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CHAPITRE VIII.

1644 1646.

La vie des particuliers est subordonnée aux événements publics. Des causes de la guerre qui forçaient Bussy, ainsi que toute la jeune noblesse, à s'éloigner tous les ans de la capitale pendant la belle saison. Le marquis de Sévigné n'obtient la lieutenance de la ville de Fougères qu'après son mariage. Lettre de Montreuil à madame de Sévigné, qui le prouve. Le marquis de Sévigné conduit sa femme à sa terre des Rochers. Description de cette terre, du château, des pays qui l'environnent, et de ses habitants. Monsieur et madame de Sévigné y passent une année entière. Bussy, après la campagne, se rend à sa terre de Forléans. revient à Paris, et, en commun avec Lenet, il écrit une épître en prose et en vers à madame de Sévigné. Dévouement de Lenet pour la maison de Condé. - Bussy se brouille avec Lenet.-Pourquoi on doit se défier du jugement qu'il en porte. Bussy part pour l'armée, et s'y distingue; il écrit à madame de Sévigné.

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Cette mystérieuse providence qui régit les États, les élève ou les abaisse, les trouble ou les calme, accroît leur prospérité ou les précipite vers leur chute, entraîne aussi dans leurs révolutions les destinées des individus, et y subordonne leur existence. De même que la connaissance des faits généraux de l'histoire ne peut résulter que de celle des faits particuliers à ceux qui y jouent les principaux rôles, la vie des personnes les plus étrangères à l'ambition et au tourbillon des affaires a besoin, pour être comprise, qu'on la replace au milieu des grands événements qui se sont passés de leur temps.

A l'époque du mariage de madame de Sévigné, l'Angleterre était agitée par cette terrible lutte qui devait la pre

mière donner l'exemple d'une tête royale tombant sous la hache du bourreau. Déjà la reine d'Angleterre, fille de Henri IV, avait été obligée de s'enfuir, et de chercher un refuge à Paris. La maison d'Autriche, que le génie de Richelieu avait comprimée, crut trouver par la mort de ce grand ministre une occasion favorable de ressaisir l'influence qu'elle avait perdue. L'Espagne, malgré l'épuisement de ses finances et le peu de talent de ceux qui la gouvernaient, aspirait toujours, comme sous Charles-Quint, à la domination de l'Europe; et ces hautes prétentions s'y perpétuaient comme par tradition. De même que dans un grand seigneur déchu l'orgueil de la naissance et le souvenir de sa fortune lui inspirent des projets et lui font conserver une attitude au-dessus de sa condition présente, ainsi, voulant mettre à profit la faiblesse et la confusion inséparables des premiers moments d'une minorité, l'Espagne avait, malgré les négociations de paix qu'on continuait à Munster, recommencé la guerre contre la France; mais elle rencontra Condé et Turenne, et devant ces deux jeunes et grands capitaines la réputation des guerriers de CharlesQuint et des bandes espagnoles s'éclipsa pour toujours.

C'est cette guerre qui forçait toute la jeune noblesse de voler aux frontières, et de quitter après chaque hiver les délices de la capitale ou de la cour. C'est aussi la même cause qui arrachait chaque année Bussy à ses intrigues amoureuses, et le forçait, par le changement de résidence, à en renouer tous les ans de nouvelles. Le marquis de Sévigné ne paraît pas avoir éprouvé ni le même besoin de gloire ni la même ambition; il chercha, au contraire, à s'éloigner du théâtre des combats, et sollicita la lieutenance de Fougères, petite ville de Bretagne, assez rapprochée de sa terre des Rochers. Une lettre de l'abbé de

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Montreuil à la marquise de Sévigné, qu'elle reçut à Paris, au retour d'un de ses voyages de Bretagne, semble prouver que le marquis de Sévigné n'obtint le commandement de Fougères que par suite et en considération de son mariage.

LETTRE DE L'ABBÉ DE MONTREUIL

A LA MARQUISE DE SÉVIGNÉ.

