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Un chien de cour l'arrête; épieux et fourches-fières1 L'ajustent de toutes manières.

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« Que veniez-vous chercher en ce lieu? » lui dit-on. Aussitôt il conta l'affaire.

<< Merci de moi! lui dit la mère;
Tu mangeras mon fils! L'ai-je fait à dessein
Qu'il assouvisse un jour ta faim ? »
On assomma la pauvre bête.

Un manant lui coupa le pied droit et la tête.
Le seigneur du village à sa porte les mit;
Et ce dicton picard à l'entour fut écrit:

<< Biaux chires Leups, n'écoutez mie
Mère tenchent chen fieux qui crie *. »

LA FONTAINE.

(Livre IV, fable xvi.)

Le Fagot.

<< Mes chers fils, avant que je meure, Disait certain vieillard qui n'était pas un sot, Pour tout mon testament je veux que ce fagot De mes sages leçons vous donne la meilleure. Un fagot? direz-vous. Quand d'un ton magistral Ésope dans son temps débitait sa morale, C'était un chien, un chat, un loup, une cigale, Un âne, enfin c'était toujours quelque animal Qui nous prêchait le bien ou corrigeait le mal. Mais un fagot, bons dieux! Vous voilà bien en peine. Oui, vous dis-je, un fagot que je viens de lier. Je veux que tour à tour chacun de vous le prenne Et tâche de le rompre entier.

Vous, Lubin, le cadet, essayez le premier ».

1. Fourches de fer à deux dents qui servent à charger les gerbes de blé ou les bottes de foin.

2. En français moderne :

Beaux sires loups, n'écoutez pas

Mère tançant son fils qui crie.

Lubin prend le fagot, mais en vain il s'efforce:
Tous ses essais sont superflus,

Et ses bras n'en font pas rider la moindre écorce.
Colas le prend après, Colas aux reins râblus:
Mais il n'y fait que de l'eau claire,

Et Jaquet qui pensait mieux faire
N'en faisait pas plus.

Robin, que pour sa force on craignait au village,
Restait et, se moquant, dit : « Vous êtes des sots
Et, ce fagot fût-il le Roland des fagots,
Il en aura menti : je gage

Que d'un coup de genou je lui brise les os. >>>
A ces mots il l'empoigne, et, l'échine pliée,
Mord sa lèvre, et serrant du bras
Contre un de ses genoux la fascine appuyée,
La fait un peu plier, mais il ne la rompt pas.
<< Oh bien! dit alors le bonhomme,
Déliez ce fagot, je vais vous montrer comme
Vous en viendrez bientôt à bout. »

Le fagot délié, le bonhomme divise

En quatre égales parts le tout,

Puis chacun aisément rompt la part qu'il a prise.
« Eh bien, comprenez-vous,
Reprit alors le sage père,

Des leçons du fagot l'ingénieux mystère?
Si vous êtes toujours unis,

Vos ennemis en vain chercheront à vous nuire:
Mais, si par un esprit jaloux

Vous rompez les accords que j'ai mis entre vous,
C'est le moyen de vous détruire. »

LE NOBLE.
(Contes.)

Le Vieillard et ses Enfants.

Toute puissance est faible, à moins que d'être unie: Écoutez là-dessus l'esclave de Phrygie.

Un vieillard près d'aller où la mort l'appelait :
<< Mes chers enfants, dit-il (à ses fils il parlait),
Voyez si vous romprez ces dards liés ensemble;
Je vous expliquerai le nœud qui les assemble. »
L'aîné les ayant pris, et fait tous ses efforts,
Les rendit, en disant : « Je le donne aux plus forts. »
Un second lui succède, et se met en posture,
Mais en vain. Un cadet tente aussi l'aventure.
Tous perdirent leur temps; le faisceau résista:
De ces dards joints ensemble un seul ne s'éclata.
<< Faibles gens ! dit le père, il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en semblable rencontre. »
On crut qu'il se moquait; on sourit, mais à tort:
Il sépare les dards, et les rompt sans effort.

« Vous voyez, reprit-il, l'effet de la concorde :
Soyez joints, mes enfants; que l'amour vous accorde. »
Tant que dura son mal, il n'eut autre discours.
Enfin, se sentant près de terminer ses jours:

<< Mes chers enfants, dit-il, je vais où sont nos pères ; Adieu promettez-moi de vivre comme frères;

Que j'obtienne de vous cette grâce en mourant. »
Chacun de ses trois fils l'en assure en pleurant.

Il prend à tous les mains; il meurt; et les trois frères
Trouvent un bien fort grand, mais fort mêlé d'affaires.
Un créancier saisit1, un voisin fait procès;

D'abord notre trio s'en tire avec succès.

