si différent de lui-même, on ne douta point qu'il ne se mît à réciter une longue et lamentable élégie, genre de composition qu'on savait n'être nullement approprié à son talent; l'on commençait à redouter l'ennui, et à regretter les conversations si vives et si animées que le poëte malencontreux forçait d'interrompre. On se rassura cependant quand il annonça un rondeau; mais cette annonce fit croire d'abord que son air affligé n'avait été

qu'un moyen de mieux faire ressortir la gaieté de son rondeau. On se trompait encore, et toute l'assemblée fut émue lorsque Voiture eut récité avec simplicité, mais avec un accent passionné qu'il n'avait jamais eu, le rondeau sui

vant :

LA SÉPARATION.

Mon âme, adieu! Quoique le cœur m'en fende,
Et que l'Amour de partir me défende,
Ce traître honneur veut, pour me martyser,
Par un départ nos deux cœurs déchirer,
Et de laisser ton bel œil me commande.
Je ne veux pas qu'en larmes tu t'épande :
Et, sans qu'en rien ton amour appréhende,
Dis-moi gaiement, sans plaindre et soupirer,
Mon âme, adieu !

Car je te laisse, et je te recommande,
De mon esprit la partie la plus grande,
Sans plus vouloir jamais la retirer.
Car rien que toi je ne puis désirer,

Et veux t'aimer jusqu'à ce que je rende
Mon âme à Dieu 1.

A peine Voiture eut-il fini de réciter le rondeau, que mademoiselle Paulet prit, sur le lit où madame de Sé– vigné l'avait placé, le livre de la Guirlande; puis, baissant la tête, elle sortit de l'alcôve, et alla reporter le précieux volume dans le cabinet de Julie d'Angennes.

Il se fit un instant de silence, pendant lequel Sarrasin se pencha encore vers l'épaule de son voisin Charleval, et lui dit à l'oreille : « Le renard a fait fuir la lionne. » — << Elle reviendra au terrier, » dit Charleval; puis tous deux

1

VOITURE, Œuvres, 1678, t. II, p. 71. — RICHELET, Les plus belles Lettres des meilleurs auteurs français, 4° édit., 1708, in 12, t. I, p. 48.

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se mirent à sourire, en suivant des yeux mademoiselle Paulet, et regardant Voiture.

((- Si Voiture rend son âme à Dieu, dit l'abbé de Montreuil, il faudra le faire accompagner par une trentaine de ces Amours coquets, grands comédiens, qui le servent merveilleusement, et qui ne ressentent jamais les passions qu'ils témoignent'. >>

<< Ne trouvez-vous pas, madame, dit Saint-Pavin à madame de Sévigné, que Montreuil n'en parle que par envie? » - « M. de Montreuil est étourdi, mais il n'est point envieux, » répondit madame de Sévigné 2. —« Ah, oui, vous le défendez, parce qu'il est votre grand madrigalier 3. » — « Étrange défense, dit Montreuil, et qui ressemble fort à une accusation. » — << Mais je ne savais pas, dit Julie d'Angennes, que M. de Montreuil eût fait des madrigaux pour madame de Sévigné. » - « Pour que cela ne fût pas, mademoiselle, il faudrait qu'on me dit comment on peut s'empêcher d'en faire. » << Ditesnous le dernier de tous, si vous vous en souvenez. » — « Cela n'est pas difficile; ce n'est que quatre vers impromptu récités à madame la marquise, tout aussitôt qu'on lui eut débandé les yeux à la partie de colin-maillard que nous jouâmes hier chez la duchesse de Chevreuse. Elle aura sans doute déjà oublié ces vers, et je reçois comme une faveur, mademoiselle, l'occasion que vous me donnez de les lui réciter encore:

SARRASIN, Pompe funèbre de Voiture, dans les Œuvres de Sarrasin, 1658, p. 259.

2 SÉVIGNÉ, Lettres (1656), à Ménage, t. I, p. 47.

3 ANCILLON, Mémoires concernant les vies et les ouvrages de plusieurs modernes célèbres de la république des lettres, 1709,

P. 48.

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