« Comme votre mérite ne saurait demeurer plus longtemps en un même lieu sans éclat, il court un bruit que vous êtes à Paris. Je ne le saurais croire : c'est une des choses du monde que je souhaite le plus, et ces choses-là n'arrivent point. J'envoie pourtant au hasard savoir s'il est vrai, afin qu'en ce cas je ne sois plus malade. Ce ne sera pas le premier miracle que vous aurez fait; dans votre illustre race, on les sait faire de mère en fils. Vous savez que madame de Chantal y était fort sujette; et tous les honnêtes gens qui vous voient et qui vous entendent demeurent d'accord que monsieur son fils, qui était votre père, a fait un grand miracle. Je vous supplie donc, si vous êtes de retour, de ne vous point faire celer afin que j'aie le plaisir de me porter bien et l'honneur de vous voir. C'est une grâce que je crois mériter autant qu'autrefois, puisque je suis aussi étourdi, aussi fou, et disant les choses aussi mal à propos que jamais. Je ne songe pas qu'encore que je ne sois pas changé, vous pourriez bien être changée et, au lieu de la lettre monosyllabe que je reçus de vous l'an passé, dans laquelle il y avait oui, m'en envoyer une de même longueur, où il y aurait non. Je suis, avec tout le sérieux et le respect dont je suis capable (le premier n'est pas grand, l'autre si ),

« Votre très-humble serviteur, DE MONTREUIL. »

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POST-SCRIPTUM. « J'ai oublié à mettre des madame dans ma lettre; et à présent que vous êtes lieutenante de Fougères, c'est une grande faute. Tenez donc, en voilà trois; distribuez-les aux endroits qui vous sembleront en avoir plus de besoin, madame, madame, madame '. »

Cette lettre justifie un peu l'épithète de fou qu'on avait donnée à Montreuil dans la société. Mais c'est là un rôle que la jeunesse avisée se plaît souvent à jouer auprès des jeunes femmes, pour accroître encore le privilége qui lui est accordé de se montrer indiscrète. Le marquis de Sévigné, pressé sans doute d'aller exercer sa nouvelle charge, conduisit au printemps de l'année 1645 sa femme en Bretagne, à sa terre des Rochers, située à une lieue et demie au sud-est de Vitré. Ce lieu, où depuis madame de Sévigné a fait des séjours si fréquents et si prolongés, où elle a écrit un si grand nombre de ses lettres, est dans un vallon au fond duquel coule un bras de rivière, un des affluents de la Vilaine. On s'y rend de Vitré par une chaussée pavée en grosses et larges pierres, qui annoncent la richesse et la puissance des anciens seigneurs. Le pays est ombragé de hêtres, de chênes, de châtaigniers, qui croissent avec vigueur sur les flancs des murs de terre qui entourent les propriétés dans cette partie de la Bretagne. Le château est situé sur un vaste plateau, d'où la vue ne s'étend pas à une demi-lieue. Cette vue est bornée par un terrain inégal et ondulé, et par des champs subdivisés en une multitude de clôtures formées par des haies, entourées de fossés, de parapets et d'épines, et bordées encore par d'immenses bouquets d'arbres qu'on

'MONTREUIL, Œuvres, édit. 1671, p. 4; édit. 1656, p. 5.

ne prend jamais soin d'émonder. D'aucun côté on n'aperçoit de rochers, ce qui semble démontrer que le nom de ce domaine a une autre étymologie que la signification habituelle du mot qui sert à le désigner'.

Le château, qui subsiste encore, avait lorsque madame de Sévigné s'y transporta pour la première fois déjà près de trois cents ans d'antiquité. L'escalier en limaçon est pratiqué dans une tour, et le corps de logis est flanqué de deux autres tours, bordées toutes deux de têtes gothiques, de figures grossières, depuis la naissance du toit jusqu'au sommet. L'aspect du sol est en harmonie avec celui de cet antique édifice; et un académicien, qui le visita en 1822, nous dépeint les champs qui l'environnent, enclos, couverts de genêts, n'offrant que des landes stériles ou les traces d'une agriculture négligée; et une race d'habitants à membres courts et trapus, le teint jaune, les yeux noirs, les cheveux longs et tombants, revêtus d'un manteau de chèvre ou de brebis. Ils logent dans des maisons aussi mal soignées que leur corps; hommes, femmes et enfants couchent au-dessous les uns des autres dans des armoires à grands tiroirs, souvent en face de la vache ou du mouton qui passent la tête par le treillis mitoyen, entre la portion d'habitation destinée à l'étable et celle qui forme leur unique chambre.

Ce séjour était bien triste et bien sauvage pour une jeune femme habituée aux bosquets de Livry, aux magnifiques hôtels de la capitale, aux salons somptueux du

' NICOT, Thresor de la Langue Françoyse, 1606, in-folío, p. 572 et 673, aux mots Roc ou Rochier. - TALLEMANT DES RÉAUX, Historietles, t. II, p. 425.

2 DUREAU DE LA MALLE, Lettres sur les Rochers de madame de Sévigné; Paris, 1822, in-8°, p. 6, 7 et 9.

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