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Tout à coup, au milieu de ce silence morne

Qui monte et qui s'accroît de moment en moment,
S'élève un formidable et long rugissement !

C'est le lion.

Il vient, il surgit où vous êtes,
Le roi sauvage et roux des profondeurs muettes!

Il vient de s'éveiller comme le soir tombait,
Non, comme le loup triste, à l'odeur du gibet,
Non, comme le jaguar, pour aller dans les havres
Flairer si la tempête a jeté des cadavres,
Non,comme le chacal furtif et hasardeux,

Pour déterrer la nuit les morts, spectres hideux,
Dans quelque champ qui vit la guerre et ses désastres;
Mais pour marcher dans l'ombre, à la clarté des astres,
Car l'azur constellé plaît à son œil vermeil;
Car Dieu fait contempler par l'aigle le soleil,
Et fait par le lion regarder les étoiles.

Il vient, du crépuscule il traverse les voiles.
Il médite, il chemine à pas silencieux,

Tranquille et satisfait, sous la splendeur des cieux;
ll aspire l'air pur qui manquait à son antre;

Sa queue à coups égaux revient battre son ventre,
Et dans l'obscurité qui le sent approcher,
Rien ne le voit venir, rien ne l'entend marcher.

VICTOR HUGO.
(Les Châtiments.)

Les chênes.

Le bois antique et jeune encore
Dans sa beauté calme apparaît,
Empourpré de lueurs d'aurore:
Salut, chênes de la forêt!

Vous vivez entre deux abîmes,
Plongeant du pied sous le sol dur,

Et portant vos têtes sublimes
Au cœur de l'immortel azur.

Vous avez la grâce et la force,
Car les oiseaux vous font chanter,
Et sur votre rugueuse écorce
L'effort du temps vient avorter.

Aussi, malgré la bise noire,
L'hiver nu, le stérile été,

Vous portez fièrement la gloire
De votre verte éternité!

MAURICE BOUCHOR. (Chansons joyeuses.)

Le glacier du Rhône.

Nous approchions du glacier où le Rhône prend sa source. Le grand fleuve, que nous avons vu s'épancher dans l'azur de la Méditerranée par un delta d'embouchures, et dont nous connaissons presque tout le cours, est là bien petit et bien jeune encore; mais c'est un enfant gâté, un mauvais garçon qui se débat, trépigne, hurle et montre déjà l'impétuosité de son caractère. Il est tout sale et barbouillé, car il ne s'est pas lavé la figure dans cette belle cuvette du Léman, où il se décrasse de son limon. Il s'échappe parmi les pierrailles, roulant presque autant de terre et de cailloux que de flots, et emmène souvent ses rives avec lui. Tout ce fond est marécageux l'été, et, l'hiver, les lavanges1 y descendent des. montagnes voisines, recouvrant quelquefois à demi le village d'Obergestein.

Le glacier se découvrit bientôt dans toute sa magnificence; mais n'anticipons pas sur les descriptions que

1. Nom donné, dans les Alpes et les Pyrénées, aux torrents de boue et de pierres qui descendent des montagnes après les orages.

nous devons en faire et entrons, pour nous réchauffer, dans l'hôtel situé au pied de la montagne, un vaste et bel hôtel, caravansérail1 des touristes, au milieu de ce désert de glace. On nous servit du thé bien chaud, près d'un poêle allumé dont les bouffées soufflaient une tiède haleine, plus agréable que la bise coupante de la vallée. C'est une sensation rare que de se chauffer avec plaisir au milieu du mois d'avril.

A quelques pas de l'auberge, le glacier du Rhône, qui ferme le fond de la vallée, se dresse comme un immense mur de cristal. Aucun glacier ne cause cette impression. L'œil le saisit d'un coup et l'embrasse de la base au sommet. Il s'épanche entre deux montagnes, le Galenstock et le Grimsel, mais d'un seul jet. Figurez-vous une chute du Niagara figée. Le fleuve de glace qui prend sa source cinq ou six lieues plus loin, sur les cimes éternellement neigeuses, descend jusqu'au déversoir de granit et tombe tout d'un morceau comme une nappe de verre. En bas, les blocs qui se rebroussent et se brisent en éclats simulent, à s'y méprendre, les bouillonnements et les rejaillissements de l'écume. Puis le fleuve gelé, après ce tumulte de remous et de tourbillons immobiles, s'étale dans le cirque creusé au pied des montagnes, et les stries des glaces lui donnent l'apparence d'une eau qui ondule et remue; mais tout à coup le fleuve s'arrête, laissant voir par la tranche ses blocs d'une transparence bleuâtre. Dans cette tranche s'ouvre une espèce de grotte d'azur qui rappelle la source de l'Aveyron. Le Rhône en jaillit, trouble et terreux, et se met aussitôt à courir, à travers les débris des moraines, dans une sorte de bas-fonds marécageux. Estce là bien véritablement la source du Rhône? M. de Saussure la voyait dans trois torrents tombant de plus

