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jeunesse fut entièrement passée, et qu'elle eut obtenu que cet amant si constant eût changé de religion et adopté celle qu'elle professait elle-même 1.

La marquise de Rambouillet et Julie d'Angennes, unies par les sentiments les plus tendres et les plus puissants, par une parfaite conformité de pensées et d'inclinations, parvinrent à réunir autour d'elles une cour aussi brillante et aussi nombreuse que celle que l'ambition et l'intérêt assemblent dans les palais des rois; mais elle en différait en ce que l'on n'y voyait d'autres courtisans que ceux des Muses; en ce que l'on n'y obéissait qu'aux inspirations de l'amitié ou de l'amour; en ce qu'on n'y connaissait d'autre domination que celle de l'esprit et de la beauté, et qu'ainsi la contrainte et l'ennui en étaient bannis. Durant le temps de leur règne, fondé sur le plus légitime de tous les principes, le consentement universel, madame de Rambouillet et sa fille furent les modèles que tout le monde citait, que tout le monde admirait, que chacun s'efforçait d'imiter. Les jeunes femmes comme les femmes âgées s'empressaient auprès d'elles avec toutes les marques de la déférence et de l'attachement les plus sincères; elles étaient pour les jeunes gens comme pour les vieillards les objets d'une sorte de culte, et furent célébrées par les poëtes comme des divinités mortelles 2. Pour elles l'inflexible étiquette renonçait à ses usages les plus rigoureux ; et Segrais remarque comme une chose extraordinaire

1 Mémoires du duc DE MONTAUSIER, t. I, p. 83, 84, 86.

2 Lettres de feu BALZAC à CONRART, p. 26 et p. 215. MALHERBE, édit. de 1822, in-8°, p. 113. VOITURE, lettre, no 70, à mademoiselle de Rambouillet, t. I, p. 168, édit. de 1677, in-12. EGIDIL MENAGHI Poemata, 1663, p. 108. — LA MESNARDIÈRE, Poésies, 1656, in-folio, p. 89-109, 114 à 116.

pour son temps que les princesses allaient chez la marquise de Rambouillet, quoiqu'elle ne fût pas duchesse'.

Tous ceux qui fréquentaient l'hôtel de Rambouillet adoptèrent bientôt des manières plus nobles, un langage plus épuré, et exempt de tout accent provincial. Les femmes surtout, à qui plus de loisirs et une organisation plus délicate donnent un tact social plus prompt et plus fin, furent les premières à profiter des avantages que leur présentait cette fréquentation continuelle d'esprits cultivés et de personnes sans cesse occupées à imiter ce que chacune d'elles offrait de plus agréable, de plus propre à plaire à tous. Aussi celles qui étaient associées à ces réunions se faisaient promptement remarquer, et se distinguaient facilement de celles qui n'y étaient point admises. Pour montrer l'estime qu'on faisait d'elles, on les nomma les PRÉCIEUSES, les ILLUSTRES; titre dont ellesmêmes se paraient, et qui fut toujours donné et reçu comme une distinction honorable pendant le long espace de temps que l'hôtel de Rambouillet conserva son influence sur la société.

Puisque madame de Sévigné fut aussi une précieuse, ce serait ici le lieu d'étudier avec soin ce qui concerne les précieuses, et d'examiner les altérations que la marquise de Rambouillet et de Julie d'Angennes ont produites sur la société en France d'abord, sous le rapport des habitudes, et en quelque sorte du matériel de la vie sociale; ensuite, sur les devoirs qui prescrivent l'honneur et l'amitié entre des personnes que des inclinations semblables et le besoin de se voir réunissent souvent ensemble; puis sur les relations des deux sexes entre eux; et enfin sur

* SEGRAIS, (Euvres, édit. de 1755, t. II, p. 20.

le goût dans les ouvrages d'esprit, et sur les vicissitudes ou les progrès de la littérature et des arts. J'ai entrepris et exécuté cette tâche avec un esprit dégagé de tout préjugé favorable ou défavorable à des temps qui, quoique si loin de nous, n'ont trouvé jusqu'ici que des panégyristes outrés ou des détracteurs injustes. Mais ce tableau, trop étendu pour ne pas nous distraire de notre objet principal, trouvera sa place ailleurs.

