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Oh! non. Le petit soldat de France n'est pas mort. Voyez-le redresser sa tête où l'indignation fait remonter un peu de vie. Son œil s'anime, sa narine se gonfle. Il lui semble que l'air est moins lourd et qu'il respire mieux.

Un rayon de soleil d'hiver, rose et pâle, se traîne sur la terre saccagée ; et, pendant qu'il admire ce triste couchant qui prend pour lui des lueurs d'aurorė, voilà que, sous sa main étendue, la neige, fondant à la chaleur, laisse passer une pointe verte, un petit brin de blé en herbe.

O miracle de vie! le blessé se sent renaître. Appuyé de ses deux mains à la terre de la patrie, il essaye de se redresser. De loin, les trois corbeaux le guettent, prêts à. partir; et, lorsqu'ils le voient debout, cherchant autour de lui, d'un geste qui tremble encore, ses armes abandonnées, ils s'enlèvent ensemble et remontent vers le Nord déjà plein de nuit.

On entend dans le ciel des chocs d'ailes terribles et des claquements de becs. C'est un vol pressé, tumultueux, où il y a de la peur et de la colère. On dirait des bandits qui ont manqué leur coup, et qui se battent entre eux en fuyant. A. DAUDET.

(Contes.)

Joyaux d'honneur.

La France, dans ce siècle, eut deux grandes épées,
Deux glaives, l'un royal et l'autre féodal,

Dont les lames d'un flot divin furent trempées :
L'une a pour nom Joyeuse, et l'autre Durandal.

Roland eut Durandal, Charlemagne a Joyeuse,
Sœurs jumelles de gloire, héroïnes d'acier,
En qui vivait du fer l'âme mystérieuse,
Que pour son œuvre Dieu voulut s'associer.

Toutes les deux dans les mêlées
Entraient jetant leur rude éclair,
Et les bannières étoilées

Les suivaient en flottant dans l'air!
Quand elles faisaient leur ouvrage,
L'étranger frémissant de rage,
Sarrasins, Saxons ou Danois,
Tourbe hurlante et carnassière,
Tombait dans la rouge poussière
De ces formidables tournois !

Durandal a conquis l'Espagne;
Joyeuse a dompté le Lombard;
Chacune, à sa noble compagne,
Pouvait dire :<«Voici ma part! »
Toutes les deux ont, par le monde,
Suivi, chassé le crime immonde,
Vaincu les païens en tout lieu;
Après mille et mille batailles,
Aucune d'elles n'a d'entailles,
Pas plus que le glaive de Dieu !

Hélas! la même fin ne leur est pas donnée :
Joyeuse est fière et libre après tant de combats,
Et quand Roland périt dans la sombre journée,
Durandal des païens fut captive là-bas!

Elle est captive encor, et la France la pleure;
Mais le sort différent laisse l'honneur égal,

Et la France, attendant quelque chance meilleure,
Aime du même amour Joyeuse et Durandal1 !

HENRI DE BORNIER.

(La Fille de Roland. - Dentu.)

1. Au jugement de Charlemagne, Durandal valait une armée, Roland avait conquis sa bonne épée sur un prince païen, Iliaumont, fils d'Agolant, qui l'avait dérobée.

Nouv. lectures littéraires.

DEUXIÈME PARTIE

LES FABLES

L'Apologue est un don qui vient des Immortels;
Ou, si c'est un présent des hommes,

Quiconque nous l'a fait mérite des autels :

Nous devons tous, tant que nous sommes,
Ériger en divinité

Le Sage par qui fut ce bel art inventé.

C'est proprement un charme : il rend l'âme attentive,

Ou plutôt il la tient captive,

Nous attachant à des récits

Qui mènent à son gré les cœurs et les esprits.

LA FONTAINE.

Les Fables de La Fontaine.

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Laissons aux devanciers de La Fontaine, d'accord en cela avec lui, - l'avantage d'avoir inventé les sujets qu'il leur emprunte, si tant est qu'ils aient inventé ce qu'ils avaient eux-mêmes emprunté à tout le monde. Pour lui, il a donné à ces sujets l'âme et la vie. Ésope est souvent sec; Phèdre, abstrait. Les fabliaux du moyen âge ne sont que des satires: les animaux y sont des hommes mal déguisés; à chaque instant leur masque les trahit. La Fontaine a revêtu de ses grâces la nudité d'Esope, égayé de son enjouement la sévérité de Phèdre, ramené les fabliaux à l'objet de la fable.