1. Bâtiment servant à abriter les voyageurs, les caravanes en Orient. Par extension, toute hôtellerie.

2. Amas de pierres, débris de rochers qui bordent le pied de tous les grands glaciers.

3. Savant physicien et géologue, né à Genève. Le premier, il gravit le mont Blanc en compagnie du pâtre Jacques Balmat (1788).

haut, et qui passent sous le glacier, d'où ils ressortent mêlés ensemble avec le nom du fleuve.

L'extrême déclivité du glacier, qui lui donne l'air d'une cascade, a cet avantage d'empêcher les terres et les poussières flottantes d'y séjourner. Aussi est-il d'une couleur bien plus pure que la mer de glace au Montanvert. Les blocs ont gardé leur blancheur et n'offrent pas ces froides teintes, d'un gris verdâtre, qui salissent ordinairement les glaciers.

Du petit pont de bois d'où nous contemplions ce spectacle merveilleux, nous voyions des touristes se suivant par files, et précédés de leurs guides, traverser la partie plane du glacier. Ces petites quilles noires, à peine perceptibles, nous servaient d'échelle de proportion, et nous démontraient l'énormité de ces blocs de glace et de roche. On perd aisément, dans les montagnes, le sentiment des grandeurs réelles et surtout des distances.

On vint nous appeler pour monter en voiture. Notre voiturin avait bien fait les choses: nous allions escalader le glacier du Rhône à quatre chevaux. La route, taillée dans les flancs du Galenstock où elle trace d'innombrables lacets, vient, à plusieurs reprises, toucher presque le bord du glacier sur lequel on plonge comme d'un balcon de théâtre. On voit les crevasses de ses flancs, l'entassement singulier de ses blocs, les cavernes d'un bleu vert qui s'y creusent, l'on apprécie tous les détails de cette énorme masse que voilait le lointain de la perspective. La ligne de la chute se dessinait sur le ciel avec une netteté étincelante; mais si d'en bas elle paraissait horizontalement unie, de près elle se hérissait d'aiguilles et de cristaux, aux déchiquetures bizarres, qu'un rayon de soleil faisait briller comme des pierres précieuses: c'était superbe, au delà de tout rêve et de toute description.

THEOPHILE GAUTIER.

(Les Vacances du lundi. Charpentier, édit.)

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La Voulzie.

S'il est un nom bien doux, fait pour la poésie,
Oh! dites, n'est-ce pas le nom de la Voulzie?

La Voulzie 1, est-ce un fleuve aux grandes îles? non;
Mais, avec un murmure aussi doux que son nom,
Un tout petit ruisseau coulant visible à peine;
Un géant altéré le boirait d'une haleine;
Le nain vert Obéron 2, jouant au bord des flots,
Sauterait par-dessus sans mouiller ses grelots.
Mais j'aime la Voulzie et ses bois noirs de mûres,
Et dans son lit de fleurs ses bonds et ses murmures.
Enfant, j'ai bien souvent, à l'ombre des buissons,
Dans le langage humain traduit ces vagues sons;
Pauvre écolier rêveur, et qu'on disait sauvage,
Quand j'émiettais mon pain à l'oiseau du rivage,
L'onde semblait me dire : « Espère! aux mauvais jours
Dieu te rendra ton pain. » Dieu me le doit toujours!
Pourtant je te pardonne, ô ma Voulzie! et même,
Triste, tant j'ai besoin d'un confident qui m'aime,
Me parle avec douceur et me trompe, qu'avant
De clore au jour mes yeux battus d'un si long vent,
Je veux faire à tes bords un saint pèlerinage,
Revoir tous les buissons si chers à mon jeune âge,
Dormir encor au bruit de tes roseaux chanteurs,
Et causer d'avenir avec tes flots menteurs.

HÉGÉSIPPE MOREAU.
(Le Myosotis.)

1. Petite rivière qui arrose Provins (Seine-et-Marne), lieu où s'écoula l'enfance d'Hégésippe Moreau.

2. Roi des génies de l'air et époux de Titania, déesse des songes.

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