Je vais seulement tâcher de donner, de la manière la plus brève et la plus rapide qu'il me sera possible, une idée de la société que madame de Rambouillet réunissait chez elle à l'époque où madame de Sévigné y fut introduite. Pour y parvenir, usons un instant du privilége des romanciers; et par une fiction, qui sera vraie jusque dans ses moindres détails, allons chercher la nouvelle mariée au milieu d'une de ces assemblées où elle a commencé à briller. Chaque trait de cette peinture sera justifié par des témoignages contemporains tracés par les mains mêmes des personnages qui vont entrer en scène; et des citations exactes donneront aux lecteurs les moyens d'en vérifier l'exactitude. Transportons-nous rue SaintThomas-du-Louvre, à l'hôtel de Rambouillet, qui, par sa façade intérieure, dominait par la vue le Carrousel et les Tuileries.

CHAPITRE V.

1644.

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Réunion à l'hôtel de Rambouillet. On doit entendre la lecture d'une pièce de Corneille. — Aspect que présente la chambre à coucher de madame de Rambouillet. - Noms et désignations des personnes qui s'y trouvaient assemblées. Voiture se fait attendre. - Dialogue à son sujet. — Aparté de Charleval et de Sarrasin.— Voiture entre. Reproches qu'on lui adresse. — Ses réponses. Il récite un rondeau. - Action de mademoiselle Paulet après cette lecture. Nouvel aparté de Charleval et de Sarrasin. - Observation de l'abbé de Montreuil sur Voiture. L'abbé de Montreuil récite un madrigal sur madame de Sévigné. — Dialogue au sujet de Ménage et de madame de Sévigné. Jard en attendant Corneille. sied.

On veut jouer à colin-mailIl entre avec Benserade.

On s'as

Corneille lit sa tragédie de Théodore, vierge et martyre. Effet qu'elle produit. Beaux vers que chacun en a retenus. Ceux que l'abbesse d'Yères avait inscrits sur ses tablettes sont lus par le jeune abbé Bossuet. Impression que produit cette lecture. Opinion de chacun en se retirant.

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C'était dans une matinée d'automne de l'année 1644; le soleil de midi dardait sur les fenêtres de la chambre à coucher de madame de Rambouillet. Les rideaux de soie, bleus comme l'ameublement, n'y laissaient pénétrer qu'un demi-jour azuré. Une nombreuse société, convoquée pour entendre la lecture d'une nouvelle pièce de Corneille, s'y trouvait rassemblée. Un grand paravent, tiré entre la porte et la cheminée, formait dans la chambre même une chambre intérieure 1. Si on y était entré sans être prévenu qu'on devait y trouver une brillante réunion, cette chambre eût

I

ISOMAIZE, Procès des Précieuses, 1660, p. 47.

paru déserte; et en regardant devant soi on n'y eût vu qu'une seule femme, grande, forte, bien faite, non pas très-jeune, mais encore très-belle, occupée à regarder dans la rue à travers les rideaux, qu'elle entr'ouvrait légèrement. C'était mademoiselle Paulet, que ses beaux yeux, son regard vif et fier, sa chevelure d'un blond ardent, l'impétuosité de son caractère et l'énergie de ses affections avaient fait surnommer la Lionne. La marquise de Rambouillet l'avait depuis longtemps admise dans sa familiarité, et elle lui servait habituellement de secrétaire 1. Mais un mélange des plus suaves odeurs, qui s'exhalait de l'alcôve avec un bruit confus de voix, aurait aussitôt forcé les yeux de se tourner vers la droite; et à travers les colonnes dorées de cette alcôve, sous sa voûte, ornée d'ingénieuses allégories sur l'hymen, l'amour, le sommeil et l'étude, on eût aperçu une troupe folâtre de jeunes femmes et de jeunes gens, qui, par la quantité de plumes et de rubans dont ils étaient chargés, ressemblaient à un parterre de fleurs, dont les couleurs vives et variées éclataient dans l'ombre.

En s'approchant, on eût bientôt distingué l'élite de la société de Paris et de la cour, réunie ou plutôt resserrée dans la vaste ruelle de madame de Rambouillet. On eût reconnu la princesse de Condé, accompagnée de sa fille, qui devint peu après duchesse de Longueville; elle causait avec la marquise de Rosembault: la duchesse d'Aiguillon parlait bas à l'oreille de la marquise de Vardes, qui avait près d'elle madame du Vigean; la marquise de Sablé s'entretenait avec madame de Cornuel; madame de la Vergne tenait la main de sa jeune fille, depuis si célèbre sous le

I VOITURE, Œuvres, édit. de 1677, t. I, p. 28, 40, 42, 44, 46, 52, 54, 61, 77, 79.—TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. I, p. 196 à 204.

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