Leur amitié fut courte autant qu'elle était rare.
Le sang les avait joints; l'intérêt les sépare:
L'ambition, l'envie, avec les consultants 2,
Dans la succession entrent en même temps.
On'en vient au partage, on conteste, on chicane:
Le juge sur cent points tour à tour les condamne.
Créanciers et voisins reviennent aussitôt,

Ceux-là sur une erreur, ceux-ci sur un défaut.

1. Terme de jurisprudence. Saisir, c'est s'emparer, par autorité de justice, des biens d'un débiteur.

2. Les avocats, les hommes d'affaires.

Les frères désunis, sont tous d'avis contraire :
L'un veut s'accommoder, l'autre n'en veut rien faire.
Tous perdirent leur bien, et voulurent trop tard
Profiter de ces dards unis et pris à part.

LA FONTAINE,

(Livre IV, fable xviii.)

Le Bûcheron et Mercure.

Du temps d'Esope était un pauvre homme villageois, natif de Gravot1, nommé Collatris, abatteur et fendeur de bois, et en ce bas état gagnant cahin caha2 sa pauvre vie. Advint qu'il perdit sa cognée. Qui fut bien fâché et marri3? ce fut lui. Car de sa cognée dépendait son bien et sa vie; par sa cognée vivait en honneur et réputation entre tous riches bûcheteurs; sans cognée mourait de faim. La Mort, six jours après, le rencontrant sans cognée, avec son dail'l'eût fauché et cerclé 5 de ce monde. En cet estrif commença crier, prier, implorer, invoquer Jupiter par oraisons moult disertes' (comme vous savez que nécessité fut inventrice d'éloquence), levant la face vers les cieux, les genoux en terre, la tête nue, les bras hauts en l'air, les doigts des mains écarquillés, disant à chacun refrain de ses suffrages, à haute voix, infatigablement : << Ma cognée, Jupiter; ma cognée, ma cognée! Rien plus,

1. Village près de Chinon (Indre-et-Loire), dans le pays de Rabelais.

2. Tant bien que mal.

3. Marri fâché et repentant.

4. Vieux mot français: une faux. La Mort, de même que le Temps, cst souvent représentée armée d'une faux.

5. Cerclé mis pour sarclé : « Les Indiens, à leur tour, arrachent la vie à une foule de Français et sarclent le champ de bataille. >> 6. En ce tourment.

7. Oraisons moult disertes: prières très éloquentes.

8. Suffrages: prières. Menus suffrages, courtes oraisons récitées à la fin de l'office.

Jupiter, que ma cognée, ou deniers pour en acheter une autre. Hélas! ma pauvre ognée! »

Jupiter tenait conseil sur certaines urgentes affaires, et lors opinait la vieille Cybèle1, ou bien le jeune et clair Phoebus, si voulez. Mais tant grande fut l'exclamation de Collatris, qu'elle fut en grand effroi ouïe en plein conseil et consistoire des dieux.

3

Quel diable, demanda Jupiter, est là-bas, qui hurle si horrifiquement? Voyez, Mercure, qui c'est: et sachez qu'il demande. >>

Mercure regarde par la trappe des cieux, par laquelle ce que l'on dit ici-bas en terre ils écoutent; et semble proprement à un escoutillon de navire: Icaromenippe' disait qu'elle semble à la gueule d'un puits. Et voit que c'est Collatris qui demande sa cognée perdue; et en fait le rapport au conseil.

«< Vraiment, dit Jupiter, nous en sommes bien . Nous, à cette heure, n'avons autre faciende que rendre cognées perdues? Si faut-il lui rendre. Cela est écrit ès destins, entendez-vous? Aussi bien comme si elle valut le duché de Milan. A la vérité, sa cognée lui est en tel prix et estimation, que serait à un roi son royaume. Çà, çà, que cette cognée soit rendue! Qu'il n'en soit plus

1. Cybèle, déesse de la Terre, était adorée sous le nom de Rhéa. Elle épousa Saturne et fut mère de Jupiter, Neptune et Pluton. Les fêtes qu'on donnait en son honneur consistaient en processions et danses bruyantes, auxquels les Romains ajoutèrent des jeux, des représentations théâtrales.

Les poètes souvent font allusion à l'antique Cybèle: la Terre. 2. Phœbus Apollon, dieu bienfaisant de la lumière. Il conduisait le char du Soleil, attelé de quatre chevaux blancs comme la neige.

3. Consistoire assemblée de cardinaux convoquée et présidée par le pape. Ici, conseil des dieux.

4. Petite écoutille; trappe pratiquée dans le pont d'un navire pour descendre dans l'entrepont.

5. Personnage de l'un des Dialogue des Morts, de Lucien.

6. Familièrement : nous voilà bien! dans quel embarras sommesnous !

7. De facere, faciendum: chose à faire.

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