Il l'a dit lui-même : sa fable est un drame à cent actes

divers. Il n'écrit pas, il peint. C'est compère le Renard, c'est Jeannot Lapin, c'est dame Belette, c'est le Singe et le Chat qui sont là, sous nos yeux, dans leur attitude naturelle, avec leurs mœurs et leurs passions. Le Bonhomme avait raison de proposer son premier Recueil, comme «< un traité d'histoire naturelle bon pour les enfants ». On a pu dire, sans paradoxe, que ses descriptions étaient plus exactes que celles de Buffon. Il a vécu dans le commerce des animaux; il connaît leur langage; il les interroge et les écoute; il les aime. Un soir, tandis qu'on l'attend pour se mettre à table, il assiste aux funérailles d'une fourmi, suit son convoi et reconduit chez eux les membres de la famille.

Nul doute, d'ailleurs, qu'à travers le spectacle que lui offrent les bêtes, La Fontaine n'ait d'autres vues. « Je me sers d'animaux, dit-il, pour instruire les hommes ». Mais les animaux seuls sont en scène. C'est au lecteur de retrouver dans la peinture de leurs passions la comédie humaine.

Naturellement aussi, tandis qu'il songe à instruire les hommes, le clairvoyant observateur, qui ne s'endort que là où il n'a rien à regarder, ne détourne pas les yeux de ce qui se passe autour de lui, et il n'est pas homme à se refuser une malice. Il connaît le roi, les seigneurs, les bourgeois, les manants de son siècle et de son pays. Mais sa fable n'est pas une satire, comme on a essayé de le démontrer; elle ne devient telle qu'en passant, malgré lui, par accident. La Fontaine vise plus haut. Les traits qu'il relève dans ses contemporains sont les traits communs à l'humanité.

On a souvent agité cette question La Fontaine a-t-il une morale? « Dites à un enfant, écrit-il dans la préface de son premier recueil, que Crassus1, allant contre

1. Patricien romain le plus riche de son temps; triumvir avec Pompée et César. Nommé gouverneur de Syrie, il s'engagea dans une guerre contre les Parthes et fut assassiné dans une entrevue

les Parthes', s'engagea dans leur pays sans considérer comment il en sortirait; que cela le fit périr, lui et son armée, quelque effort qu'il fit pour se retirer. Dites au même enfant que le Renard et le Bouc descendirent au fond d'un puits pour y éteindre leur soif; que le Renard en sortit, s'étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d'une échelle; qu'au contraire, le Bouc y demeura pour n'avoir pas eu tant de prévoyance; et que, par conséquent, il faut considérer en toutes choses la fin. Je vous demande lequel de ces deux exemples fera le plus d'impression sur cet enfant. >>> Telle est sa méthode. C'est dans l'exemple qu'il place l'enseignement de la fable. La morale ou la moralité sert à la résumer; elle n'en est pas l'indispensable formule. Aussi, tandis qu'Esope va droit à la maxime, tandis que, chez Phèdre, la maxime est, invariablement aussi, le point de départ ou le but, dans La Fontaine elle occupe toutes les places, à la fin, au commencement, au milieu. Certaines fables n'en ont pas; il y en a qui en ont deux; il y en a où l'on ne saisit pas d'abord le lien qui l'unit au récit. Rien de moins régulier; ajoutons rien de moins dogmatique. La Fontaine est un observateur de génie, mais un simple observateur.

Napoléon, à Sainte-Hélène, s'étonnait qu'on fît apprendre aux enfants la fable du Loup et de l'Agneau. Dans un élan de tardive sympathie pour la faiblesse, il aurait voulu qu'en dévorant l'agneau le loup s'étranglât. La Fontaine avait vu, de son temps, des loups dévorer des agneaux sans s'étrangler, et il le dit. Réformer le monde

qu'il avait acceptée avec le chef de l'armée enncinie (an 55 av. J.-C.). Le roi Orodes lui coupa la tête, fit fondre de l'or, et, lui versant dans la bouche le métal en fusion, lui dit : « Rassasie-toi de ce métal dont tu as été si avide pendant ta vie. »

1. Peuple de l'Asie établi au sud-est de la mer Caspienne. Les Parthes étaient renommés comme cavaliers et comme archers; ils vivaient presque toujours à cheval, et c'était en fuyant qu'ils étaient le plus redoutables, attirant l'ennemi sur leurs traces et lui décochant une nuée de flèches. De là l'expression, lancer la flèche du Parthe décocher un trait piquant au moment où l'on se retire.

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